CHAPITRE 14
Il faisait toujours nuit noire lorsque Molkov ouvrit les yeux. Il tourna la tête vers ses deux compagnons. Rhad était étendu sur le dos à sa droite, les bras et les jambes écartés en étoile. Il ronflait si fort que les feuilles de l'arbre au-dessus de lui s'agitaient sous son souffle. Assis près du feu, la tête enfoncée entre les jambes, Dagorn s'était endormi pendant sa garde dans une position qui réveilla des douleurs lombaires fantômes au vieux nain. Il ignorait comment ils pouvaient sommeiller si paisiblement. Le sol, trop dur, ne cessait de le réveiller et il n'était pas parvenu à accumuler plus d'une heure de sommeil consécutive.
Dans un soupir, il se redressa péniblement, puis se leva. Quitte à ne pas dormir, il pouvait au moins utiliser ce temps-libre pour s'occuper de ses besoins. À l'inverse de ses alliés guerriers, Molkov était un vieillard et avait régulièrement besoin de se soulager pour se sentir mieux. L'entraînement avait certes aidé à se contenir plus longtemps, mais le manaor ne pouvait se contenir éternellement.
D'un pas pataud, il s'aventura dans les broussailles, le plus silencieusement possible. Il retira le bas de son armure et fit son affaire rapidement. Son regard se perdit sur la forêt de ronces en face de lui, terrifiante au cœur de la nuit. Les branches épineuses paraissaient étouffer la lumière de la lune, à peine perceptible. Il aurait presque cru voir certaines racines s'agiter comme si elles étaient vivantes.
Ou n'était-ce qu'une impression ?
Plus il observait, plus il lui parut que les ronces étaient proches. L'idée était ridicule. Dans quel monde des végétaux attaqueraient des voyageurs ? Et pourquoi pas des légumes géants ensuite ? La fatigue devait le rendre paranoïaque. L'environnement était nouveau, il n'avait pas eu le temps de s'y habituer, voilà tout. Il remit son armure en place et fit demi-tour vers le camp.
Il se figea net. Quelque chose lui retenait la cheville. Le vieux nain tenta de se baisser pour mieux voir ses chevilles, mais l'épaisse armure rendait l'opération compliquée. Il hésita un bref instant, puis tira d'un coup sec. Grave erreur. Il aperçut distinctement une racine épineuse remonter le long de sa jambe, qu'elle tira soudainement. Le nain fut propulsé sur le sol à plat ventre, ce qui lui coupa le souffle. Pour autant, il ne perdit pas son sang-froid. Tout en se débattant pour saisir la hache accrochée à sa ceinture, il hurla le nom de ses compagnons. Il fit de son mieux pour ignorer les racines qui remontaient lentement le long de son corps. Elles s'enroulaient autour de sa poitrine et de son ventre, et les compressaient si fort qu'il peina bientôt à trouver du souffle. De ses mains, il agrippa les plantes pour tenter de les tenir loin de son cou. Il savait que si elles l'atteignaient, il était perdu.
Comme un serpent, les racines tournèrent pour le déloger de sa position et obtenir une meilleure prise sur la proie. Molkov gratta le sol avec désespoir pour résister. Des étoiles dansaient devant ses yeux. Il luttait pour rester conscient. Il continuait de crier, mais il n'était plus certain qu'il produisait le moindre son. La douleur produise par les ronces qui s'enfonçaient dans sa peau, insoutenable, tétanisait chacun de ses muscles.
Alors qu'il s'attendait à ne jamais revoir Mara, une forme s'abattit brusquement sur les racines dans un cri guerrier, et sur le nain sous elles. Molkov, écrasé, se débattit pour chercher de l'air. Il avait reconnu au poids Rhadamantha et les kilos de métal qui composaient la moitié de son corps. Hache en main, le vieux paladin coupait sans relâche les lianes à leur source pour le libérer. De douleur, certaines relâchèrent leur emprise. Avec ce qu'il lui restait de vigueur, Molkov s'extirpa tant bien que mal de sa prison végétale, rapidement secouru par Dagorn qui le saisit sous les bras et le traîna hors de danger.
À force d'acharnement, les ronces retournèrent d'où elles venaient. Pour autant, Rhad, essoufflé, ne baissa pas sa garde. Sous les yeux médusés de ses compagnons, il se coucha sur le sol, oreille collée sur la pelouse humide, une main levée pour leur ordonner de se taire. Molkov et Dagorn obéirent sans trop savoir ce qu'ils attendaient.
— R'montez sur vos gambettes, c'te merdasse en n'a pas fini avec nous. L'vieux, reste en arrière.
Rhad se redressa, sa hache démesurée fermement tenue de ses deux mains. Il se tourna vers le tas de ronces lointain que Molkov observait plus tôt, et qui lui parut désormais bien trop proche. Avait-il avancé pendant l'attaque ? Cependant, les mouvements des végétaux étaient plus perceptibles. Plus verticaux également. Comme s'ils cherchaient à former quelque chose, ce qui ne tarda pas à se confirmer.
