Le numéro
— Ça te dirait de me raconter ta journée, Lise ?
Je savais pertinemment que cela ne m'aiderait en rien. Ma mère s'obstinait à m'envoyer chez la psychologue, persuadée que j'irais mieux par la suite. Je n'avais qu'une envie : oublier tout ça. Ces séances ne me faisaient qu'une piqure de rappel. Je me lançai alors dans le récit de ma journée extraordinairement ennuyeuse. Lever à sept heures pour partir au lycée, contrôle d'Histoire, déjeuner à la cantine, après-midi de cours tous plus longs les uns que les autres et enfin, l'obligation d'assister à cette séance inutile. La psychologue me regarda d'un air las.
— Lise, si tu veux que je puisse t'aider, il faut que tu apprennes à me faire confiance. Ce que tu as vécu est difficile, je le sais, mais maintenant, tu dois te relever et avancer.
Une bouffée d'indignation monta à ma gorge. Je croisais les bras, comme pour mettre le plus de distance possible entre cette femme et moi. Elle ne savait rien du tout. Comment osait-elle dire que je devais me relever ? Sa voix était teintée de fausse compassion, elle n'en avait rien à faire de moi. Rien à faire de ces années de souffrance, rien à faire de cette longue cicatrice. C'était juste son boulot d'écouter des gamins pleurnicher. Je tirais sur mes mèches brunes pour me calmer. Les larmes ne devaient pas couler, plus jamais. Je me l'étais promis. Pour cela, j'avais trouvé une technique. Elle me permettait de refouler ces satanées larmes, de penser à autre chose. Il suffisait de faire une liste de toutes les choses que j'aimais.
J'aime faire des cookies.
J'aime jouer avec Achille.
J'aime me coucher dans des draps qui sentent bon.
J'aime boire un chocolat chaud en lisant.
J'aime mettre mes Converses.
Positive, Lise. Il y avait plein de belles choses dans ta vie. De belles choses toute simples, qui pouvaient paraitre ridicules, mais qui étaient importantes pour toi.
— Mademoiselle Hélios ! Je vous parle.
Je secouai la tête.
— Excusez-moi ! Vous disiez ?
La psychologue secoua le tête et rangea ses feuilles.
— Rien. Ce sera tout pour aujourd'hui...
Déjà ? J'avais dit à ma mère de venir me chercher vers dix-huit heures quarante-cinq, il était seulement trente. Tant pis, j'attendrai un quart d'heure.
— D'accord, dis-je en affichant un grand sourire. Au revoir.
Je me dirigeai vers la salle d'attente et m'assis en soupirant. Comme je n'avais rien à faire, j'avais décidé de m'occupper avec une de mes activités favorites : observer les personnes qui m'entouraient et imaginer leur vie. Par exemple, cette petite fille accompagnée de sa mère. Elle venait ici car elle n'arrivait pas à supporter le fait que désormais, sa maman devrait s'occuper de deux enfants et qu'elle ne l'aurait plus pour elle toute seule. Et ce garçon qui lisait un livre, lui...
Attendez, il me disait quelque chose. Le jeune homme tourna la tête et me surprit à le regarder. Je rougis et détournai le regard comme une parfaite idiote. Oui, c'était bien le garçon de la bibliothèque, lisant The Butterfly's Death.
Le jeune homme se déplaça et s'installa sur la chaise à côté de la mienne en me montrant maladroitement son livre.
— Au fait, encore merci pour le bouquin. C'était important pour moi.
— Ne t'en fais pas. De toute façon, tu as intérêt à vite le ramener à la bibliothèque, plaisantai-je. Je veux savoir la suite !
Le garçon sourit, d'un sourire chaleureux. Pas un de ces sourires hypocrites que l'on utilisait trop souvent.
— Si ce n'est pas indiscret, je repris sur un ton plus sérieux. Pourquoi était-ce si important pour toi de l'avoir maintenant ?
Je regrettai tout de suite ma question. Quand je stresse, je pose des questions débiles, qui ne me regardent pas. L'inconnu de la bibliothèque passa une main dans ses cheveux, l'air gêné.
— C'est un vieux livre, tu sais... J'en avais un exemplaire quand j'étais gosse et il représentait beaucoup pour moi. Mais, je l'ai perdu il y a de cela quelques années. Il n'est plus disponible à la vente désormais et je l'ai cherché dans toutes les bibliothèques. La Chimère m'avait dit qu'ils le recevraient bientôt, alors je suis venu chaque matin de la semaine pour être sûr de l'avoir au plus vite. Puis hier, tu es arrivée avant moi. Tu dois trouver ça débile...
