1.8 - La fille au cœur de papier
Parfois, je me demande si je ne l’ai pas rêvé, ce vieil homme en costume d’écailles. Sa fresque achevée, il n’est plus reparu entre ces murs blancs. Seules sa boîte à couleurs et l’immense fresque du couloir témoignent de son existence. Je garde la première toujours auprès de moi, l’emporte en salle commune, où le jugement de Miss Intrusive s’est mué en curiosité. Louée soit la Blu-tack grâce à laquelle les murs de mon dortoir se couvrent d’élans bleus et de paysages lacustres. Quant à la peinture murale, je ralentis chaque fois que je la croise, ressassant les noms de ses protagonistes : le Prince des Couleurs, le Tisseur des Failles, le Grand Agitateur. Quelle imagination ce vieux lascar !
Il arrive aussi que le Borgne s’y arrête. Je le trouve souvent planté face à la fresque, le regard perdu dans un passé qui a tout d’imaginaire, par-delà les flots qui, peut-être, gardent le secret de son trésor. Une fois seulement, j’ai osé lui parler. Je me suis immobilisée à son côté, j’ai contemplé le même paysage bidimensionnel et lui ai demandé, enfin :
— Le trésor dont vous parlez tout le temps, à quoi est-ce qu’il ressemble ?
Il n’a pas décroché les yeux de sa mer mosaïque. C’était comme s’il ne m’avait pas entendue, ou m'avait ouïe de trop loin pour bien saisir mes mots. Je digérais mon échec et m’apprêtais à m’éloigner quand il a marmonné :
— C’est l’outil, là. Comme ce qu’il t’a donné.
— L’outil ? Cet ébauchoir ?
Lorsque j'ai posé cette seconde question, il s’était déjà éloigné, sans bouger d’un pouce, trop profond dans son petit cosmos. Il ne me percevait plus du tout. Alors, j'ai passé mon chemin sans insister, le laissant à cette transe qui semblait le réjouir.
Aujourd’hui encore, je suis attablée à esquisser du bout de mon pinceau les traits des créatures qui peuplent mes rêveries. Je n’ai aucun don, aucun talent. Seule une irrépressible envie d’ailleurs me commande de transcrire, encore et encore, ce qui subsiste de mon monde intérieur.
C’est ce qu’il voulait dire, n’est-ce pas ?
Tout à ma peinture, j’entrevois à peine la silhouette qui prend place à ma table. Sa présence, cependant, s’impose immédiatement à moi, aussi austère que de coutume. Un comble quand je pense qu’elle m’est moins familière que celle des infirmières !
— Tu as l’air en forme, Valda. Ça me fait plaisir.
En forme ! Waoh, sérieusement ? Tu veux dire que j’ai l’air moins morte que la dernière fois qu’on s’est vus ?
Je ne peux pas lui dire le fond de ma pensée ; une voix au fond de moi persiste à clamer qu’il ne mérite pas mon sarcasme. Je ne peux pas non plus lui dire « Ça fait plaisir de te voir. », « Merci, je me sens mieux », ni demander des nouvelles. Je n’ai pas la carrure pour ce genre de politesses factices. Aussi limpide qu’une toile vierge, je n’ai décidément jamais été taillée pour les faux-semblants.
Alors je lève sur mon géniteur des yeux vides d’émotions. Les mains jointes, il force à mon attention un sourire affectueux. Il est sincère, sans doute, mais son affection à lui a quelque chose de cartésien. Il m’aime parce que je suis sa fille, parce que c’est dans l’ordre des choses tel que fixé par son schéma de pensée. Il m’aime sans me connaître, aussi inconditionnellement qu’insensiblement. Mes états d’âme le contrarient, mais jamais ne l’émeuvent. Cette affection-là, j’ignore qui en voudrait.
