1.7 - Boîte à couleurs
Un sursaut surpris me renvoie soudain à l’instant réel. Le peintre s’est posté derrière moi et inspecte mon curieux chef-d’œuvre. Sans doute se demande-t-il quelle mouche m’a piquée pour que je dessine un tel non-sens. Sans doute me juge-t-il, se moque-t-il, regrette-t-il de m’avoir confié le pinceau par lequel j’ai ruiné son triptyque. Impossible pourtant de chiffonner le mur et de m’enfuir, encore chargée de tout son attirail. Je prends sur moi pour rassembler mes plus plates excuses.
— C’est joli.
— Désolée d’avoir gâché votre… Attendez. Quoi ?
— Ce drôle d’animal, il me plaît bien.
— M-merci…
Je sens ma peau blanchâtre noyée par l’érubescence.
— Quel est son nom ?
À question impromptue, réponse précipitée.
— Menthaleau.
Un sourire malicieux redouble les rides de l’Écailleux. Aussitôt, j’en profite pour lui retourner sa question.
— Et ces trois-là ?
— Le Prince des Couleurs, le Tisseur des Failles et le Grand Agitateur.
Je fixe le centre, sourcil froncé.
— Le Tisseur des Failles, hein. C’est une femme ?
— C’est un titre, qui parfois a un porteur, et parfois une porteuse.
— Un titre ? Mais quel genre ?
— Depuis le parc de la clinique, on peut voir une forêt.
— Forêt de Vägbark.
Je ne connais que trop bien l’endroit, et pour cause, la maison de mes parent se trouve à l’orée de ces bois millénaire. Souvent, j’ai trouvé refuge à l’ombre de sa canopée, cherché la sérénité le long de ses sentiers sinueux.
Mon enfer blanc se situe sur un autre versan, à des kilomètres de la demeure familiale, à la frontière de la ville voisine. Les hectars verdoyants de la Forêt de Vägbark effleurent plusieurs communes : ma bourgeoise petite Gröndell aux pavillons fleuris et aux serres luxuriantes ; les remparts fortifiés de la vieille Gulberg, surplombés par le célèbre observatoire astronomique ; et les rives portuaires de Rödhamn, dont les bureaux flambant neufs s’étirent entre forêt et fleuve pour redorer les ruines d’une industrie sur le déclin. Entre les trois géantes de Vägbark, on ne rencontre que des villages épars et quelques hameaux perdus.
— C’est une forêt enchantée, soutient l’Écailleux avec un sérieux tel que je ne peux réprimer le rire qui m’explose aux lèvres.
Le voilà qui se renfrogne, visiblement vexé.
— Rien ne t’oblige à me croire. Il ne s’agit que d’une vieille légende après tout, et les gens d’ici ont fini par l’oublier.
— Quelle légende ?
— Il y a longtemps, très longtemps, avant que les patelins deviennent villes et les gens citadins, vivait au cœur de Vägbark un vieux magicien. Ou peut-être une magicienne. En fait, non, c’était un artisan. Ce mystérieux personnage, donc, habitait un arbre creux. Un arbre qui, à ce qu’on raconte, frayait une porte entre les mondes : le monde extérieur et les mondes intérieurs. Une maladie, pourtant, rongeait les racines et l’arbre se mourrait. Alors, l’artisan eut une idée. Il sculpta dans son bois trois instruments, qu’il transmit à trois héritiers. Ainsi apparurent les Âmateurs, gardiens de ces trésors et des mondes intérieurs.
Entre son conte pour enfants et ses histoires d’amateurs, honnêtement, je suis larguée. À croire que ce peintre est aussi fêlé que son pote Le Borgne !
— Je parie que le tiens est vaste ! lance-t-il sans transition.
— Le mien ?
— Ton monde intérieur.
— Pas tellement, non…
— Parfait alors, parfait, de vastes contrées encore inexplorées. Tu m’en diras des nouvelles !
Maintenant c’est clair et net : ce type est fou à lier. Du haut de son très long corps, il me détaille, comme un projet dont on ne sait pas encore si l’on est satisfait ; comme si j’étais l’une de ses peintures.
— Tu vas bientôt sortir, n’est-ce pas ? conclut-il.
— A priori, c’est une question de semaines.
— Très bien, très bien… Alors, promets-moi de continuer à peindre, d’accord ?
— D… d’accord.
J’ignore pourquoi je consens de la sorte. Je ne le connais ni d’Eve ni d’Adam. En quel honneur lui ferais-je une promesse ? En mon for intérieur, j’ai néanmoins conscience que, sa bizarrerie flagrante mise à part, cet espèce d'hurluberlu m’a témoigné plus d'égard en dix minutes que tout le lycée, l’hôpital et ma famille réunis – pour une raison toute simple ; lui ne s’adresse pas à moi et ne me regarde pas avec cet air qui dit : « Quelque chose cloche chez toi » et, pour la première fois peut-être, et peut-être bien parce qu’il est fou, j’ai l’impression d’être normale.
— Eh bien, chère demoiselle, je dois filer ! lance-t-il de but en blanc dans une brève révérence. Ce fut un plaisir de faire votre connaissance, et puisse votre imagination sauver le monde. À bon entendeur…
— Euh, Monsieur, attendez !
Pendant qu’il me saluait en gesticulant, il a déjà fait trois grandes enjambées dans le couloir. Il se fige au beau milieu d’une énième courbette, dans une posture burlesque qui a tout d’une parodie de tai-chi.
— Vous… euh… Vous oubliez votre peinture.
Je fais mine d’ôter la sangle, encore sur mon épaule, pour lui rendre sa boîte, quand il me stoppe du regard. Tiens, j’ignorais seulement qu’on pouvait faire un truc pareil ! Là, tout de suite, il est comme une gorgone qui empêche mes mouvements.
— Oh, tu peux garder ces vieilleries. Je t’en fais cadeau ! Voilà qui te motivera à tenir ta promesse.
Un dernier regard malicieux, et le voilà qui repart à plus grandes enjambées, comme s’il prenait la fuite.
— Eh, Monsieur !
Il a presque atteint la porte du hall, à l’autre bout du corridor, lorsqu’il pivote une dernière fois vers moi.
— Quel est votre nom ?
— Lázár ! Lázár Borsvans.
Sa curieuse identité ainsi déclinée, il disparaît, aussi théâtral et virtuose qu’un magicien sortant de scène. J’ai beau presser le pas jusqu’à la double porte, en regardant par le hublot, je ne l’aperçois déjà plus à l’intérieur de la clinique. Je demeure immobile au beau milieu du passage, avec une boîte et mille questions.
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