Mava - I - Nuit d'hiver
Je ne craindrai pas le changement, car il annoncera une nouvelle ère. J’accueillerai l’innovation avec bienveillance, car elle est la preuve du renouveau. Le règne de la lumière brillera sous le signe de l’intelligence. Tout ce que je sais, je l’offrirai à la lumière, pour qu’elle prospère et englobe de sa bénédiction la civilisation.
Verset 4, chapitre 3, la Civilisation de la Lumière, Opuscule des Élus de la Lumière
Mava traînait des pieds. Elle se sentait vannée. Pourquoi avait-elle accepté de rejoindre Onelle au silo… Bien sûr, elle savait qu’Onelle craquait pour Bard, mais elle n’avait pas besoin d’elle pour roucouler. La jeune fille soupira. Elle allait tenir la chandelle et se faire reluquer par les autres idiots.
Elle descendit les marches avec bruit, se laissant tomber de degré en degré. Une femme qui montait en sens inverse lui lança une oeillade couroucée. Mava n’en avait cure, tout le monde ici avait trop besoin de son travail pour la rabrouer.
Elle tira ses bras en arrière pour rapprocher ses omoplates et entendit un craquement familier. Elle aurait des courbatures le lendemain. Sa mère et elle avaient fouillé un nouveau lieu, le Manoir de l’Équinoxe, et en avaient tiré de quoi tenir plusieurs mois. Mava espérait prendre un peu de repos, mais elle savait qu’Alba voudrait retourner en repérage très vite, par peur de se voir rafler leur part du butin par d’autres fouilleurs.
Les lieux non visités se raréfiaient, et sans monnaie d’échange, pas d’accès au confort et aux ressources de première nécessité. Elle avait si souvent insisté pour épauler Alba, que celle-ci y avait consenti un an plus tôt, à ses seize ans. Le métier de fouilleur demandait du courage, surtout avec les vagabonds qui rôdaient dans les environs. Sa mère devenait réticente à ce qu’elle l’accompagne depuis les dernières attaques. Il en fallait plus pour décourager Mava, connue pour son caractère revêche et sa propension à la désobéissance.
La jeune femme sauta par-dessus la dernière marche et atterrit sur le sol de béton. Les habitants de la Coopérative, ancien complexe agricole, n’étaient pas habitués à fouler le marbre et à manger dans de la vaisselle de porcelaine. Mava se demandait souvent ce qu’il était advenu des grandes familles de Bordeterre dont elle visitait les manoirs, les châteaux et autres habitations luxueuses. Aymeric, le vieux transporteur, disait que les plus aisés avaient fui le pays pendant la guerre des poisons, vers le pays voisin, la monarchie de Zuchara.
Mava n’avait jamais rencontré de noble. Elle les imaginait au travers des tenues qu’elles trouvaient dans les armoires, des tableaux dans leurs maisons, des objets du quotidien dont ils usaient. Depuis peu, il se murmurait que ces grandes familles préparaient leur retour. L’ancien gouvernement souhaitait revenir au pouvoir et les poches de populations survivantes seraient asservies, utilisées pour rebâtir le pays.
Mava ne savait pas si elle devait donner foi à ces rumeurs. Après tout, les nomades avec qui sa mère et elle faisaient du troc n’avaient pas toujours toute leur tête. Il fallait savoir faire le tri dans leurs bavardages.
Les caravanes se faisaient de plus en plus rares avec les vagabonds en surnombre. On les appelait les “morts-la-faim”, ceux que la contamination des terres avait atteint suffisamment pour leur altérer le cerveau. Ils erraient au milieu des ruines et des marécages fétides, telles des ombres en sommeil, prêts à tuer le moindre voyageur pour ses vivres ou un vêtement chaud.
Mava quitta ses pensées en même temps que la verrière du bâtiment principal. Le ciel d’encre d’une nuit d’hiver l’attendait au-dehors, parsemé de quelques étoiles solitaires, qui brillaient d’un éclat froid. Elle fourra ses mains dans les poches du caban d’officier qu’elle avait déniché le jour-même. Les vêtements rapportés des fouilles lui changeaient des fripes rapiécées de la Coopérative.
Cela faisait un moment qu’elles avaient repéré le Manoir de l'Équinoxe. Elles avaient préféré attendre l’hiver pour fouiller la bâtisse, au vu des dizaines de petites mares couvertes de lentilles d’eau qui l’entouraient. Ces points d’eau stagnante s'accompagnaient de la prolifération de moustiques, qui, pour des générations aux défenses immunitaires faibles, représentaient un véritable danger de mort. Quand le froid avait gelé les mares et tué les nuisibles, Alba avait lancé l’expédition de fouille. Aymeric, le vieux transporteur, les avait emmenées dans sa camionnette. Une bagnole capricieuse, mais qui leur permettait de couvrir de longues distances en peu de temps. Le manoir avait été une très belle fouille. La plateforme arrière du véhicule débordait d’objets à leur retour. Elles y avaient même trouvé des livres en bon état, dans la belle bibliothèque, une rareté. Il devait être bien agréable de venir lire dans cette grande pièce, avec vue sur le jardin. Les lourdes armoires en bois, surmontées de bustes en marbre blanc, sentaient encore la cire d’abeille. Mava s’était amusée à passer ses doigts sur les dos des ouvrages, dans les vitrines. A contrario, les cartes roulées sur une longue table, faute de bonnes conditions de conservation, n’avaient pas tenu l’épreuve du temps. Le papier s’effritait au toucher et les documents s’étaient avérés impossibles à transporter.
Mava avait trouvé une boîte à bijoux, sous le rebord d’un grand miroir cerclé d’or. Dans la poche de son caban, elle joua avec le collier qu’elle comptait offrir à son amie Onelle. Sa famille n’avait pas beaucoup de moyens et elle pourrait l’échanger contre du bois de chauffage, de la nourriture, ou des vêtements de meilleure qualité. Mava se demandait si Onelle oserait embrasser Bard ce soir. C’était bien le seul garçon de leur âge qui valait le coup d'œil. La bonne fortune semblait lui avoir épargné les déformations externes, la mauvaise implantation capillaire et les gencives gâtées qui faisaient tomber les dents. Il avait une belle carrure et des yeux d’un bleu azur.
Elle eut un sourire en coin en imaginant Onelle, les joues rouges, se hisser sur la pointe des pieds pour atteindre les lèvres du beau jeune homme.
Un cri à glacer le sang transperça la nuit froide et la vision romantique de Mava éclata comme une bulle de savon.
Annotations
Versions