Chapitre 2

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« Au moment d’être admis à exercer la médecine, je promets et je jure d’être fidèle aux lois de l’honneur et de la probité. »

L’asphalte cabossé s’étendait au loin sur la route sans fin, comme si la rédemption qui se trouvait à son bout était un espoir illusoire, la carotte de la raison pour faire avancer l’homme comme un âne. Le rugissement du moteur se mêlait à la radio, TSF Jazz, qui passait du Dot Hacker, une musique trop douce pour les fracas de la route. Au volant se trouvait Gidéon, un médecin affligé d’une retraite anticipée. Il sillonnait la route de la Gaude pour rejoindre sa maison de vacances, qui ressemblait plutôt à une chaumière. Il venait de faire des courses de nourritures et de matériel médical, plutôt compliqué à trouver dans les bourgs reculés du Sud. Du haut de ses trente-neuf ans, il exécrait la société dans laquelle il vivait, il exécrait les hommes et leurs besoins d’expansion, de croissance. Il avait été le débiteur d’une dette envers le monde toute sa vie durant. Il respectait l’adage « Ne fais pas à autrui ce que tu ne veux pas qu’on te fasse » et c’était cette discipline qui lui coûta le plus, qui lui ôta ses désirs de vengeance. Il méprisait l’hypocrisie de la plupart des gens qu’il avait rencontrés et il n’avait aucune arme pour répliquer, hormis un semblant d’indifférence.

Il devait changer de vitesse à chaque tournant, maudissant sa Polo vétuste à chaque fois qu’elle faisait un soubresaut à cause d’un nid de poule. La musique changea pour adopter un air plus gai. Il chassa ses songes pour profiter des saxophones sortants des enceintes. Il devait se focaliser sur sa mission, sa dernière chance de faire le bien et d’agir au lieu de simplement râler et écrire des pamphlets pseudo-philosophiques dans les quelques journaux qui acceptaient de diffuser ce genre de contenu « anticonformiste ». Depuis sa démission, sa vie avait changé et il prenait plaisir à s’occuper d’un des derniers oisifs encore en vie. Gidéon avait de grandes ambitions pour ce vieillard, il voulait le transformer en symbole et briser la politique « d’apaisement » qui visait à réduire en poussière le 3ème âge inactif. Ils étaient euthanasiés comme s’ils avaient commis l’impardonnable, comme des prisonniers au destin scellés. Le processus était sombre et peu de monde savait comment chaque étape se déroulait mais tous connaissaient l’échappatoire. Le docteur ne connaissait qu’une seule partie du processus, celle à laquelle il avait participé, l’injection létale. Par voie intraveineuse, on injectait du sodium thiopental pour provoquer le coma. Une fois l’oisif plongé dans le coma, on le tuait d’une dose de chlorure de potassium pour provoquer l’arrêt respiratoire. Il y avait cependant une troisième injection qui se faisait entre les deux, du bromure de pancuronium, pour paralyser les muscles et laisser l’oisif mourir d’une façon plus « digne ». Dignement. Foutaises. Le serment d’Hippocrate fut oublié par les centres qui pullulaient dans les grandes villes dans le seul but de rendre le génocide effectif. Morts. Démissions. Embauche. Ces centres purent alors accueillir un grand nombre de chômeurs, affublés d’un diplôme de médecin délivré à la suite d’une brève formation. Il fallait bien déclarer les décès.

Quand le système n’était pas encore totalement effectif, les administrations firent appel à de véritables médecins pour procéder aux injections et aux déclarations. Gidéon pénétra alors dans les rouages sophistiqués d’un carnage nécessaire à la survie. Il y a eu des révoltes, il y a eu des répressions, il y a eu encore plus de morts. Les discours, le temps, la crise. Ces choses participèrent à l’inscription de ce mal nécessaire dans les moeurs. Les petits enfants accompagnaient leurs grands-parents à l’abattoir, ils se délivraient des cadeaux et des baisers. Une tape sur l’épaule et l’oisif était exécuté sous les yeux de leurs proches majeurs. Le 3ème âge n’existait plus et cela faisait désormais dix ans. Hippocrate, un serment, une

promesse immuable et pourtant. L’Etat avait outrepassé bien des promesses au-delà de ce serment, il avait forcé des hommes à oublier leurs convictions pour agir dans leur sens.

