2.2 - Cohabitation

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Je ne crois pas qu’on m’ait déjà forcée à porter un vêtement. Alors, pourquoi ma garde-robe ne renferme-t-elle rien qui me ressemble ? L’intégralité de cette penderie bon chic bon genre ou ces piles d’habits basiques, sages et unis ne sont que le résultat de diktats muets.

Je pioche, davantage que je ne choisis, un jean sobre et un t-shirt blanc. Ça, gris ou noir : c’est comme si, jusqu’au jour de ma mort autoproclamée, je n’avais jamais osé porter la moindre couleur, comme si je me l’étais proscrit, comme si la moindre nuance vive risquait de souligner ma propre fadeur.

Une odeur sucrée émane du rez-de-chaussée. Mon déguisement revêtu, je la hume jusqu’en cuisine, où Khan termine d’ériger une petite tour de pancakes. Une tour de Pise plus que penchée. La domestique s’empresse d’en transférer quelques centimètres dans une assiette propre qu’elle asperge de sirop et glisse sur l’ilôt central à mon attention.

— Bon appétit !

Impossible de décliner une telle attention.

— Merci, murmuré-je avec un air censé traduire le mot.

J’abreuve mon œsophage d’une nourriture dont mon corps répète de toutes les façons possibles ne pas vouloir. À chaque repas, c’est plus ou moins la même rengaine. Mes poils se hérissent à la seule vue de l’assiette. Je prends place à table avec la résignation d’une condamnée à la chaise électrique. Mon dos se crispe sous l’effet d’une décharge imaginaire, puis tous les muscles suivent et mon cœur se presse, fort, si fort que l’intérieur s’effrite et tombe en poudre. Bientôt, cette bombe compacte résonne jusqu’à mes oreilles. J’attrape la fourchette du bout des doigts et joue avec, l’air de rien – un genre d’échauffement – dans l’espoir que le tac-tac du métal sur la table noie le tac-tac qui torpille sous mon sein. Vient enfin le moment fatidique de prendre une première bouchée. Haut-le-cœur, relent, un arrière-goût de vomi sous la glotte. Je pourrais écrire un dictionnaire du dégoût !

Et puis, de plus en plus souvent, quelque chose rompt l’écœurement.

Si je ne connais pas les instructions exactes laissées par mon père à Khan, je peux aisément les deviner. Veiller à ce que je mange mes trois repas quotidiens figure sûrement en haut de la liste. Et je dois dire qu’elle s’applique à la tâche.

Passé la première bouchée, la légèreté de la pâte qui fond sur mes papilles endort la méfiance de mes intestins. Ce ne sont pas des pancakes ordinaires, c’est comme si tout était dosé rien que pour moi. Dès que mon corps comprend, accepte et se débride, la vague de sirop dilué, modestement sucré, endigue l'arrière-goût de vomi.

Cette fille est une magicienne.

Elle s’attable avec moi et mange presque aussi peu. Après le petit déjeuner, elle prend toujours congé pour s'acquitter du ménage, à commencer aujourd’hui par les débris qui traînent encore sur le sol de ma chambre.

— Je vais t’aider.

C’est la première fois que je me porte volontaire. J’ai souvent hésité sans oser ; maintenant je commence à la voir davantage comme une colocataire qu’une simple domestique. J’ignore comment elle se voit, le fait est qu’elle me repousse.

Me jugerait-elle trop snob pour me salir les mains ? J’ai beau insister et tenter à maintes reprises de lui subtiliser balayette et serpillière, elle finit par me pousser en-dehors de la pièce et m’interdire l’accès à grands coups de regards noirs.

Peut-être s’imagine-t-elle que je dénigre son travail. Comment savoir ?

Moi, je me sens si inutile, si futile, je suis tombée si bas – littéralement, et du deuxième étage – que laver le sol où sortir les poubelles serait un véritable honneur. Alors, lorsqu’après une matinée à épousseter pour elle, à griffonner pour moi, je vois Khan repartir aux fourneaux, je la devance et ne lui laisse pas le luxe de me chasser.

— Sh… sho mi. Plize.

D'abord réticente, elle met entre nous une distance plus grande que celle imposée par nos langues respectives. Khan se décale sur un coin du plan de travail. Elle est froide, rigide, son expression figée.

Elle feint de m’ignorer. Je ne me laisse pas intimider.

Je sors du placard une grande casserole. Assez grande pour des pâtes ? … Ou trop grande ? … À dire vrai, je n'ai jamais touché aux plaques de cuisson jusqu’alors. Je n'ai jamais fait ou eu envie de faire la cuisine et, quand bien même, l'ancienne gouvernante faisait tellement peur qu’elle m’en aurait passé l’envie. D'un certain âge, acariâtre et nerveuse, elle avait cet air qui me glaçait le sang dès que je la croisais, et je devais lutter pour me tenir plus de dix minutes dans la même pièce. Sa voix scandait les choses d'une sévérité quasi militaire et, chaque fois qu'elle articulait mon prénom, j'avais l'impression qu'elle prononçait une sentence, je sentais mes jambes se disloquer sous le poids d'un tronc gonflé d'angoisse.

