Madeline Cabaret (seconde partie)

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D’un discret toussotement, Jehan Pasquier attire l’attention générale. Il pose la plume, saisit le document qu’il a couvert d’une écriture serrée et contourne la grande table en l’agitant doucement afin de permettre à l’encre de sécher. S’adressant à Jacques Lasne qu’il salue en inclinant légèrement la tête, il commence d’une voix terne : « Messire, je vous prie de bien vouloir excuser l’absence de mon collègue et maître, Louis Hogu. Les mois qui viennent de s’écouler ont eu raison, je le crains, de ses forces. »

Il reprend d’une voix plus forte : « Au mois de juillet de cette année, nous avons perdu quinze des nôtres, c’est autant que le nombre de décès que nous comptons habituellement pour une année entière. Depuis la dernière épiphanie, c’est cinquante d’entre nous que nous avons portés en terre et le compte n’est pas fini, d’autres, nombreux, vont mourir dans les jours et les semaines qui viennent. »

Il se tait un instant, laissant le brouhaha se calmer, puis reprend : « Louis Hogu et moi-même ne sommes que de simples chirurgiens et nous avons fait au mieux de nos connaissances et de nos moyens.

- Jehan, mon garçon, Louis et toi n’avez rien à vous reprocher. » Santine Poulain s’avance du coin de la salle où elle se tenait discrètement. Les hommes s’écartent avec un mélange de déférence et de crainte. La sage-femme sait qu’elle en impose et compte bien peser dans le sens de la raison. Elle s’approche de Jehan, lui sourit et se tourne vers l’assemblée : «Tout l’été, les femmes qui le pouvaient ont répondu aux appels de Louis et de Jehan. Nous avons apporté nos soins à ceux qui devaient rester loin de tous, de façon à limiter autant que faire se peut, la propagation des fièvres. Nous les avons nourris et lavés, nous avons brulé les hardes, nettoyé les logis … Celles d’entre nous qui connaissent les plantes …

- Que cette femme se taise !!!!

Hector Fréguynier, le bras et l’index tendus, menace un instant Santine, tandis que le tissu soyeux de sa soutane virevolte. Après son algarade avec le curé Boulay, il s’était réfugié dans l’encoignure d’une fenêtre, tournant le dos à l’assemblée dont le cercle s’était vite refermé, reléguant cet intrus, ce curé trop bien mis, dont la véhémence leur faisait offense. Dressé de toute sa taille, l’index pointé vers le ciel, il tourne sur lui-même regardant l’assemblée pétrifiée et reprend d’une voix qui monte dans les aigus :

« Vous appelez ces femmes et leurs herbes avant d’appeler un prêtre ! Et vous vous étonnez de subir, plus que toute autre paroisse, les foudres de Notre Seigneur ? Mais qui sont donc ces femmes pour que vous les placiez au-dessus des bergers que Le Très Haut vous a donnés ? Qui sont-elles pour vous conduire à agir avec tant d’orgueil ….

- Ca suffit !

Jacques Boulay a saisi le bras de l’envoyé de l’évêché du Mans, le fait pivoter face à lui. Il martèle d’une voix sourde : « Ces gens sont de bons chrétiens et je ne vous permets pas …

- Messieurs !!!! René Gaudissard s’interpose sèchement

- Ces harangues sont pour l’heure, inutiles, poursuit Jacques Lasne en esquissant un geste d’apaisement. Jehan, vous nous dites que la situation va empirer ?

- J’avoue être démuni et découragé, pourtant …. Là où nous avons pu isoler les malades et purifier leurs logis, l’épidémie semble céder le pas.

- Il vous faut donc poursuivre dans ce sens, avec les bonnes dames qui vous secondent, conclue Jacques Lasne sur un ton sans appel.

Se tournant vers le groupe de personnes se tenant de l’autre côté de la grande cheminée, il interpelle Madeline : « Madeline Cabaret, je rends hommage à votre courage et comme vous n’avez jamais renoncé à parcourir nos chemins, dites-nous ce qu’est la situation des autres villages.

- Messire, tous les jours, les gens meurent de faim, de fièvre, d’épuisement, partout. Et partout les gens s’organisent et les femmes apportent les soins qu’elles savent prodiguer.

