2.8 - Le vagalame

6 minutes de lecture

Une vague me submerge de l’intérieur, une tristesse si prégnante que mes entrailles se serrent ; si indicible que je ne suis capable que de crier, la bave aux lèvres ; si dévorante que je ne sens plus mes membres. Un gouffre s’est creusé en moi et broie tout le reste dans son noir abyssal. Plus rien d’autre n’existe.

Juste cette peine.

Immense.

Sans nom.

Indéchiffrable.

… Parce qu’étrangère.

Oui, soudain l’évidence m’apparaît, limpide : cette peine n’est pas la mienne. Elle y ressemble, je la ressens comme telle. J’ai déjà connu pareil désespoir, la volonté ferme de disparaître, de n’être plus, d’échapper à cette slave d’émotions continue : honte, dégoût de soi, colère, rage, violence. Je me suis détestée pour tout ce que j’étais, puis j’ai haï celle qui en moi osait se détester. J’ai voulu toutes les deux les précipiter dans l’oubli. Mais ces sentiments-là ne m’habitent plus désormais. Celle qui se détestait a appris à s’aimer en aimant ses chimères, en combattant le quotidien morne à grands coups de pinceaux. Et celle qui la haïssait tente de la pardonner, de l’aiguiller lorsqu’elle doute, de la consoler quand elle craque. J’essaye doucement de recoller mes morceaux. Tentative lente et maladroite, chaotique, dysfonctionnelle, trop souvent éreintante. Qui jamais pour autant ne cède au fatalisme, ne retourne sa cape du côté de la haine ou ne scrute le vide avec avidité.

Parce que je le connais, parce que je l’ai muselé, je sais que ce désespoir-ci n’a pas germé en moi. Il m’a rempli comme un verre d’eau. D’un simple coup de sabre.

Puisant dans toutes les forces que le choc m’a laissées, je presse les bras contre ma poitrine.

— Tu… vas bien. Tu as le droit d’être là. Tu as le droit d’être heureuse. D’espérer. D’aller de l’avant. De tenter des choses, même si certaines échouent. Tu as le droit, autant que les autres, et peut-être plus encore.

Chaque mot est une souffrance, chaque souffle une brûlure.

Je tiens bon.

La peine se fait si lourde qu’elle pourrait me tuer, mais je veux prendre le risque, peu importe si mes cris me lascèrent.

— Hakiri ! Je sais ce que tu ressens ! Je le sens… Je croule sous les maux ! Je comprends… Dis-moi… Dis-moi comment t’aider !

— Tu ne peux pas.

Ma vue s’éclaircit et je l’aperçois, assis sur le bord de la baignoire à caresser sa lame, le sourire plein d’envie. La tenant à deux pattes, il la tourne vers son ventre, la pointe prête à le transpercer…

— Arrête ! Ne fais pas ça ! C’est mal de se flageller avec ses propres peurs… regrets… incertitudes. C’est normal d’être paumé… de se sentir pathétique. Mais ça passe. Ça doit passer ! J’ai essayé d’aller mieux, alors pourquoi…

J’ai envie de mourir.

Encore.

Son envie qui m’accable, qui s’impose. Qui est mienne.

Mes yeux pleurent des larmes que je ne veux pas verser. J’ai peur, honte, tout perdu. Je sens la fin. Ma fin. Une fin que je désire contre mon gré, qui m’attire tant qu’elle me révulse, où je cours sans faiblir dans l’espoir d’esquiver. Je ne suis déjà plus moi, mes mots se vident de sens.

— On peut le retrouver ! Je le chercherai pour toi, si tu veux… je trouverai…

Qu’est-ce qu’il voulait déjà ?

— Le prince ? La clé ? Une pulsion ?

— Nos contours.

J’halète. Sursaute encore sur place. Le reste s’est arrêté. Je n’ai plus mal. Plus rien.

Debout sur la baignoire, Hakiri défie le courant des cascades larmoyantes. Il a baissé sa lame. Je m’approche et m’accroupis à son niveau. Ôtant ses jambières, il me relève alors sa cuisse presque invisible, comme diluée.

— C’est l’eau qui t’a fait ça ?

— Non, murmure-t-il, c’est le Graaand Effacement.

Ses syllabes à rallonge sonnent comme une mélopée. Où est-ce moi qui n’ai pas su, plus tôt, entendre toute sa détresse ?

— Ça commence par les contooours, poursuit le samouraï. Puis les couleurs s’estompent et nous disparaissons. Bientôt, il ne restera plus rien du Petit Peuple Décaillé. À la vue de cette tooour, j’ai cru… j’ai voulu croire en son glorieux retoooour ; qu’il s’était remis à peindre et qu’il arrivait nous sauver de l’Oubli.

