3.3 - Les couloirs de Rothall
Ma rentrée en première au lycée Rothall signe le retour de bonnes vieilles habitudes. À peine ai-je franchi la porte du hall que je me précipite vers mon casier. Je n'embarque dans mon sac à dos que le nécessaire vital au bon déroulement de la matinée : trois cahier neufs mais déjà bariolés de gribouillis éparses, une trousse remplie presque à craquer de dizaines de crayons que je n'ai jamais triés, et une pomme au cas où je sauterais le déjeuner. Je balance mon cartable sur l'épaule et cours me réfugier dans les toilettes.
Pour avoir déjà reçu moult seaux d'eau par-dessus la porte, je sais que ce refuge n'est que précaire. Aussi, je me recroqueville sur la planche rabattue, de sorte qu'on n'entrevoie pas mes chaussures sous le battant de la cabine. Afin d’amoindrir les risques d'être repérée, il me faudra changer de planque à chaque pause, alterner méticuleusement entre les sanitaires du deuxième, ceux du bout de la cour, les vestiaires, l'infirmerie et la remise des salles de sciences. Chacune de ces cachettes comporte ses limites et son lot de périls, bien sûr. Je pourrais me faire coincer, par des élèves comme par des profs, me faire tabasser ou bien réprimander. Mais affronter le regard des autres, j'en suis encore incapable : je veux juste disparaître et me faire oublier.
Quand la cloche sonne, j'attends encore que les toilettes soient déserts pour quitter ma cachette. En traversant le couloir, je manœuvre habilement, de sorte à ne croiser les yeux d'aucun de mes camarades. Un regard de travers peut si facilement être mal interprété qu'on se retrouve en un rien de temps avec le nez en sang sans l'avoir vu venir ! Je parle par expérience.
Je trace, les deux mains agrippées aux sangles de mon sac. Une simple précaution : l'assurance qu'on ne me l'arrachera pas du dos, du moins pas trop aisément. Sur mon passage, je reconnais les voix railleuses de Lottie et son jumeau Lionel. Je les côtoie depuis toujours, parce que nous sommes voisins et avons fréquenté les mêmes établissements. Nous avons grandi en fêtant nos anniversaires ensemble, en jouant à la balançoire dans le jardin des uns les autres et nos familles partageaient même des vacances à l'étranger, jusqu'à l'année de mes douze ans. Jusqu'à ce qu'Edvin Sundberg m'ampute de mon prénom au profit d'un surnom sans saveur qui me colle à la peau. Sous la pression des moqueries, même ceux que je croyais mes amis ont fini par me tourner le dos. Cette année-là, j'ai compris que je vivais depuis toujours dans un monde qui n'était pas le mien, au sein duquel je faisais tache – dans le genre délavée, accident d'eau de Javel. Quoi qu'on m'ait laissé croire, je n'appartenais pas à la même espèce que les demi-dieux aux proportions parfaites qui peuplaient les maisons de maître de notre quartier pavillonnaire. Je ressemblais au mieux à un fantôme hantant l'une de ces vieilles bâtisses ; au pire au vilain petit canard local, à cela près que je me trouvais bel et bien dans ma famille biologique et qu'aucun parent inquiet n'apparaîtrait jamais pour révéler ma grâce à ceux qui cancanaient en me dévisageant.
Lottie et Lionel ont tous deux la peau mate, les cheveux d'or et les yeux bleus comme le ciel. Ma mère les invitait souvent, quand nous étions enfants, et je me disais chaque fois qu'elle aurait préféré les avoir pour progéniture, eux qui étaient si beaux et n'avaient peur de rien. Mais je m'en accommodais : elle pouvait bien gâter quelques fois ses enfants rêvés, tant qu'ils étaient mes amis et que leur compagnie me mettait du baume au cœur. Ce n'est qu'avec le temps que l'écart s'est creusé, que me tenir à leurs côtés est devenu insoutenable. En septième année, Lionel a commencé l'athlétisme. Il est devenu champion, musclé comme un Hercule. Lottie, de son côté a développé le charme d'une Vénus blonde et s'est enorgueillie du nombre de ses admirateurs. Elle n'avait que l'embarras du choix, parmi les garçons du coin, mais il a fallu qu'elle s'entiche de ce prétentieux d'Adam. Leur relation est aussi décousue qu'un patchwork, suffisamment mouvementée pour qu'on en fasse un jour une télé-réalité. En attendant, quand on ne s'amuse pas à me dégrader publiquement, on jacasse sur les frasques de Lottie et Adam, et ça me fait des vacances.
Cela étant, les moqueries de tous ces crétins confondus sont peu choses, en comparaison à ce qu'une autre personne a pu m'infliger. Quelqu'un qui, l'an passé, me terrorisait jusque dans mes cauchemars. Je veux parler de Nancy.
De deux ans mon aînée, Nancy Dahl est arrivée à Rothall en cours d'année derrière. On l'avait renvoyée de son lycée précédent pour je-ne-sais-quels méfaits et elle a eu tôt fait d'asseoir son pouvoir en semant la terreur. Tout le monde craint Nancy, même ceux qui ne l'admettent pas. Dans un monde gouverné par le bien et la raison, l'ensemble des mes camarades aurait fait bloc contre un tyran de sa trempe, nous nous serions unis pour la remettre à sa place. Néanmoins, puisque le monde, le vrai, tourne par la seule force de la persécution, il a suffi que Nancy prenne pour boucs émissaires ceux qu'à Rothall on maltraitait déjà – moi en tête – pour gagner le respect et l'adhésion commune.
Je ne compte plus les menaces susurrées à mon oreille, les insultes qu'elle m'a crachées à la figure, ni même le nombre de fois où elle m'a jetée à terre, piétinée, ruée de coups jusqu'à m'arracher l'un des cris de tourment dont elle se glorifie. Et, parce que la notoriété de Nancy l'a érigée en véritable souveraine du lycée, j'ai fait aussi les frais de tous les pauvres sbires sans amour-propre qui se jetteraient d'un pont si elle leur ordonnait. S'il y a bien quelqu'un dont j'espère ne pas croiser la route aujourd'hui, c'est elle.
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