- On nous parle là de paroisses où on rend hommage à Notre Dame pour son soutien dans cette épreuve ! tonne Hector Fréguynier, qui poursuit d’une voix plus basse, ici on laisse profaner les lieux sacrés, qui lui sont dédiés …. »

Des protestations outrées, véhémentes fusent et l’émissaire de l’évêché doit élever la voix pour dominer le brouhaha : « Je vous parle de cette chapelle dans la roche, si simple et si pure, qu’Amadour, le saint ermite du Quercy, l’avait élue pour être une halte sur le chemin de sa dévotion à Notre-Dame, et qu’en avez-vous fait ? Vous l’avez laissée aux mains de ces femmes ! Sans que personne de sensé, sans qu’aucun homme ne les guide ! Que font-elles dans ces lieux soumis à leur impiété ? Ne dit-on pas que ces caves résonnent souvent de rire et de cris, alors qu’on ne devrait entendre que des prières et des louanges ?

- Ces femmes font œuvre de charité, elles ! Jehan, avec toute la fougue de ses 25 ans, a bondit. Elles sont indispensables parce qu’elles savent préparer les potions et les onguents dont nous avons besoin. Elles sont indispensables parce qu’elles ont appris de leurs mères non seulement la sagesse des plantes, mais aussi la sagesse des femmes qui savent donner la vie et accompagner ceux qui la quittent.

- Des sorcières ! Hector a craché le mot avec une moue de mépris.

Jehan le toise un instant puis salue respectueusement le curé Boulay et Jacques Lasne : « M’autorisez-vous, Messires, à me retirer ? Il me semble que je serai plus utile aux malades qu’à cette assemblée. »

Dans le silence qui suit le départ de Jehan, René Gaudissard suggère presque à mi-voix : « Et si nous rendions, effectivement, à Saint Amadour toute sa place dans notre village ? » Conscient d’aborder un sujet délicat, il tend la main vers Santine : « Non, non, cela ne change rien pour vous et vos compagnes, mais il y a aux Roches d’Amadour de nombreuses caves qui pourraient vous accueillir …

- Qu’avez-vous en tête mon oncle ? »

Augustin s’impatiente et envie Jehan de cette liberté que lui confère son métier. Du coin de l’œil il voit la même impatience chez les deux jeunes vicaires qui, depuis le début de cet interminable conseil, se tiennent cois, derrière le banc où Claudine Gaudissard s’évente lentement sans quitter son mari du regard.

« Mon oncle ?

- J’y viens Augustin. Puis s’adressant à Jacques Boulay : mon père, ne serait-il pas possible de rendre à Saint Amadour du Quercy, grand adorateur de Notre Dame, un culte plus ….. ne pourrait-on pas honorer, dans sa chapelle des Roches, quelques reliques ….

- Et pour l’honorer magnifiquement, pour que Notre-Dame sache bien combien nous l’adorons, nous pourrions faire un pèlerinage …. Auquel se joindraient des pèlerins venus de loin !

- Un pèlerinage pour demander la protection contre les fièvres, tous les ans !

Les frères Bellamy, spectateurs placides jusqu’alors, voient immédiatement l’avantage d’une telle proposition. Aubergistes, ils tiennent ensemble le relais de la Jariais, dans la Grande Rue et leur frère, Maître boulanger, a son fournil aux Roches d’Amadour. Personne n’est dupe de cette soudaine ferveur et quelques rires viennent détendre l’atmosphère.

« Sérieusement, mon fils, je crois que c’est une excellent idée, se réjouit Jacques Boulay en se tournant vers Hector. Nous comptons sur votre aide, bien entendu.

- J’en parle à Monseigneur dès demain, il y mettra tout son poids, n’en doutez pas répondit ce dernier avec un sourire matois. La petite chapelle sera bien entendu libérée de ses occupantes actuelles et il conviendra d’avoir procédé à sa purification ….

Madeline n'écoute plus, elle est atterrée. Le refuge des Roches est menacé. Elle cherche le regard de Santine et y lit la même urgence. Madeline, quitte discrètement le presbytère et s’élance dans les rottes*.

* Les rottes sont le nom qu'on donne aux petits chemins en Vendômois. Le mot est ancien mais il est toujours en usage.

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