Il me fait presque regretter l’attachement maternel de celle qui me considère comme sa réalisation : un objet imparfait qu’il convient de préserver et qu’elle s’acharne à améliorer à grand coup de comparaisons. Lottie est comme ci, Lionel a fait ça. Grande nouvelle, maman : je ne suis aucun de ces enfants dont tu aurais pu te vanter ! Quand j’y pense, son désespoir me réjouit. Il faut croire qu’elle a raison de répéter à tout va quelle fille ingrate je suis. Ingrate au point qu’elle n’a pas pris la peine d’accompagner mon père aujourd’hui.
Je cogite et il me scrute. C’est souvent dans le silence que nous nous comprenons le mieux. L’expression de synthèse qui étire ses traits fatigués me rappelle sans arrêt quel lien puissant nous unit : son sang coule dans mes veines. Là s’arrête notre rapprochement.
Malgré tout il est là, insistant du regard pour que je lui livre ma réponse. Plus je cherche mes mots, plus il fantasme un trait d’esprit que je ne déploierai pas. Je me délecte de cet instant tout en sachant que je le décevrai, car pour l’heure il me regarde. Franchement. Sans détour. Et pour le moment, j’existe à ses yeux.
Après quelques secondes passées à me scruter, comme pour s'assurer qu’il me retrouve bien en vie, mon père insiste :
— Comment te sens-tu ?
Je dépose le pinceau sur le coffret à peintures.
— Bien.
— Tu as parlé au psychologue ?
— Oui.
— Et ça t’a fait du bien ?
Je reste de marbre sans trouver les mots justes – ceux qui ne lui feront pas regretter de m’avoir rendu visite. La vérité, c’est que je n’ai rien à dire, ni à mon père, ni aux psy. Peu importe le temps que l’on passera à analyser mes maux, personne ne fera changer le monde pour moi. Personne me ne sauvera de cette réalité-ci.
Face à mon mutisme, il hoche la tête, visiblement désolé. Eh oui, mon cher papa, ta fille a beau être pâle en apparence, son esprit est un gouffre obscur peuplé d'innombrables démons ! Il doit bien se rappeler quel genre d’idées noires je broie, car il s'efforce de retrouver son sourire. Il claque les mains sur ses genoux en déclarant d’un air enjoué :
— Regarde ce que je t'ai apporté !
Il tire son sac vers lui ; celui qu'il emmène partout et qui, d’ordinaire, ne contient que de la paperasse liée à son travail. Le temps qu'il y consacre m'a plus d'une fois donné envie de mettre le feu à ce satané cartable. Mais, parce que la Souffrance me suit comme mon ombre depuis si longtemps qu’elle a les traits d'une vieille amie, l'unique violence que je m'autorise est dirigée contre moi-même. C'est la seule raison pour laquelle ce sac a encore toutes ses coutures. Cependant, quand mon père plonge sa main dedans et en sort un joli porte-document, mon aversion pour ce bagage s'évapore. J'attrape l'objet à deux mains en souriant jusqu'aux oreilles.
— Tu t’en es souvenu ?
— Oui. Tu as dit que tu avais des feuilles à ranger.
Mon père ne s'attarde pas. Il a une réunion d’importance capitale, à ce qu’il raconte. Je devine que la drôle d'atmosphère de l'hôpital doit le mettre mal à l'aise. Je ne peux pas lui en tenir rigueur. Si j'étais à sa place, je suppose que je n'aurais nulle envie de passer des heures dans l’unité d’internement de la fille dont je préfère même ne pas parler à mes collègues.
Dès lors qu’il s'éclipse, je regagne ma chambre et trie mes esquisses. Je renoue avec une autre vieille amie, ma dévouée Solitude. Enfin, en apparence seulement. Qui pourrait deviner quel petit monde merveilleux se dissimule entre mes feuilles de dessin ? Un monde au creux duquel je me complais de jour en jour.
Tournée vers mes contrées intérieures, je ne ressens plus ni haine, ni douleur, lavée petit à petit de tout sentiment, même du ressentiment. Mon cœur n'est plus qu'un morceau de papier froissé, incapable d'éprouver quoi que ce soit. Moi, je suis la fille au cœur de papier, mi-humaine, mi-songe, rejetée de la société au point que j’ai fini par m'en exclure moi-même.
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