Un bien joli caillou
Notre joyeux Tirgalion s’enfonça dans les bois. Sighdur, comme à chaque visite, pensait que c’était dommage qu’il soit interdit de s’y aventurer. Cette forêt était magnifique, aucun autre endroit en Tirgoval n’égalait son calme, sa plénitude, bien que cette contrée d’Alinora soit un havre de paix. Mais dans un autre sens, il était heureux de cette décision : il était seul à pouvoir profiter de cette beauté insaisissable pour les autres Tirgalions. Il se mit à respirer à plein poumons, pour profiter des parfums délicieux dégagés par cette nature sauvage.
Il trouva un arbre sur lequel pourrait grimper pour y savourer sa pitance. N’étant pas très sûr des créatures du coin, il préféra se mettre en hauteur. Au moins, il était à l’abri des créatures pédestres, bien qu’il n’en ait jamais rencontrées durant ses précédentes escapades. Une fois bien installé avec les mets étalés sur la branche qui les soutenait, il commença à se régaler. Le saucisson était particulièrement savoureux. Il venait de chez Cochodori, la meilleure bouchère de Tirgaville, et l’on venait de tout Tirgoval rien que pour ce petit bout de viande. Tout en le grignotant, il observa la forêt. Il aimait tant admirer ces paysages sauvages, intouchés et intouchables depuis une éternité. Il observait la moindre parcelle, scrutant le moindre détail d’un arbre ou d’un buisson, appréciant les couleurs inhabituelles des fleurs du coin. Mais durant ces observations du jour, il remarqua quelque chose d’inhabituel, qui dénotait tout à fait avec le cadre champêtre immaculé.
Une tâche sombre gisait sur le sol. Il n’avait jamais vu de pareille nuance dans ces bois où tout n’était que couleur chatoyante. Elle titilla sa curiosité légendaire, le démangea, tant il voulait savoir ce que c’était. Il engloutit un dernier morceau et abandonna ses victuailles pour aller découvrir l’intrus.
Au fur et à mesure qu’il s’avançait, le chant des oiseaux se fit de plus en plus rare, et lorsqu’il arriva à proximité de cette zone sombre, la forêt n’émit plus aucun son ; un silence de mort s’abattit autour de Sighdur. Ce mutisme soudain commença à l’effrayer quelque peu, mais sa curiosité fut bien plus forte, et il s’approcha.
Un géant était allongé sur le ventre. Des taches d’un sombre pourpre parcouraient son dos et semblaient humides. Sighdur prit un bâton, et piqua ce géant. Aucune réaction de sa part, était-il inconscient ? Il sauta de petits pas en petits pas, tout autour de ce grand gaillard. Il devait être aussi grand que le géant mal rasé qui venait les voir, et il était tout habillé de métal. Il tenait quelque chose dans sa main, une sorte de petit étui en cuir qu’il agrippait fermement. Les petits coups de bâton ne provoquant aucune réaction, le Tirgalion se décida de soulever le visage du géant. Il était totalement figé, les paupières ouvertes mais les yeux totalement révulsés. La terreur pouvait se lire sur tous les traits. Sighdur fit un bon en arrière, tellement il était à faire peur. Il se ressaisit bien vite, et son regard se tourna à nouveau vers ce qu’il tenait en main.
Il s’apprêta à prendre ce fameux petit étui, sa main se rapprochait, et lorsqu’il toucha ce qui semblait être une petite bourse en cuir, enfin petite pour le géant mais non pour Sighdur, un bruit sec se fit entendre dans toute la forêt. C’était à nouveau, Sighdur pouvait le voir à travers le feuillage, une nuée de corbeaux, tout aussi important que celle qui l’avait vue ce matin. Il se rappela alors les premiers mots d’une légende, qu’il avait entendue lors d’une veillée.
Lors que par deux fois, en un jour, survoleront les ailes noires.
Lorsque par deux fois, elles passeront le même soir,
Il s’aventurera seul dans les terres interdites,
Il la trouvera et la portera, cette pierre maudite.