Les ronces se manifestèrent bientôt sous la forme d'un corps félin à la crinière épaisse et épineuse. Il devait faire deux fois la taille de ces lions des montagnes qui trouvaient parfois refuge à l'entrée de la citadelle naine. Cependant, les félidés fuyaient dès qu'ils percevaient une présence. Celui-là leur semblait bien décidé à en découdre. Ils ne possédaient aussi qu'une queue, et non pas cet amalgame de lianes qui fouettait l'air avec rage.
Rhad, loin d'être impressionné, se mit en position de combat, les jambes légèrement écartées, stable sur ses appuis. Dagorn dégaina son arbalète et chargea un carreau, prêt à tirer. Molkov, beaucoup moins assuré, sortit lui aussi sa hache légère. Il ne se sentait pas en état de se battre, mais il ne voulait pas être un poids mort pour autant.
Le lion feula et gonfla le dos. Les ronces s'agitèrent à la manière d'un serpent à sonnette. Il bondit ensuite en avant pour se jeter sur Rhadamantha. Le nain abattit sa lourde hache dans la tête de la créature. La lame ne rencontra que du vide. Le félin avait volontairement coupé son visage en deux pour la laisser passer avant de se reformer comme si rien ne s'était passé. Dagorn tira son carreau dans la poitrine du monstre, ce qui n'eut pas plus d'effet. Le morceau de bois se planta là où il le devait, mais fut immédiatement rejeté au sol sans avoir causé de dommage.
— Par Balgröm, c'est qu'il refuse de claquer l'bestiau ! ragea Rhad. J'vais t'le mater son cul en ronces ! T'crois qu'tu m'fais peur l'salade moisie ?
— On devrait reculer, suggéra Dagorn, plus raisonnable. Nous avons tapé dessus et ça n'a clairement pas eu d'effet.
— Il s'ra pas dit qu'j'me suis pissé d'ssus d'vant un chat ! Crève !
Il abattit sa hache une nouvelle fois, puis une seconde à la verticale. Le lion s'agita, de plus en plus énervé, mais l'attaque n'eut pas plus d'effet que la première fois. La bête donna un grand coup de queue qui faucha les jambes du paladin et le fit tomber sur le dos. Rhad jura, et évita une attaque foudroyant de la patte en roulant sur le côté. Dagorn regarda autour de lui, puis arracha la hache que Molkov tenait toujours à la main. Avec force, il l'envoya valser en direction de la bête, attirant inévitablement son attention sur eux. Le lion feula et détourna le regard du nain cyborg pour s'avancer dans leur direction.
Le jeune soldat tendit le bras et recula, pour encourager Molkov à en faire de même.
— Je vais faire diversion, annonça-t-il. Courez vers le camp, rassemblez les affaires et revenez avec les poneys. Bonne chance.
Molkov n'eut pas le temps de dire quoi que ce soit, Dagorn fonça vers la créature, avant de l'esquiver et courir vers la forêt de ronces. La créature feula et partit à sa poursuite. Le vieux nain se retint de le suivre et se força à faire demi-tour pour retourner au camp. Avec le plus de sang-froid qu'il le put, il enroula les sacs de couchage et les rattacha sur le dos des équidés avec les énormes sacs qu'ils avaient heureusement entassés près des montures.
Nerveux, les animaux ne se tenaient pas tranquilles. Les cris qui résonnaient plus loin commençaient à les faire paniquer. Les mains moites, Molkov n'était pas plus rassuré, et incertain quant à l'issue du combat que menaient ses deux compagnons. Il se sentait coupable. S'il avait fait plus attention...
Ce qui était fait ne pouvait être réécrit.
Il arrêta de se morfondre et, tant bien que mal, détacha les poneys et se mit en selle. Les animaux rechignèrent à progresser vers la zone de combat, mais le nain tenait leurs rênes fermement. Ils n'eurent pas le choix de le suivre.
Le vieux nain déboucha à peine dans la clairière que Rhad bondit sur son cheval. Du sang coulait le long de son visage impassible, tourné vers l'amas de ronces mouvantes. Tous les deux retardaient la fuite, pour laisser du temps à Dagorn de s'extirper de là. Les secondes s'écoulèrent, interminables, quand le nain réapparut enfin, les vêtements en haillons. Les deux nains lancèrent son poney au galop dans sa direction. Le sergent tituba, mais parvint à saisir la bête au crin. Il l'escalada difficilement, puis tous les trois s'éloignèrent aussi vite que les jambes de leur poney le purent.
Ils venaient décider d'un commun accord de ne pas emprunter la forêt de ronces pour gagner le domaine des elfes.
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