2.7 - L'éclaireur du Petit Peuple

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Le fauteuil sauvage gravit à vive allure les marches en colimaçon, malmenant le corps que, cramponnée aux accoudoirs, je peine à maintenir sur l’assise. Sous les traverses, un claquement métallique accompagne mon calvaire au rythme des secousses.

Qu’importe ce qui s’est glissé sous le siège, s’il n’était pas déjà noyé, il doit être en pièces en atteignant le dernier palier. Là-haut, l’eau monte jusqu’aux cuisses et je lutte contre le courant, un pas après l’autre, m’agrippant à tout ce qui me passe à portée de main, mue par l’unique espoir d’approcher le robinet dont les sanglots assourdissants couvrent même le débit. Une nouvelle salve de larmes manque de m’emporter. Je m’accroche au rebord de la triste baignoire et me hisse, presque à la seule force de mes bras, jusqu’à ses boutons rouillés. Je tends une main et, du bout des doigts, tourne et tourne, l’un puis l’autre. J’ai beau y faire, rien ne semble pouvoir fermer ces vannes. Rien n’est en mesure d’atténuer ce chagrin. Surtout pas la plomberie.

— Pourquoi pleures-tu ?

Voilà que je parle à une baignoire ! Et malgré tout, les sanglots redoublent sans me fournir la moindre éclaboussure de réponse.

Mes poings saisissent plus fermement les boutons, les tournent et les retournent dans tous les sens possibles. En vain.

— Mais tu vas t’arrêter, oui !

À l’instant où je perds patience et plonge mon coutelet à l’assaut du siphon verrouillé, de violents remous agitent la piscine. Mes doigts sur la défensive se resserrent autour du manche d’écailles, la lame aussitôt brandie vers le cou de mon assaillant. Ou ce qui doit être un cou, sous l’armure de métal qui émerge des flots.

— Maaaalheureuse ! me menace l’armure, avec le ton théâtral d’un fantôme shakespearien. Qu’as-tu fais du bon Prince et comment ooooses-tu paraître ici avec sa clé ?

Un prince… une clé… Je suis larguée.

Maintenant juchée sur le rebord de la baignoire, la petite armure rivalise difficilement avec ma hauteur d’épaules. Les épaulettes et le casque orné de cornes dorées évoquent sans conteste l’équipement d’un samuraï. Comme pour confirmer ma pensée, l’opposant dégaine un sabre au tranchant ondulant, aussi clair que de l’eau.

— En garde, viiiile intruse ! Nul ne profanera le Royaume des Couleurs, ni la mémoire de notre Prince. Rebrousse chemin ou subis la colère de la laaaame d’Hakiri, fier éclaireur du Petit Peuple Décaillé !

Son numéro me laisse sans voix. Le samuraï miniature pense vraiment m’impressionner avec son épée d’apparat. Mais je ne suis pas sans ignorer que la colère des imbéciles est la plus dangereuse de toutes, aussi je rengaine mon arme et m’assieds à bonne distance, sur le rebord de la baignoire pleureuse.

— Je crois que vous vous méprenez, monsieur… euh… Hakiri ?

Tout en lui parlant, j’inspecte sa silhouette, ses petites pattes écailleuses et tachetées de jaune, la queue enroulée que dissimule la sous-jupe presque aussi noire que lui.

— Attendez. Vous êtes un lézard ?

— Un echinotriton d’Anderson, miiiisérable impertinente !

— Un lézard semi-aquatique, quoi.

Le mini-samuraï bondit d’indignation et sa tête émerge de sous l’imposant casque : noire et jaune, flanquée de grands yeux noirs aux paupières pataudes, d’un museau sympathique et d’une large bouche incapable d’exprimer autre chose qu’un sourire. Le contraste saisissant entre la fureur déclamée et sa bouille joyeuse me fait tousser de rire.

— Ignooooble impostrice ! s’égosille le lézard, d’une voix si mélodramatique qu’un autre gloussement menace de m’étouffer.

Je dois me ressaisir sans tarder.

— Votre prince, là, hasardé-je, c’était le détenteur de ce pinceau ?

Le lézard Hakari scrute l’objet ôté de ma ceinture – ou sans doute de sa ceinture.

— Comment t’es-tu procuré cette clé ? esquive-t-il, scandalisé.

— C’est lui qui me l’a donné. L’homme en costume d’écailles. Il vient ici, lui aussi ?

— Il venait, souffle le lézard avec dédain. S’il t’a donné sa clé, comme tu le prétends, cela signifie qu’il a renoncé au Royaume. Mais si tu meeeens…

— Je ne mens pas !

Une profonde tristesse imbibe le faux sourire du samuraï. Sans autre sermon, Hakiri replace son sabre sans son fourreau, se laisse glisser sur l’eau avec la grâce d’un pancake et nage nonchalamment jusqu’à la fenêtre ouverte. Le voilà qui fait les cent pas, allant et venant sur le rebord de pierre, porte une patte à son front, se cambre avec tragique et gémit sa tirade :

— Ôôôô monde cruel ! Le bon Prince n’était-il qu’un âmateur de passage, puisant ici la force d’affronter son vrai monde, et nous aurait-il jetés comme de vulgaires chaussettes ? Nous le Petit Peuple. Nous ses loyaux sujets. Nous aurait-il ainsi condamnés à l’Oubli ? À ce même effacement dont il avait juré de nous préserver toujours ? Celui par la main duquel nous avons reçu la vie a-t-il pu nous trahir ? … Ou ne sommes-nous que les énièmes suuuubstituts d’une cruelle farce qui se répète, d’âmateur en âmateur, une clé après l’autre ?

Je ne sais pas bien pourquoi, son charabia m’émeut.

— Ôôôô sombre destin ! J’ai juré sur l’honneur retrouver les contours qui des miens s’évaporent. Mais de cette quête impossible, l’honneur éventré me sacre traître à mon tour. Je ne mérite ni cette aaaarmure, ni la viiiie.

D’un pas de côté, le lézard offre dangereusement une patte aux appétit du vide. La fenêtre ne demande qu’à le précipiter au sol, lui à s’y écraser. Le voyant chavirer, je me redresse d’un bond, plonge avec l’adresse d’un morceau de bois flotté et le saisit par l’épaulette. Le lézard bascule, gesticule. Coup de queue dans mon visage. J’empoigne fermement l’appendice caudal. Face à sa lutte, je ne peux qu’opposer mon ton le plus ferme.

— Je ne comprends rien à tes histoires d’amateurs, de contours et d’honneur, mais je sais une chose : se jeter d’une fenêtre, ça ne résout jamais les problèmes, au contraire, ça les décuple.

— Ignoooorante, tu ne peux pas comprendre…

— On parie ?

Je m’apprête à lui conter le désespoir immense qui m’a conduite au même geste, comment j’ai survécu, d’abord contre mon gré, et découvert l’instinct de survie qui sommeillait en moi. Il ne m’en laisse pas le temps. Plus vif que le cours d’un torrent, le samuraï déploie son arme. La lame liquide du sabre me transperce la poitrine de part en part.

Douleur.

Intense.

Sans borne.

Insurmontable.

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