C’est alors que Tirgoval connaîtra les ténèbres,
C’est alors que le mal reviendra, nous recouvrant de son voile funèbre.
Il tressaillit. Par deux fois déjà donc les corbeaux étaient passés. Un tel phénomène ne s’était jamais produit auparavant, du moins de son vivant, et il n’avait jamais entendu une quelconque histoire où ils avaient survolé le val par deux fois. Mais il se dit aussi qu’il n’était pas en Tirgoval, il y avait peu de chances qu’ils y passent une deuxième fois. Il n’hésita plus, et attrapa tant bien que mal la bourse, qu’il put contempler entièrement.
Une étrange inscription était gravée sur le cuir. Des symboles inconnus la parcouraient, et ressemblaient à une ancienne écriture.
Sighdur n’arriva pas à la déchiffrer, ces inscriptions devaient appartenir à un langage venant d’au-delà de la forêt. Peut-être que le puits de savoir qu’était l’Ancien le saurait, lui. Sa curiosité maladive continua de le triturer, et Il ne put s’empêcher de l’ouvrir, ignorant si cette inscription était un quelconque avertissement. Et il le vit. Ce grand caillou, noir comme l’ébène. Il était entièrement poli. Pourtant, en le tenant, il était sûr qu’on pouvait voir à l’intérieur. Il avait l’impression qu’une sorte de brume blanchâtre s’y promenait, comme si ce joyau renfermait une forme de vie, la retenant prisonnière.
Il s’aventurera seul dans les terres interdites,
Il la trouvera et la portera, cette pierre maudite.
Sighdur chassa vite ses paroles qui lui revenaient en tête. Il était fasciné, il n’arrivait pas à détacher le regard de cette pierre. Elle l’hypnotisait, et rapidement, il se sentit comme par absorbé par elle. Il se retrouva dans le noir absolu, entouré par cette brume qu’il avait aperçue. Elle était vivante, tournoyait tout autour de lui, et maugréait de sombres murmures que Sighdur n’arrivait pas à comprendre. Ils se transformèrent en voix, et montèrent en intensité, jusqu’à devenir des hurlements. Sighdur essaya de se boucher les oreilles, mais rien n’y fut, ces mots vociféraient de plus en plus forts, hurlaient et dégageaient une haine et une colère si intense qu’il se mit à en pleurer.
Le paysage se mit à changer devant lui, il voyait une immense pleine désolée, où la terre était noire comme du charbon. Il aperçut une armée de spectre, d’ombres fantomatiques, qui se déplaçaient vers une grande et sombre forteresse. Sighdur ferma les yeux, chassant tant que possible ces images qui l’effrayaient au plus haut point.
Lorsqu’il les rouvrit, il était là, de nouveau seul dans cette forêt, tenant toujours cette sombre pierre dans ses mains. Mais curieusement, elle avait rétréci, comme si la pierre voulait qu’il soit aisé de la porter pour Sighdur. Il la remit dans sa bourse, courut vers l’endroit où il avait pique-niqué, ramassa rapidement toutes ses affaires et détala sans demander son reste.
Alors qu’il atteignait l’orée de la forêt, il se rendit compte qu’il était fort tard. Le soleil commençait déjà à décliner, et d’ici une heure il ferait nuit. Combien de temps avait-pu durer cette plongée infernale ? Cela ne lui avait paru que quelques minutes, pourtant il était pas loin de treize heures lorsqu’il avait découvert ce sordide caillou. Il hâta le pas, pour être rentré le plus tôt possible à Tirgaville. Il passa les champs du vieux Harengdur, sans prendre la peine de se cacher et reprit la route principale qui le menait jusqu’à chez lui.
Alors qu’il progressait vers Tirgaville, il se rendit compte que la campagne était déserte. Il ne croisa personne sur la route, ni personne dans les champs. Il n’entendait nulle part les chants de ses compères qui normalement s’entendaient en tout Tirgalion durant la journée. Le pays semblait s’être vidé tout habitant. Tout en résistant de céder à la panique, il hâta encore plus le pas, trottant au plus vite vers la cité.
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