2.9 - Les lois de passage
Le vénérable élan secoue la tête, et les feuilles dentelées qui ornent ses cornes bruissent en cacophonie.
— C’est exact, Valda, je suis le fruit de ton imagination, ainsi que ton guide en ces lieux. Vois-tu, Konstrate est un monde contigu au tien et, ici, une seule loi régit l'existence de tout être : ce que tu crées prend vie, ce que tu détruis meurt. Seuls quelques rares Âmateurs détiennent la clé de la contrée. Voici la tienne.
D'un sabot levé, il pointe le pinceau fourré dans ma ceinture.
— C’est Lázár, le Princes des Couleurs, qui m’a confié ce pinceau. Pourquoi ? Qu’est-ce qu’il attendait de moi ?
— Il a fait de toi une Âmatrice, gardienne de cette clé et des mondes intérieurs. Il t’a confié ces terres, peuplées de ce que lui-même et les autres avant lui ont imaginé, des siècles durant.
— Alors, le Grand Effacement épargnerait certaines choses ?
— En effet, mais cela dépend de toi. Si tu peux te les rappeler, les chérir, les faire tiennes, alors certaines chimères perdureront, au moins jusqu’au prochain Âmateur.
— Pourquoi est-il parti ? Le Prince.
— Lui seul le sait.
Qui renoncerait à un monde intégralement modelé de ses propres désirs ? Certainement pas moi. Je ne céderai pas cette clé, jamais. Je n’abandonnerai pas Hakiri et les siens. Je façonnerai cette Constrate, le seul endroit existant où je puisse trouver ma place.
— Tout ça, c'est bel et bien réel ?
— Aussi réel que toi et moi, m'assure le cervidé.
Au gré de ces explications, nous avons regagné le pied de la tour et son pont de fortune. Une intuition me presse de retourner auprès de Hakiri. J’ai encore tellement de questions.
J’observe l’élan bleu aux bois mentholés. Il n’est pas très pour trait tel que je l’ai dessiné, mais exactement comme je l’imaginais.
— Quand je t’ai inventé, lui dis-je, je n’ai jamais envisagé que tu pourrais parler, ni quelle voix tu aurais. Qui a décidé que ce serait toi, mon guide ?
— J’ai l’importance que tu m’as accordée, et je suis exactement ce que j'étais censé être : ton premier pas.
C’est presque trop évident, trop naturel, trop beau pour être vrai.
— Dans les contes et les légendes, les enchantements ont des prix. Qu’est-ce que je mets en jeu ? Qu’est-ce que je risque en devenant Âmatrice ?
— Il n'existe qu'une seule sorte de menace à Konstrate : les Âmateurs eux-mêmes. Ils donnent vie à toute chose, mais sèment aussi le trouble… Tu pourrais trépasser en t’égarant dans ton monde intérieur. Chaque fois que tu fouleras le sol de la contrée, il faudra t’assurer de trouver une porte de sortie. Tu la reconnaîtras. Si tu venais à rester bloquée ici, ton corps dépérirait dans le monde extérieur et, une fois morte, ton imaginaire tout entier s’éteindrait avec toi. Tu as compris, Valda ? C’est un avertissement.
J'ai tout de même du mal à croire qu'un pareil moralisateur puisse être le fruit de mon imagination ! Si ça ne tenait qu'à moi, je ne rentrerais pas. Mourir décomposée en plein rêve ? Pourquoi pas, après tout. Sans souffrance ni conscience. Le temps, cependant, n’est pas le même ici. Je pourrais oublier d'où je viens, qui j'étais, et m’évaporer sans plus le vouloir au beau milieu d'une vie que je risque de savourer. Quoi qu'il en soit, j'ai le sentiment que Menthaleau ne me le permettrait pas.
Comme le hasard qui m’a mené jusqu’à la vieille manufacture et sa porte en trompe-l’œil, une sorte d’instinct profond me commande de gravir encore la tour, de retrouver mon amie le lézard. Je remercie prestement Menthaleau pour ses éclaircissements et il m’assure que nous nous reverrons sous peu. À peine suis-je entrée dans la structure de pierre que l’odeur de brûlé me prend à la gorge. J’allais oublier ce vieux four et sa colère fumante.
Y en a-t-il encore en moi ?
Oui.
J’ai beau détourner les yeux, ne pas y prêter attention, éviter d’y penser, je fulmine à l’idée de retrouver le lycée. Aucun de mes bourreaux n’a payé pour toutes les souffrances que j’ai endurées. Les seuls amis que j’ai eus m’ont fui comme la peste, par peur de finir parqués dans le troupeau du bouc émissaire. Ce que j’aimerais les pourfendre avec mon vagalame !
