2.1 - Retour au bercail

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Valda est vivante.

Mon corps est vivant. Mais au fond, j'ignore encore le sens même que cela revêt. Une vie qui m'avale, des années qui me détruisent sur leur passage, un nouveau jour où je me réveille de mauvaise humeur, en me demandant pourquoi mon crâne n'a pas vidé tout son contenu sur le trottoir.

Mes doigts se crispent sur le matelas. J'inspire à fond, et trouve enfin la force d'ouvrir un œil. La lumière du jour m'éclaire soudain l'esprit ; cette première vision me remonte d’emblée le moral : des dizaines de dessins placardés au mur qui longe mon lit. L’élan bleu trône au centre de ce petit univers, entouré de grands lacs d’eau pastelle, de cascades mousseuses où pullulent les poissons colorés dont les écailles, liquides, imbibent la brume ambiante de leurs traînées huileuses. Des arbres aux visages striés cachent l’entrée d’un château en friche, les murs aux couleurs passées. À l’intérieur de la tourelle, sur la moitié en coupe, les objets se sont animés, comme ceux du palais de La Belle et la Bête. Ici, un vieux four qui fume d’agacement. Par-là, des fauteuils qui galopent et dévalent les escaliers. Ailleurs, le robinet éternellement en pleurs d’une baignoire qui déborde et dont les larmes ruissellent jusqu’au bas des marches. Au loin, au bout du mur, il y a les montagnes peuplées de monstres qui éructent des arc-en-ciel. Ne subsistent que quelques parcelles de cloison encore vierges, à la merci de fantaisies à venir.

Je pourrais demeurer allongée là des jours, à ne vivre que les yeux rivés sur mes chimères, plongée dans le monde intérieur que j’extirpe au compte-goutte, à raison d’une ou deux peintures chaque jour.

Mais je n’en ai pas le droit. Le monde exige que je bascule à la verticale, que je m’alimente et que je bûche les mois de cours que j’ai loupés cette année. Parce qu’une tentative de suicide, passe encore. Par contre, si je redouble, ce sera la fin du monde pour ceux qui m’ont donné la vie, par accident peut-être, et essayent désespérément de corriger le tir en planifiant mes études. Dans le fond, ça m’est égal. Quitte à ne me sentir nulle part à ma place, autant faire ce qu’ils auront décidé pour moi.

J’ai toujours la même sensation au lever : l’impression que je pose les pieds au sol pour la première fois de ma vie, que chaque pas n’est qu’une tentative, potentiellement un échec. Pourtant je ne chute jamais. L’été me sourit quand je tire les rideaux : les rayons du soleil inondent aussitôt la chambre. L’été vacille aussi, un peu plus chaque matin. Plus que trois jours de répit avant de reprendre le chemin du lycée – autant dire du bagne.

Voilà tout juste trois semaines que j’ai quitté l’Enfer blanc, laissant derrière moi plâtre et perfusions. Et, à peine rentrée à la maison, j’ai déjà retrouvé ma compagne de toujours, mon amie la plus fidèle : ma funeste Solitude.

Mes parents n’ont eu le temps que de me saluer avant de prendre la poudre d'escampette pour un nouveau voyage d'affaires. Pas assez attentionnés pour m’épauler, trop inquiets pour me livrer à moi-même, ils ont opté pour me laisser sous une surveillance pour le moins singulière.

Elle est arrivée un matin, à peu près deux jours après mon retour. Quand je me suis arrachée au réconfort de mes draps, ce jour-là, une langue que je ne connaissais pas résonnait dans le hall et, en arrivant dans le salon, j’ai trouvé mon père en vive conversation avec une jeune femme à la peau halée et aux yeux bridés.

— Ah, Valda, je te présente Khan. C’est elle qui s’occupera de toi pendant notre absence.

Il a dit ça comme si ça allait de soi, comme si j’étais une sorte d’animal qu’on devait faire garder le temps des vacances. Puis il m’a introduite à elle, je crois. Le regard vert olive de l’asiatique me renvoyait comme ma propre incrédulité. Elle souriait aussi, contrairement à moi, le coin des lèvres à peine plissé, comme si elle ne le faisait pas exprès.

— Ravie de faire ta connaissance, Valda, a-t-elle dit en appuyant le sourire, de façon presque exagérée cette fois.

Ça sonnait comme une formule apprise par cœur.

— Khan est la fille d'un de nos collaborateurs vietnamiens, m’a expliqué mon père. Elle ne maîtrise pas encore notre langue, mais rien de tel que l’immersion pour ça, n’est-ce pas ? Elle connaît quelques mots d’anglais, alors je suppose que vous arriverez à vous débrouiller. Dans tous les cas, tu n’as pas à t’inquiéter de quoi que ce soit, je lui ai déjà noté toutes ses instructions. J’en ai laissé pour toi aussi.

Réviser, suivre tous les jours, week-end excepté, les cours en ligne du professeur particulier, réviser encore, envoyer en tant et en heure les devoirs pour validation de mes acquis, et bien prendre trois repas par jour. Voilà à quoi se limitaient ses « instructions » me concernant.

