1.6 - Sur le mur
Si la grissaille des jours ternes estompe mon enfer blanc, seule la nuit l’occulte complètement. Je nourris pour le noir un sentiment indécis. Je ne dirais pas vraiment que j’apprécie en broyer mais, avec le temps, l’habitude a atteint le seuil du réconfort. Combien de fois ai-je songé comme j’aimerais rester dans l’ombre, que nul ne me remarque ni ne me pointe du doigt ? Si j’annonçais à la psy que je voulais mourir pour m’offrir, tout entière, au noir le plus intense, corserait-on la dose de mes pastilles de joie ?
Il fait nuit et je souris.
Le volet entrouvert, je regarde le ballet des feuilles réfléchies sur les murs, le son et lumières des sirènes bleues, rouges, criardes, et l’intensité instable du réverbère indécis planté juste sous ma fenêtre. Le bras tendu, j’ajoute à la fresque murale quelques ombres chinoises : un serpent ondulant, un renard sans dents à l’oreille difforme, un cygne ailes déployées qui conquiert les hauteurs des branches frémissantes.
Un monde rien qu’à moi, étalé sur le mur.
Au point du jour, ce monde-là s’évapore dans les lueurs de l’aube. Que je m’endorme ou pas, je ne peux pas le retenir. Chaque jour, le soleil se lève et me commande d’en faire autant. Chaque jour le même petit-déj à l’arrière-goût de médocs, la même sortie obligatoire du même pas traînant, les mêmes corridors blancs, les mêmes parterres défraichis. C’est comme Un jour sans fin, la comédie en moins. C’est à peu près aussi chiant que rejouer en boucle, lettre pour lettre, la même partie de Scrabble.
J’envie les bandes de loufoques regroupés dans la salle commune : eux qui se sont trouvé un point commun, quelque chose d’assez fort pour s’y reconnaître. Eux qui, de semaine en semaine, ont l’air plus joyeux, plus présents, plus sains d’esprit – de plus en plus loin de moi. Je suis un genre d’exo-planète, toute petite et toute seule, à tourner sur moi-même sans qu’aucune saison ne m’anime. J’envie même parfois Le Borgne et ce trésor fumeux qui, au moins, lui donne une raison d’être.
Aujourd’hui non plus, je n’ose pas lui parler. Rien qu’aller vers lui, ça m’est impossible. Nos planètes ne gravitent simplement pas dans le même champ. Putain de loi de l’attraction !
Je le dessine lui, fier pirate dressé sur la proue de son trois-mâts. Une pipe orne son bec et un crâne la grand-voile. La proximité du modèle aidant, je ne suis pas mécontente de l’esquisse pour une fois. Du moins, jusqu’à ce que Miss Intrusive jette un œil par-dessus mon épaule. Son regard pique comme une aiguille. Mes doigts se crispent sur la feuille, aussitôt chiffonnée. Je me lève d’un trait, comme un personnage de cartoon à qui on vient de cramer les fesses, et me précipite dans le couloir, droit vers les toilettes – seul lieu de paix intérieure qui persiste entre ces murs.
Blancs.
Immaculés.
Les pans défilent aux angles morts de la vision, mes yeux rivés sur le carrelage. Ici-bas, guirlandes de joints et confettis de poussières enrayent l’uniformité de mon horreur nivéenne. T’as vu Papa, moi aussi je peux sortir d’improbables mots du dico !
Le sol me joue sa ritournelle visuelle : rainure, saleté, rainure, trace de semelle, rainure, cheveux, ongle rongé, rainure, blanc, rainure, carreau brisé, rainure, blanc, rainure, boule de cheveux, rainure, blanc, plis, rainure, vert.
— Vert ?
Dès lors que je les relève, mes yeux découvrent la large bâche translucide, puis l’escabeau vacillant, et enfin l’Écailleux juché tout en haut, un pinceau à la main, une drôle de boîte en bandoulière.
— Ça te plaît ?
Mes lèvres s’ouvrent et se ferment sans éjecter le moindre mot, comme le gosier d’une carpe à l’heure du casse-croûte, moitié parce que ça fait des lustres qu’on ne m’a pas demandé mon avis, moitié parce que – waow ! – l'hurluberlu a du talent.