La route arrivait à son terme et le béton laissa sa place à un sentier mêlant terre et gravier. Gidéon tenta de nouveau de faire cesser ses méninges en tournant le volume de la radio à son maximum, faisant vibrer la taule et les vitres. PJ Harvey résonna sur le chemin de campagne : « I’ve laid with the Devil ! ». Le sentier s’arqua vers la gauche en une boucle pour s’achever à la rencontre d’une chaumière. Le docteur fit cesser le moteur et récupéra un sac biodégradable sur la banquette arrière pour sortir du véhicule. Ses prunelles se posèrent sur l’entrée de la bâtisse et il fronça subitement les sourcils en voyant la porte grande ouverte. Le sac tomba d’entre ses mains et l’homme pénétra la maison à la hâte pour en vérifier chaque recoin. Le feu était diminué et les flammes vacillaient fébrilement dans l’âtre, rien n’avait disparu, la porte était intacte. Il entra dans la seconde pièce pour constater de la disparition de l’oisif, de Théovald Humbert. Son symbole, sa rédemption. Tout avait disparu. Il céda brièvement à la panique en laissant son regard tourbillonner de tous côtés tandis qu’il songeait à la raison de cette disparition. La police. Quelqu’un d’autre ? Personne ne savait. Pourquoi ? Comment ? Puis la colère prit le dessus, il écrasa ses phalanges sur le mur à de multiples reprises avant d’être assailli par le doute sur ses capacités, sur sa surveillance. Avait-il oublié de fermer en partant ? C’était de sa faute. Pourquoi fallait-il qu’il oublie toujours ? Il était énervé contre lui-même et décida de venir s’installer dans le fauteuil face à la cheminé. S’il avait perdu sa dernière raison d’être, autant s’embraser comme cette putain de cheminé. Tout comme lui, les flammes diminuaient et venaient se lécher entre elles comme si elles voulaient s’alimenter entre elles. Il s’enfonça dans son siège et parvint à extirper un paquet de cigarettes roulées, Interval vert. Il devait occuper ses mains pour laisser son cerveau échafauder les options restantes. Ils se seraient aventurer si loin dans la campagne pour atteindre un seul vieillard ? Après tout, comme pour lui, il représentait sûrement un symbole à leurs yeux aussi. Langue, filtre, précision. Chaque fois qu’il roulait ses cigarettes, il était assailli de réminiscences, portant sur ses dernières interventions chirurgicales, il y avait dix ans de ça.

« I’ve laid with the devil ». Gidéon eut l’impression qu’il forniquait ce diable tous les foutus jours de sa vie. Il l’attendait avec impatience, et il voulait le rencontrer ce salopard. Il voulait jouer avec le taureau et le saisir par les cornes pour profiter d’une dernière valse avant de laisser à sa moisson. Il attrapa une brindille disposée à côté de l’âtre pour l’embraser dans les flammes et finalement allumer sa cigarette. Il laissa son crâne s’écrouler sur le dossier pour observer les volutes de fumée achever leur chorégraphie en s’écrasant au plafond. L’antre du diable ne pouvait pas être pire que celle dans laquelle il se trouvait. Décidant qu’il devait y avoir une raison, une trace, il s’extirpa hors de la bâtisse pour observer les alentours. Il vérifia les traces de pneus en vain puis décida qu’il devait passer à autre chose. Lâche. Il se méprisait pour son manque de volonté. Il ne pouvait se fier à personne. Il était seul, contre tous.

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