Etienne - III - L'équipe du passeur
Le temps fila dans un silence total. Etienne perdit la notion des minutes et des heures. Il ressassait les images de son passé et angoissait pour son avenir. Seul son ventre lui rappela que la journée avançait. Les torsions de son estomac vide le tirèrent de son introspection. Il s’accroupit et attrapa l’un des sacs.
Forville s’éveilla au bruit des papiers que l’on dépliait. Il s’attablèrent sur le plancher autour d’une miche de pain et d’une terrine. Le chauffeur mangea de bel appétit, tandis que son jeune employé se sustenta par besoin. Forville sentait qu’Etienne s’enfonçait de jour en jour dans une profonde tristesse, qui lui tombait sur les épaules comme un manteau et tirait les coins de sa bouche vers le bas. Un bon chocolat chaud de Zuchara aurait pu lui remonter le moral. Mais les graines de cacao ne couraient pas les rues à Bordeterre. Forville aurait voulu qu’Etienne prenne du poids pour affronter leur long voyage et le froid. Il eut envie de le prendre dans ses bras. Forville se souciait plus de l’avenir du jeune homme que du sien. Aurait-il la force et la santé de suivre le groupe sur les routes ? Tout en méditant sur la probabilité de sa mort prochaine, Forville tira d’un sac de voyage une gourde contenant du vin. Il en proposa au jeune homme, qui déclina la proposition. Le chauffeur but une grande rasade au goulot. Il replia ensuite les restes de leur collation et tira d’un nécessaire de toilette une brosse, afin de détacher de son pantalon la boue séchée.
Des éclats de voix leur parvinrent depuis le rez-de-chaussée. Le groupe s’agitait et vaquait à ses préparatifs. Forville se demanda si le passeur ferait honneur à sa réputation. Les chauffeurs des grandes familles s’étaient passé le mot concernant ce Frédolin, que l’on disait avoir escorté Irvin Maindefer, le fils de l’Administrateur, dans ses premières exploration de Bordeterre. Ses tarifs étaient à la hauteur de sa réputation et son hôtellerie laissait à désirer, mais ce qui comptait vraiment était ses talents de guide. Beaucoup de hauts citoyens se retrouvaient portés disparus pour avoir suivi des passeurs moins aguerris, ou moins fiables…
Frédolin leva son nez pointu vers les sommets et analysa le sens du vent. Le passeur se targuait de posséder une grande capacité de mémorisation et une intelligence naturelle en ce qui concernait l’orientation et l’analyse du terrain. Il avait appris par cœur les sentiers sûrs et les zones infectées. Il connaissait les caractéristiques de la faune et de la flore. Il savait décrypter les changements de la météo et éviter les campements des morts-la-faim. Tous les membres de ses groupes n’arrivaient pas à bon port, il y avait toujours des pertes. C’était la Loi de la nature. Frédolin voyait cela comme un test. S’ils sortaient en vie des marécages, de la dysenterie, des fumerolles toxiques et de la nourriture maigre, ils auraient une chance à Bordeterre.
Après le gros coup qu’il allait mener en escortant le fils Belmont, il comptait investir l’une des belles baraques de riche en Idrasie, près de la mer, et y emporter tout ce qu’il avait amassé.
Frédolin portait de nombreuses cicatrices de ses excursions. Il était tombé plusieurs fois malade et avait cru y rester. Il ne fallait pas compter sur sa mère pour être aux petits soins quand il tenait le lit. Elle passait son temps à le houspiller et ne s’exprimait que par des grognements de sanglier mal luné.
De gros nuages noirs roulaient dans le ciel au-dessus de sa tête. S’il se mettait à pleuvoir, les chemins déjà boueux allaient se transformer en de larges ornières de glaise. La progression n’en serait que plus difficile et ils laisseraient des traces explicites de leur passage.
Frédolin redescendit le talus en sifflotant alors que les premières gouttes s’écrasaient dans l’herbe grasse. Dans la cour, sa mère s’affairait à faire rentrer les volailles dans leur abri. Une poule noire au caractère bien trempé s’enfuyait à tire d’aile chaque fois que la femme tentait de l’attraper. Elle finit par la coincer entre un morceau de grillage et une caisse en bois et la saisit. La fuyarde, furieuse, battit des ailes et caqueta avec frénésie. Frédolin ricana du spectacle. Son demi-frère passa sa tête d’ahuri par la porte. Les épaules voûtées, de larges dents carrées, un épais duvet sous le nez, Berda n’avait pas inventé les recharges de lumière. Frédolin le bouscula pour passer la porte et l’adolescent se recroquevilla un peu plus sur lui-même. Bientôt, cette famille ne serait plus son fardeau. Il leur avait offert assez de confort pour partir l’âme en paix.
Dans la cuisine patientait le reste de l’équipe. Frédolin s’assit à califourchon sur une chaise. Il était satisfait de son recrutement. Obtenir la confiance de ces gars n’avait pas été chose aisée, mais maintenant qu’ils le considéraient comme le chef, il savait pouvoir compter sur eux. Tècle, le mécanicien, avait le nez sur une pièce de ferraille. La moitié de son visage était toujours dissimulée par un tissu, Frédolin soupçonnait une difformité, et il portait sur son autre œil une sorte de loupe grossissante. Gast, le chasseur chevronné, discutait avec Cornil, un jeune fouilleur prometteur, qui possédait des bases de guérisseur. Gast riait fort et tapait du poing sur la table, plongé dans son anecdote. Cornil souriait et demandait des précisions à l’homme hilare. Frédolin jalousait la belle figure du fouilleur. Ses traits fins et ses cheveux bouclés lui faisaient penser à une statue. Frédolin ébouriffa la paillasse sur son crâne. Il n’y avait aucune jeune fille à impressionner de toute façon. La seule femme présente était sa mère et personne ne s’aventurerait à lui faire du gringue. Ne manquait plus que Raúl, leur garde du corps, qui devait traîner quelque part dans la propriété. Le gaillard n’aimait pas être enfermé. Frédolin pensait qu’il tenait plus de la bête que de l’homme.
— La voiture est en bon état ? demanda-t-il à Tècle.
Le mécanicien cessa de trifouiller dans sa trousse à outils et fit oui de la tête.
— Toujours muet celui-là ? questionna Gast avant de terminer son verre d’une traite.
— Ses cordes vocales sont fichues depuis son dernier gonflement de gorge, expliqua Cornil.
Tècle détourna son œil exorbité par sa loupe, gêné, et retourna à sa pièce automobile.
— Le temps n’est pas bon, est-ce que tu veux repousser le départ ? demanda Gast.
Frédolin secoua la tête.
— On ne sait pas quand ça va se calmer. Ça nous donne un avantage sur les morts-la-faim, ils vont se planquer s’il pleut des litrons, et si on attend, la route ne sera plus praticable.
Tous l’écoutaient à présent, même son frère et sa mère, qui préparaient les rations de voyage. Frédolin se leva et fit craquer ses doigts.
— Allez, on y va.
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