Je ne trouvais pas ça étrange, mais je ne comprenais pas tout. The Butterfly's Death n'était pas vraiment un livre pour la jeunesse.
— Sinon, demanda le jeune homme d'un ton léger, comment tu t'appelles ?
Je lui souris.
— Moi, c'est Lise. Et toi ?
"Au suivant" la voix de la psychologue retentit dans la salle d'attente.
Le grand blond sortit un stylo de sa poche, et m'attrapa la main. Il griffonna quelque chose dessus.
— Tu le sauras si tu me rappelles, dit-il malicieusement en suivant la psychologue dans son cabinet.
Je baissai les yeux sur ma main. Son numéro...
Lorsque ma mère était venue me chercher, j'avais caché ma main, je ne sais pas pourquoi. Jamais un garçon ne m'avait donné son numéro. Au lycée, j'étais plutôt discrète et on ne pouvait pas dire que j'étais très attirante. On me disait souvent que j'étais "mignonne" avec mes taches de rousseur et mes yeux noisette. J'étais mignonne à la manière d'une petite fille...
Arrivée chez moi, je griffonnai le numéro du garçon de la bibliothèque sur un bout de papier et courai me laver les mains.
— A table, s'écria Maman.
Je m'étais assise à la table de la cuisine, en face de ma mère. Je jouais machinalement avec ma fourchette pendant que Maman remplissait mon assiette de pâtes. D'habitude, elle maudissait ce genre de nourriture malsaine qui était selon elle la cause de tous nos maux. Quand je rentrais de chez la psychologue, c'était différent. On mangeait ce que je voulais et regardait une comédie romantique ou un film débile ensemble.
Le regard dans le vide, je repensais à cet étrange garçon et à son livre. Comment pouvait-on être aussi attaché à un simple objet ? Il savait bien qu'il allait devoir le rendre. Qu'il lise The Butterfly's Death aujourd'hui ou dans une semaine, ça ne changeait pas grand-chose. Pourtant, je lui avais cédé ce livre sans le moindre effort, dans un geste totalement naturel... Puis, cela n'avait pas été désagréable de discuter avec lui.
— Lise, ma chérie, soupira ma mère. Tu ne manges pas ?
Je sursautai légèrement, sortant de ma rêverie.
— Désolé, j'étais dans mes pensées, répondis-je en engouffrant une bouchée de pâtes.
Maman m'adressa un faible sourire. Seul le bruit de nos mastications troubla le silence durant le reste du repas. Je débarrassai mon assiette, ma mère m'arrêta d'un geste du bras.
— Eh, ça te dit de regarder un film de Louis de Funès ? me proposa-t-elle avec un grand sourire.
Louis de Funès, un classique. J'avais dû voir chacun de ses films une dizaine de fois, mais je ne m'en lassais jamais. Étrangement, ce jour-là, je n'en avais pas envie. J'avais autre chose à faire...
— Désole Maman, je suis fatiguée. Je préfèrerais aller me coucher.
Elle me regarda d'un air déçu qu'elle essayait de cacher pour ne pas me blesser. Je me sentis mal, d'un coup : elle faisait tout pour me protéger, cachant ses émotions et tout ce qui la touchait, tandis que moi, je lui en faisais voir de toutes les couleurs.
Je montai dans ma chambre et y retrouvai Achille. Je le pris dans mes bras et m'assis sur mon lit, les yeux fixés sur le petit papier plié en deux où était inscrit le numéro du garçon de la bibliothèque. Des pensées contradictoires tourbillonnaient dans ma tête.
J'attrapai mon téléphone, hésitant à composer le numéro. Je me demandais si ça en valait réellement la peine. Ce garçon se lasserait bien vite, je n'avais rien d'intéressant. J'avais appris à me méfier des liens fragiles et des promesses en l'air. Mon père m'en avait fait, lui aussi... On ne peut faire confiance qu'à soi-même.
D'un autre côté, je repensai à ma solitude. À cet exil que je m'étais infligé. Et s'il était temps qu'il prenne fin ? Ce jeune homme avait l'air plutôt sympa, et il aimait lire. Ça nous ferait un sujet de conversation.
Le cœur battant la chamade, je tapai lentement les numéros.
— Allo ?
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