J’étais en quelque sorte soulagée, le jour où lui est venu la grandiose idée de prendre sa retraite ; ravie de savoir qu’elle allait pouvoir s’offrir une villa à l’autre bout du monde, et de savoir surtout que plusieurs océans me sépareraient dorénavant de cette mégère. Je ne m’attendais pas à ce qu’elle me manque une fois mes parents partis – peut-être plus proches d’elle que de moi – et l’immense maison vide. Peut-être pas elle exactement, mais sa présence. Juste une présence. J’ai le souvenir de jours creux où j’imitais sa voix et ses brimades, impatiente que les murs me renvoient en écho l’illusion de sa compagnie.

Mieux vaut être seul que mal accompagné, c’est ce qu’on répète pour s’en persuader. J’espère encore m’en convaincre mais, dans le fond, l’expérience m’a prouvé que les proverbes ont leurs limites. Oui, eux qui hantent les mémoires d’âge en âge, transmis de bouche en bouche suffisamment de fois pour qu’on ait oublié comment les contester ; eux, l’héritage de nos pairs, le socle de nos valeurs, le fondement de nos croyances, s’avèrent aussi bancals que ce pluriel irrégulier.

Venue d’aussi loin que l’autre s’en est allée, Khan habite la maison d’une façon singulière, rassurante et frustrante à la fois. C’est une présence qui file, creuse constamment l’écart, aussi distante dans la vie que sur le plan de travail. Je me la représente en tigre farouche, se faufilant entre les feuillages de sa jungle endémique, en chasse ou en fuite, toujours en mouvement. Furtif. Insaisissable.

Si je la dessinais, ce serait ce genre de créature sauvage.

Le gargouillement sonore rappelle mon attention sur la casserole, où les bulles en colonnes font la queue jusqu’à l’explosion. Quel effet cela peut faire de disparaître dans un plop ?

Un frôlement et je tressaute, manquant d’envoyer voler la moitié du paquet de spaghettis. La main de Khan vient de presser mon épaule et son regard insistant m’enjoint en silence de plonger les pâtes dans l’eau qui boue. Je prends une grande inspiration, renverse maladroitement le paquet au-dessus des bulles frémissantes et observe, anxieuse, les longues tiges à moitié immergées gigoter dans la casserole.

Un nœud dans ma gorge. Le cœur suspendu. L’apprentie domestique ne me lâche pas du regard, et je n’ai pas la moindre idée de comment noyer ces pâtes plus hautes que leur contenant. Mais oui, quelle idiote, j’aurais dû prendre une marmite ! Pour nos deux appétits de moineau, tout de même, ç’aurait paru démesuré. J’aurais dû les casser en deux, c’est ça ! Sauf qu’alors, j’insulterais l’Italie tout entière ; ça équivaudrait à commander une pizza à l’ananas. D’ailleurs si les spaghettis étaient seulement supposés se rompre, pourquoi s’embêterait-on à les faire aussi longues ?

Avant que j’aie eu le temps d’en finir avec cette métaphysique à la semoule de blé, Khan me subtilise gentiment la cuillère. Comme d’un tour de baguette magique, elle fait glisser docilement les pâtes capricieuses le long de la casserole et les immerge complètement, sans que j’aie rien compris à cette manœuvre de maître.

Je surveille la cuisson tandis qu’elle improvise une sauce. Et j’angoisse.

Combien de temps vais-je garder la situation en main ? Quand saurais-je qu’il est temps de couper le gaz ? Je me tiens raide devant les plaques, à mélanger l’eau chaude.

On me tapote l’épaule, je tressaille. Khan recule, l’air confuse. Elle m’indique du doigt la casserole et fait mine de tourner un bouton imaginaire. Alors j’éteins le gaz.

À l'heure du déjeuner, la domestigre dresse la table dans la cuisine. Elle me sert et s'éclipse, comme pour se réfugier dans le jardin, où son objectif capture des choses que je ne vois pas, dont seul son oeil de lynx a dû comprendre l’existence. Je n’ose pas la déranger, lui demander de partager mon repas, ni même l’attendre, car j’imagine le genre d’instructions elle a reçu et quelle frayeur elle aurait à l’idée que, sous sa garde, je sombre à nouveau dans l’anorexie.

Le temps que j’enroule les spaghettis autour de ma fourchette, l’invasive Solitude a pris place à ma table. Nous entretenons elle et moi une conversation secrète.

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