Sur ce large pan de mur, blanc hier encore, son pinceau a accouché d’un paysage coloré. Une fresque qu’aucun lever de soleil ne fera disparaître.
— J’adore.
Ma voix n’est qu’un souffle. Quant à mon appréciation, elle tient plutôt de l’état d’âme. La seule vue des couleurs m’a réjouie avant que j’aie saisi les formes et le sujet qu’elles composaient. Deux pas en arrière, je prends un peu de recul pour embrasser du regard le triptyque de l’Écailleux.
À gauche, une forêt touffue dissimule un palais dont seule dépasse la plus haute tour, luisante de cristaux arc-en-ciel. Devant le paysage, se tient un jeune prince, pinceau à la main, dont le plastron de squames colorées imite la couronne biscornue.
Au centre, une femme au long cheveux esquisse un mouvement de danse mystérieux, par lequel elle brandit une longue paire de ciseau. Le vaste canyon qui se découpe derrière elle se couvre d’épaisses toiles, du même fil que sa robe dentelée. À l’inverse de l’univers vaporeux du prince, son monde à elle est aussi morcelé qu’un tableau de Paul Klee.
À droite, enfin, un pirate à l’aura familière et au sourire narquois menace d’un geste : « décapiter », quand bien même la lame qu’il expose s’avère ridiculement minuscule. Pas plus longue qu’un scalpel. À peine plus aiguisée qu’un instrument de…
— Poterie ?
Le vaste océan qui ondule en arrière-plan se démarque par son relief exagéré. En plissant un peu les yeux, je crois y deviner quelque discrète mosaïque.
— C’est une sorte de cadeau, m’explique le peintre en descendant de son escabeau. Ça lui fera plaisir, j’espère.
— C’est lui là, le pirate ?
— C’est lui, et tellement d’autres.
— Et le prince, là, c’est vous ?
— Ça dépend. Je t’ai vu dessiner tout à l’heure.
L’enchaînement de nos répliques n’a pas la logique d’une conversation, en même temps ça me plaît. D’ordinaire, les mots forment une pelote bizarre dans le fond de ma gorge et je ne sais jamais comment ils vont sortir, ni s’ils sortiront. Mais pas cette fois. Parler de la fresque me fait l’effet d’une discussion imaginaire et mon imagination, elle, ne bégaie pas.
— Tu veux essayer ?
Mon geste, lui aussi, me paraît irréel, lorsque j’accepte le pinceau qu’il me tend. Le même, à peu de choses près, que celui du prince aux squames. Mes doigts parcourent la hampe rugueuse, striée comme un morceau d’écorce brut. Puis, à l’instant même où la touffe pointe le mur, mes échecs esquissés me reviennent en mémoire.
— Je ne sais pas dessiner.
— Ce n’est pas grave, tu n’as qu’à peindre. N’importe quoi. Plus l’idée dans ta tête te semble irrationnelle, mieux le pinceau saura lui fixer des contours.
— C’est contradictoire, non ?
— Et quoi de plus humain que la contradiction ?
En même temps qu’il m’enveloppe du mystère de ses mots, il ôte sa bandoulière et je me retrouve, sans rien y comprendre, à porter à mon tour sa boîte en écharpe.
Le coffret à peinture pèse moins lourd qu’attendu. Muni d’un genre de mirette, l’Écailleux s’en retourne sculpter les vagues qui entourent son pirate. Je reste seule devant la forêt verdoyante. J’avise les couleurs dans le caisson. Un carré de cyan encore lisse. Intact. J’y plonge le pinceau et l’applique au bas du mur. Comme par magie, la couleur donne vie à la créature qui échappait depuis des lustres à mon crayon grisonnant. Ma main agit d’elle-même et trace par habitude le dos bosselé, le nez flasque et les pattes allongées de l’élan bleuté. Dans la foulée, un instinct farfelu recouvre les vilains arbustes au sommet de son crâne de feuilles mentholées.
Le voilà, mon cliché. Pas du monde : de dans ma tête.
Annotations