3.4 - La nouvelle

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Le regard rivé sur le vinyle cabossé à mes pieds, je passe la porte de la classe et vais m'asseoir au fond, seule. Je suis habituée à ce qu’à mon pupitre double, la place voisine demeure vacante. Les quelques rares fois où quelqu'un s'y est assis, ce n'était qu'avec l'intention de me malmener. Une petite note insultante griffonnée sur une feuille volante. Un coup de ciseau dans ma veste. Une cartouche d'encre qui m'explose à la figure. Je sais à quoi m'en tenir avec mes camarades. Aussi, je jette systématiquement mon sac sur la chaise que je n'occupe pas, dans l'espoir que cela dissuadera de nouveaux ennemis d'y prendre place.

À l'instant même où je m'installe et sors mes affaires, je sens les regards qui convergent sur moi, bientôt suivis des sifflements perfides d'autant de langues de vipères. À n'en pas douter, je leur ai manqué, et je vais le payer cher.

Notre professeur de littérature, Madame Stanfort, réclame le silence et le calme revient. Du haut de sa trentaine et de son mètre soixante, son visage est empreint d'une sécheresse apparente que je sais n'être qu'une façade. Ses cheveux foncés sont toujours soigneusement rangés dans un chignon et ses grands yeux gris donnent l'impression de regarder partout à la fois, sans jamais laisser transparaître l’embryon d’une émotion. Elle a les joues légèrement creusées et des lèvres fines, ce qui lui confère un air particulièrement stricte. Je ne l'ai jamais vue porter autre chose que des tailleurs, sobres et élégants, et des escarpins mates. Elle s'exprime toujours posément, nul ne semble en mesure de lui faire lever la voix. C'est autant grâce à son allure rigide qu'à ce sang-froid tenace qu'elle est parvenue à devenir la professeur la plus respectée du lycée Rothall. Une fois n'est pas coutume, quand elle demande le calme, elle l'obtient instantanément.

Le cours est sur le point de commencer lorsque l'on frappe à la porte. Mme Stanfort ouvre le battant et laisse entrer dans la classe une fille qui m'est inconnue. La nouvelle venue mesure au bas mot une tête de moins que moi et ses hanches généreuses forment une courbe harmonieuse. Son visage est rond, sa bouche recouverte d'un rouge à lèvre intense, son nez légèrement retroussé, ses yeux noisettes ornés d'un noir épais. Une chevelure ébène, tout aussi sombre que son fard, encadre ce portrait digne des meilleurs films de vampires, dans un carré plongeant, et une courte frange lui dissimule le front. Ses vêtements collent au personnage : un camé en toc noué au cou par un ruban, une robe noire doublée d'une fausse dentelle florale, une ceinture rouge vernie, les avant-bras cerclés de bracelets métalliques ; bas-résille effilochés et bottines compensées qui grimpent jusqu'aux mollets.

Quand elle s'avance dans la classe, ses bijoux entament un vrai concert de percussions. Tout le monde la dévisage, moi comprise.

— Excusez-moi d'être en retard, dit-elle poliment, je ne trouvais pas la salle.

Mme Stanfort hoche la tête et, pour seule réponse, la presse de s'installer. En vérité, les places libres sont rares. Difficile de s’asseoir à côté de David, déjà affalé dans la longueur de sa table. La nouvelle avise le siège voisin de Rachel, mais celle-ci la fusille instantanément du regard, déterminée à défendre sa demi table à goûter jusqu'à ce que mort s'ensuive. Par la force des choses, la retardataire arrive à ma hauteur. Alors, sans même me demander mon accord, elle empoigne mon sac et le dépose à mes pieds, puis prend place à côté de moi. Au moment où Mme Stanfort annonce le sujet du jour et se retourne pour écrire au tableau, ma voisine m'adresse un sourire concerné et chuchote :

— Moi, c'est Blake. J'espère que j’ai pas volé la place de ton ami imaginaire ! Je te dérange pas, hein ?

Je secoue la tête en signe d'indifférence. Elle me sourit plus fort. C'est drôle, elle paraît soulagée. S'imaginait-elle franchement que j’allais me fâcher pour ça ?

Pendant le cours, Blake reste calme et attentive. De temps à autre, ses yeux cherchent à capter mon attention, sans un mot. Bien qu'elle ne fasse encore preuve d'aucune hostilité à mon encontre, cette attitude me met mal à l'aise et je juge préférable de faire abstraction mais, au cours suivant, à ma plus grande surprise, elle s'assied immédiatement à côté de moi et, toute la matinée, elle persiste à me suivre sans décrocher un mot, et sans quitter non plus ce sourire innocent. Ça ne me dit rien qui vaille.

À la pause déjeuner, je passe la porte du réfectoire, bien consciente que Blake me talonne. Bon sang, quand va-t-elle me foutre la paix ? J'attrape un plateau et m'engage dans la file du self. Je m'y agrippe solidement, parée à ce que quelqu'un tente de me le faire renverser. Puis, une fois mon assiette pleine, un fruit et ma boisson en possession, j'avise une petite table dans un coin de la cantine. J'avais pour habitude d'y déjeuner seule l'an passé. Bien sûr, il arrivait qu'on vienne gâcher mon repas, mais j'y trouvais le plus souvent une relative tranquillité. Je souffle et m'assieds sur le banc. J'ai la nette impression que rien n'a changé.

Cette impression s'estompe au moment même ou quelqu'un pose son plateau sur ma table et prend place face à moi. Blake, évidemment, son inaltérable sourire aux lèvres.

— Bon app ! lance-t-elle.

Fourchette en main, je la regarde, incrédule, entamer son repas avec appétit. Je n'ai plus le choix. Je me contrains à lui adresser la parole, en prenant garde à conserver autant de distance que possible.

— Je ne suis pas de bonne compagnie, tu sais.

Elle lève la tête de son assiette pour me répondre, les yeux dans les yeux et la bouche encore pleine.

— Bah, t'es toute seule non ? J'viens d'arriver en ville. On pourrait être amies.

Est-ce qu'elle se moque de moi ? Je les connais, les filles dans son genre ! Elles s'approchent avec un sourire doucereux, déploient tous leurs talents de copinage, puis vous plantent un couteau dans le dos au moment où il sera le plus aiguisé. Au moment où vous penserez avoir une amie, où vous aurez cédé votre confiance. Je coupe court tout de suite à son petit jeu sournois.

— Je n'ai pas d'amis.

— Tu veux dire que t'en as jamais eus ? s'étonne-t-elle.

— Non, et je n'en veux pas.

Sur ces mots, j'attaque mon plat de résistance. Après quelques bouchées seulement, mon estomac se ferme. Alors je me lève, abandonnant Blake à ma table, et fuis le réfectoire pour une planque plus sûre.

L'après-midi, la nouvelle s'accroche à son rôle de voisine de table. Toutefois, elle ne m'adresse plus un sourire, ni même un simple regard. Maintenant que nous jouons franc jeu, j'imagine qu'il s'en faudra peu avant qu'elle commence à me dévisager, puis à scander avec les autres mes horribles surnoms. Aujourd'hui néanmoins, peut-être parce qu'elle se trouve dans mon sillage, personne n'essaie de m'approcher. Si elle voulait réellement être mon amie, cette accalmie durerait-elle éternellement ? Non, évidemment. Quand bien même elle serait sincère et désintéressée, la pression sociale l'obligerait tôt ou tard à retourner sa veste, comme les autres. Évitons-nous d'emblée les dilemmes insoutenables, la loyauté bafouée, la confiance déchirée. Ne sympathisons pas.

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