2.6 - La tour

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Mon destrier ralentit sa course et se pose avec grâce sur le sol de la clairière qui tantôt m'inquiétait. À bout de forces, la tête en vrille, je lâche les rennes de sa fourrure et me laisse choir sur le parterre verdoyant de la forêt. Là, je reprends mon souffle, je m'efforce de respirer calmement afin de me remettre les idées en place. Tant d'idées saugrenues.

Les ailes éteintes et repliées, mon sauveur à six pattes pivote sur lui-même et avance sa tête au-dessus de mon visage pour me fixer de toutes les facettes de ses énormes yeux noirs. Des centaines de minuscules brasiers gigotent aux fonds de l'impensable kaléidoscope. L'incendie oculaire fond au contact de mes orbites et, consumée par l'étonnement, je laisse éclater un puissant rugissement.

Le phénix hexapode s’écarte d’un battement d’ailes, aussi apeuré que moi.

— Là, là, tout doux… Pardon. Je ne voulais pas… te vexer ? T’effrayer ?

La main amicale que je lui tends doucement n’y fait rien, le papillon géant persiste dans son mouvement de recul. J’insiste et il se crispe. Je me lève, il s’enfuit. Pour la deuxième fois de la journée, le feu-sans-chaud m’a échappé. J’ai même du mal à croire qu’en dépit de sa taille, celui-ci finisse par n’être plus qu’un point qui se perd dans l’azur, tel son prédécesseur.

Autour de la clairière, il n’y a qu’un vert épais. Des arbres plus touffus que ceux des bois que je connais, entremêlés de ronces et de rideaux de lierre. Où suis-je ? Et comment rentrer à la maison ? Je voulais que l’été ne s’achève jamais, que le lycée demeure encore des mois une idée lointaine, et ne plus avoir à y remettre les pieds. Peut-être que ces désirs ont été exaucés. D’une manière ou d’une autre.

L’ardeur d’un écoulement résonne, depuis le fond des bois. D’instinct, je porte la main à ma ceinture, aux poches garnies d’outils.

Des poches ? Ce ne sont pas les vêtements que j’ai enfilés ce matin. J’ai les épaules qui flottent dans une chemise trop ample, un veston cintré rabattu par-dessus. Le short qui enveloppait mes longues cuisses a pris l’allure d’une culotte de cuir, quelque part entre le ciel et le sol. Sa ceinture est garnie d’étuis, dont l’un contient le pinceau que j’aurais dû avoir en main ; un autre une lame au manche serti d’écailles argentées. Au lieu de mes baskets, de grandes bottes protègent mes chevilles dénudées. Et, alors que je me crois enfin au bout de mes surprises, le vent malicieux revient m'ébouriffer les cheveux. J’assiste avec merveille au défilé de mes mèches blanches, désormais clairsemées de tresses multicolores. J'en saisis une au vol, rose comme les fleurs du pêcher au printemps, et la scrute ébahie.

— Mais enfin Hakiri, tu vois bien que ce n’est pas lui.

— Elle a laissé filer sa pulsion…

— C’est ce que je te dis ! Le prince, lui…

Les voix ténues se taisent entre les troncs ; de petits pas pressés s’évanouissent en craquements de branches.

— Qui est là ?

Le silence morne, apparemment.

Puisque tous les hôtes de ses bois semblent me fuir comme un spectre vengeur – pas aussi terrible ueqce dont j’ai l’habitude – j’empoigne ma nouvelle lame et me lance à l’assaut des ronces. Cuisses lacérées, genoux sanguinolents. Quelle idée de mettre un short pour partir en forêt ! Et pourquoi le sort qui a réécrit ma tenue n’en a-t-il pas profité pour me doter d’un pantalon ?

À bien y regarder, s’en était un, avant. Il en a la forme, la manière de mouler les cuisses, mais pas la longueur. Il n’est ni arraché, ni ourlé, mais découpé au-dessus des genoux selon une ligne irrégulière, de sorte qu’on le croirait davantage dilué que découpé.

Une vision inattendue se découpe, en revanche, par-delà les sous-bois griffus ; celle d’un château en friche, dévoré par la végétation, dont seule la petite tour tient encore debout. Il s’en écoule un courant continu, se jetant depuis l’entrée dépouillée de sa porte, directement dans les douves.

Comment ne pas la reconnaître ? Cette tourelle que je vois chaque matin, au réveil. Celle-là même que j’ai dessinée et placardée au-dessus de mon lit.

Est-ce un rêve ou l’après ? Que m’est-il arrivé dans la vieille manufacture ? Y a-t-il seulement une chance de le savoir un jour ?

Le battant dégondé de l’ancienne porte a été posé en travers du fossé, aussi je traverse ce pont de fortune et m’aventure dans cette nouvelle ruine. Sitôt passé le seuil, mes cuissardes prennent l’eau dans le ruisseau des larmes versées sans relâche par la baignoire pleureuse du dernier étage. J’ai dessiné cet endroit, je l’ai inventé. Je sais au moins comment l’arrêter.

Je brave le courant vers le haut des marches escarpées, me maudissant de ne pas avoir donné de rambarde à ces fichus escaliers. Une délicieuse odeur de biscuits chauds me chatouille les narines, me rappelant au passage que la faim est revenue.

Il n’y a pas qu’elle. Des murmures bruissent entre les pierres et, sans pouvoir distinguer les mots, je reconnais les voix entendues plus tôt, aux abords de la clairière. Inutile de demander qui va là ; j’aime mieux tenir mes poursuivants dans l’illusion qu’ils me dupent. À tout moment, je me tiens prête à dégainer la lame à ma ceinture.

Alors que j'atteins péniblement le premier palier, des pas sourds se font entendre, à peine noyés par les clapotis de l’eau. Je glisse l’index le long de ma cuisse, caresse les écailles d’argent, immobile. Quelque chose s’approche et se presse, arrive à grandes foulées du palier supérieur.

Je brandis mon arme, à deux mains tremblantes.

— N’approche… pas.

Ce dernier mot n’est qu’un murmure, tant je suis soufflée par l’apparition de ce grâcieux, cet avenant, ce moelleux… fauteuil bergère tapissé de velours ocre. Le meuble trépigne sur place, hennit en postillonnant quelques-unes de ses peluches.

J’ai confiance en ce fauteuil, autant qu’en mon propre trait de crayon. Ainsi je prends place à son bord, les jambes recroquevillées sur le coussin trempé à présent.

— Hakiri, non ! persifle l’une des voix qui me suivent.

Au même instant, une ombre se détache du mur de pierre et bondit sous le siège qui, déjà, cavale vers l’étage le plus haut.

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