Sous la chaleur ambiante, l’eau qui emplit la tour s’est réchauffée et les bulles grondent déjà, là, près du four immergé. Le torrent des larmes boue de la même rage que moi. Et si j’y trempais mon poignard ? Au plus près de la fournaise, la chaleur est suffocante, mes mains brûlent au contact de l’eau, le métal de la lame rougit. Je serre les dents.
— Écaaarte-toi, maaaalheureuse !
Hakiri me sermonne du haut de l’escalier, débout sur le dossier du fauteuil-à-galop.
— Forgée larme après larme dans le bouillon ardent du désespoir le plus profond. C’est ce que tu m’as dit.
À mesure que ma lame chauffe, elle semble absorber l’eau. La pointe, comme un siphon, aspire un tourbillon de larmes.
— Arrêêêête, Vaaaalda !
— Fais-moi confiance, lui assuré-je en resserrant mes poings, à la peau si flétrie qu’on dirait deux pommes cuites, autour du manche d’écailles argentées. Je ne peux pas juste décider de ce que je ressens, chasser la peine ou la rancœur comme on chasserait des mouches. Mais ce n’est pas grave, je vais en faire une arme. À partir d’aujourd’hui, je ne laisserais personne m’utiliser comme exutoire !
— Ce n’est pas çaaaa !
Hakiri gesticule, ses petites pattes tendues comme pour m’avertir qu’un monstre s’apprête à fondre sur moi.
Mais c’est bien sûr…
Le temps que je comprenne, que les voix me reviennent en tête, que je me souvienne qu’elles étaient deux, il est déjà trop tard. Une ombre a surgi au bord de mon champ de vision. Une queue épaisse comme une masse d’arme. Réflexe. Peu désireuse d’essuyer un coup de spatule à picots en pleine dans la face, j’ai paré de ma lame encore vague. Coulante. Fumante.
Mon assaillant est frappé de plein fouet, dégringole de la poutre d’où il pendait encore : un gros lézard à la cuirasse noire et aux écailles bosselées, comme du papier à bulles. Autant de petites cloques qui éclatent en vapeur violette au contact de l’eau bouillante, tandis que l’ennemi se débat contre le raz-de-mal-être que je lui ai infligé.
— Ôôôô, maaaalheur ! Senik !
Oui, j’ai surréagi. J’ai condamné à la noyade, à l'ébullition et à l’overdose l’un de ceux du Petit Peuple que j’étais censée sauver. Vite ! Je laisse tomber mon vagalame, plonge mes mains dans le bouillon et soulève le lézard rugueux. Il convulse. Ses pustules violettes me pètent à la figure. J’ai l’odeur du fer plein le nez, le goût du fer sur la langue, le froid du fer, le cœur qui se serre.
Mon estomac fait des loopings et une aigreur que je connais trop bien me remonte dans la gorge. Le lézard est trop lourd pour que mes bras le portent, je l’entraîne à la nage jusqu’au bas de l’escalier où Hakiri se précipite pour retrouver son ami.
— Écaaarte-toi, Valda ! Senik est un poisoooon !
Avant que j’ai pu réagir, Hakiri a bondi et m’a poussé hors de la pièce, hors de la tour, loin des cloques de Senik qui continuent d’exploser en nuages toxiques.
Ce n’est pas de sa faute, m’explique le samouraï. Au moindre coup de chaud, de froid, de stress, de sang, Senik libère le poison contenu dans ses écailles. Seule sa queue est exempte de cette malédiction. Aussi ce que j’ai pris pour une agression consistait en fait en une ultime tentative pour m’éloigner, avant que Senik chute et que son venin ne m’encercle.
Je n’ai vraiment rien compris.
— Qu’est-ce qui se passera si je meurs ici ?
— C’est arrivé une foiiiis… Elle est restée ici, ce n’était plus qu’une coquille creuuuuse.
Je ne veux pas m’éteindre. Pas de cette façon.
— Tu dois trouver la porte, et vite, me presse Menthaleau de l’autre côté des douves.
Facile à dire. La seule porte dont j’ai connaissance se trouve là-haut, bien au-dessus des nuages. Là où ni mes jambes criblées de crampes, ni le mini-samouraï, ni mon vénérable Guide ne sont en mesure de me conduire.
Putain, c’est vraiment ça la fin ?
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