Ensuite, mon père a épilogué comme il aime le faire, à répéter comme nous allions bien nous entendre. Facile à dire pour lui, le polyglotte ! À eux deux, mes parents pratiquent pas moins d’une douzaine de dialectes, tandis que moi, leur fille indigne, je peine à assimiler ne serait-ce que l’anglais. Par la force des choses, Khan et moi ne nous entendons pas ; nous devinons tout juste ce que bruissent les lèvres de l’autre.

De ce que m’a dit mon père, Khan séjourne chez nous pour faire de la photographie. Entre deux sessions de ses corvées quotidiennes, elle a carte blanche pour utiliser tous les appareils dont lui-même ne se sert pas. Et pourtant, en trois semaines, le seul objectif que je l’ai vue utiliser, c’est celui de son vieux polaroïd.

Je fais les cent pas dans la chambre, comme pour réapprendre à mettre un pied devant l’autre. Le chant des oiseaux par la fenêtre ouverte accompagne cette routine matinale. Déjà ses petits pas précipités se font entendre dans l’escalier. Disruption de ma Solitude dans trois… deux… un…

Un bruit d’éclat de verre met à mal mon compte à rebours.Je fais un pas de côté pour dévisager Khan, debout dans l'entrebâillement de la porte, tenant à deux mains le plateau du petit déjeuner dont le contenu vient de s’écraser sur le paquet ciré. Elle semble si perdue, désolée, tétanisée… Je me demande quel âge elle peut avoir ; je ne lui donne pas vingt ans.

L’apprentie domestique rassemble, affolée, les débris d’un repas que j’aurai le luxe de sauter. Et moi je reste là, incapable de lui prêter main-forte, à me dire que, si j’essayais, je la dérangerais sans doute ; à me dire qu’elle est jolie, pas à la manière d’une cover-girl, mais dans sa façon d’être, dans ce sourire qui se dessine perpétuellement au coins de ses lèvres, si discret que la plupart des gens ne doivent pas le remarquer, dans la douceur qu’il insuffle à ce nez droit et fier, à cette mâchoire carrée, dans les tenues qu’elle porte et qui lui donne l’air, pas de la fille d’un millionnaire, mais d’une ariste de break-dance au sortir d’un club en vogue. D’ailleurs, et malgré ce brin de bonhomie, il flotte toujours dans ses yeux une lueur de défi. De quoi mettre mal à l’aise quiconque les fixerait trop longtemps. Je ne m’y risque pas. J’ai remarqué comme son regard fuyait parfois, peut-être justement à cause de cette étincelle qu’elle ne peut pas étouffer. Mais ce que je préfère chez Khan, incontestablement, ce sont ses cheveux. Châtains foncés, parcourus de subtils reflets dorés. Ils brillent tout le temps et reste toujours en place, courts, coiffés en brosse à la garçonne.

Je veux la dessiner. Est-ce qu’elle accepterait ? Est-ce qu’elle comprendrait seulement l’intention ?

Il y a comme un feulement qui me fait tressaillir. Du sang sur le plancher. Khan vient de s’entailler la main sur une brisure d’assiette. Enfin je m’approche.

— Arrête, c’est bon, ce n'est rien.

Elle persiste à essayer de nettoyer ses dégâts, alors que le sang dégouline de sa paume. Je répète :

— Ce n'est rien. Je m'en occupe.

À quoi bon ? Elle ne comprend pas un traître mot de ce que je lui dis. Je m'avance un peu plus près, m'abaisse et tends les mains à plat, juste sous ses yeux. Je les écarte d'un geste bref pour lui demander de s'arrêter. Aussitôt, tout son corps s'immobilise et elle lève sur moi des yeux où quelques larmes ont noyé la lueur.

— Viens, dis-je.

Je fais aller mes mains de bas en haut pour l'inviter à se relever et désigne sa plaie sanglante.

— Il faut désinfecter.

J'empoigne fermement son avant-bras, enjambe le plateau renversé et la tire en dehors de ma chambre. Nous traversons le couloir jusqu'à la salle de bain, où je la fais asseoir sur une chaise. J'ouvre le placard, attrape la bouteille de désinfectant. À l'aide d'une compresse, j'en applique sur sa paume. Khan serre les dents. Sans trop savoir pourquoi, je fais de même. C'est alors qu’elle s'esclaffe de rire. Je détourne le regard de sa main et lève les yeux sur elle.

Peut-être est-ce la première fois que j’ose vraiment la fixer.

Elle rit aux larmes et me pointe du doigt en pouffant. Je ne comprends pas pourquoi. Je fronce les sourcils. Je suppose que cela restera un mystère. Qui sait, peut-être que ça la fait marrer d'avoir mal. Plus qu’à espérer qu’elle ne soit pas maso, sinon la cohabitation risque de tourner très sale.

Je renverse une nouvelle fois la bouteille de désinfectant sur la compresse et appuie sur la plaie. Ma mâchoire se contracte à nouveau par pur automatisme. Un nouveau gloussement s'échappe de la bouche de la femme de ménage.

C’est cette grimace qui te rend hilare ?

Sans cesser d'insister sur sa blessure, je plante mes yeux dans ses pupilles et serre les dents, autant que je le peux, exagérant le geste jusqu'au ridicule. Elle manque de s’étouffer entre deux sanglots de rire. Je me décrispe et m'accorde à rire, moi aussi. Je ne parle peut-être pas la langue de cette fille. Pourtant, je l'apprécie un peu.

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