— Oh, alors c’est l’Écailleux qui t’a dessiné ? Ça fait sens…

De cette tour au feu-sans-chaud, mes dessins ont pris vie par-delà la porte en trompe-l’œil. Les siens aussi, sans doute. Voilà le pouvoir de ce pinceau, l’un des instruments du sorcier comme conté par Lázár, un artefact que Hakiri appelle « la clé ». Cela n’avait donc rien d’une métaphore, quand le vieux fou parlait de « mondes intérieurs » ; je crois bien que les nôtres se sont télescopés.

— Alors, je pourrais…

Non, ce serait fou. Néanmoins Hakiri est pendu à mes lèvres.

— C’est parce qu’il ne peint plus que vous tombez dans l’Oubli ? Dans ce cas, admettons que je vous dessine, toi et le reste du Petit Peuple… Combien êtes-vous d’ailleurs ? Non, parce qu’il faut que je prévoie un carnet de croquis suffisamment épais. Si je vous dessinais, donc, vous retrouveriez vos contours ?

— C’est là chose possible. Une secoooonde, en te voyant, je l’ai même espéré. Mais c’est aloooors que tu as laissé filer ta pulsion. Quelle erreur !

— Ma pulsion ? Quelle pulsion ? … Oh ! Tu parlais du feu-sans-chaud ?

— Feussancho ! Clairement, tu n’as pas hérité des goûts subtils du bon Prince en matière de nooooms. Enfin soit, il faudra faire avec. Sans doute pourrais-tu essayer. C’est notre ultiiiime espoir.

Du bout de l’index, je caresse le pinceau à l’origine de tout ce cirque.

— Cette clé me permettra aussi de rentrer ? Par quelle porte ?

— Seul le Guide peut t’instruire des lois de passaaaage.

Cette conversation me rappelle étrangement un autre dialogue de sourds. Ce jour-là, avec Lázár. Lorsque j’ai fait la promesse de continuer à peindre.

— Votre Prince comptait sur moi. Pour une raison qui m’échappe, mais quand même. Il va falloir que je rentre si je veux dessiner, et c’est la seule façon de vous sauver de l’Oubli. Voyons voir. Pour rentrer, il faudrait déjà que je sache… Où est-ce qu’on est au juste ?

— Seul le Guide connaît l’emplacement exact de Konstrate.

Mon interlocuteur commence de plus en plus à ressembler à un répondeur automatique.

— Ok, Konstrate, ça me fait une belle jambe. Est-ce que tout ceci est réel d’abord ? Attends, laisse-moi deviner. Le Guide ?

— Lui seul.

Je pousse une plainte bestiale. Ça y est, j’ai envie de m’arracher les cheveux ! Seule la présence de ces jolies tresses colorées me retient. Y a-t-il une seule maudite info que ce lézard puisse m’apprendre ?

— Ton sabre, Hakiri, que m’a-t-il fait tout à l’heure ?

— UN SAAAABRE ?! Ignaaaarde ! Cette arme est mille fois plus. Elle a été forgée larme après larme dans le bouillon ardent du désespoir le plus profond. C’est un authentique vagalame.

Un sourire me trahit. Finalement, il semblerait que Lázár et moi ayons le même goût subtil pour les noms tordus.

— Que fait-il, ce vagalame ?

— Quelle question ! Ce que font tous les vagalames.

— Il frappe l’adversaire de ton chagrin. À ce moment-là, j’ai tout ressenti par ton prisme… Si seulement c’était possible… Si je pouvais faire goûter ma souffrance aux personnes qui m’ont malmenée. Ça, ce serait une sacrée leçon d’empathie !


VALDA !


L’appel résonne dans ma tête, si puissamment que mes oreilles bourdonnent. Un instant, je suis dans mon corps, sur le sol poussiéreux de la vieille manufacture. Impossible de me lever. Mon esprit s’élève et mes membres restent durs comme la pierre, figés au sol.

Alors, cette fois, je suis morte ?


VALDA !


J’ouvre les paupières, sonnée, alanguie sur les trèfles de la forêt de Konstrate. La tourelle s’élève dans l’angle de ma vision et son ruisseau amer coule toujours jusqu’aux douves.

— Hak…

Ma voix s’enraye. Le temps que je l'éclaircisse pour appeler Hakiri, un lourd parfum de menthe envahit l’air. Je lève les yeux. Reste bouche bée.

Quelle n'est pas ma surprise – et mon cœur se suspend ! – lorsque mes pupilles écarquillées se posent sur la créature fière et trapue qui derrière moi se dresse sur ses quatre sabots. Un majestueux orignal à la robe bleu givré et aux bois bouturés de pousses mentholées.

De surprise, à nouveau, un cri gonfle dans mon gosier, mais y reste coincé. Enfin, je le ravale, replie la tête entre mes mains et me répète à haute voix, comme pour mieux m'en convaincre :

— Menthaleau… C’est bien toi Menthaleau ? L’appel… Le Guide ?

Annotations

Vous aimez lire Opale Encaust ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0