Chapitre 4
L’ange filait à toute allure entre les arbres, évitant les souches et autres obstacles. Il tentait de maintenir la badine sur son épaule durant sa course, il ne voulait pas faire de mal à ces petites créatures qu’il avait amassées. Il se guidait dans les bois en suivant les sifflements de son père occupé à appliquer une résine sur les planches de la terrasse. Il obliqua pour éviter un fossé. Le vieil homme était sûrement encore derrière lui, à sa recherche. Il fallait lui échapper !
Il n’avait jamais croisé une seule personne âgée dans sa vie. Totalement désorienté, il parcourait les bois de son regard enfantin comme s’il tentait d’échapper au Grand Méchant Loup. Le petit Jeremiah n’aimait pas les forêts, ni les choses qui y vivaient. Il appréciait seulement les escargots, ces petits monstres totalement offensifs, peinant à se déplacer. Ils étaient visqueux mais il les aimait.
Haletant, Jeremiah sourit au moment où il posa un pied hors des bois maudits. Il se demanda pourquoi il n’avait jamais croisé de personnes si vieilles dans sa courte vie. Son père pourrait sûrement lui en dire plus là-dessus mais il voulait avant tout déposer ses escargots dans leur nouvelle maison. Il reprit une démarche assurée et fit le détour de sa maison pour arriver dans le jardin. Il salua sa mère à travers la baie vitrée donnant sur la cuisine puis déposa sa badine sur la table en fer forgé ornant la terrasse.
Il alla jusqu’à son père, à l’autre bout de la piscine, pour lui dire, avec fierté, le nombre d’escargots qu’il avait trouvé. Le garçon aux yeux pétillants entra alors dans l’explication d’une expérience qu’il voulait faire. Des escargots disposés de telle sorte qu’ils ne puissent pas s’ignorer, de telle sorte que l’on puisse observer leur comportement entre eux. Il voulait voir s’ils étaient comme les hommes, s’ils allaient se disputer, se battre et se tuer. Il ne voulait pas qu’ils soient comme les hommes. Non. Le petit voulait que les escargots soient gentils, qu’ils s’entraident et fassent équipe pour construire une superbe maison.
Son père, occupé à répandre sa résine, hochait distraitement la tête en murmurant des remarques à l’égard de sa femme. Elle avait refusé qu’il achète de DR-936, le super robot qui lui aurait évité tout ce travail. Elle était pour lui une femme pingre et aigrie qui pensait toujours vivre à une époque révolue, celle où elle était trop pauvre pour profiter des évolutions technologiques qui étaient inventées chaque jour. Pour Jeremiah, son père avait raison, maman avait toujours refusée d’acheter les derniers jouets en vogue et avait préféré l’élever avec les occupations d’antan. Antan, là où les vieux messieurs existaient encore ! Il hésitait à dire à son père qu’il avait croisé un vieux monsieur dans les bois, son papa avait la fâcheuse habitude de déverser sa colère sur son entourage et Jeremiah ne voulait pas que ça lui retombe dessus. Peut-être que sa mère sera plus compréhensive.
Il s’esquiva discrètement pour éviter que son père ne lui demande son aide et se retrouva dans la maison. Une fois dans la cuisine, il vient regarder ce que sa mère préparait pour le diner et ça avait l’air vraiment délicieux. En s’approchant pour humer, il se fit repérer et sa mère l’affligea de réprimandes pour qu’il aille ranger sa chambre. Jeremiah refusa et dit qu’il devait s’occuper de ses escargots avant qu’ils ne suffoquent dans son sac en toile.
« Tu t’occuperas de tes escargots après ! Et si ta chambre n’est pas faite avant ce soir, on mangera tes petites bêtes avec de l’ail et du persil. Tu as dix ans, pas soixante-dix, tu pourras faire des élevages plus tard.
- J’ai croisé un vieux monsieur tout à l’heure, il était perdu dans les bois je crois. Je me suis enfuis pour pas qu’il touche à mes ‘cargots.
- Un vieux monsieur ? demanda-t-elle sur un ton aigu, inquiète. »
Jeremiah hocha la tête en attrapant un trognon de pain sur la table. Il passa par la baie vitrée pour rejoindre ses trouvailles sur la table dehors. Alors qu’il emmenait ses nouveaux compagnons plus loin dans le jardin, sa mère vint se poster à la baie vitrée pour appeler son mari, prétextant le mauvais temps pour lui dire de rentrer. Ils disparurent dans les entrailles de la maison et laissèrent le petit Jeremiah à ses expériences.
Il déposa un à un les escargots dans un enclos miniature et observa sa petite trentaine de spécimens, émerveillé. La patience était de rigueur, les coquilles se déplaçaient lentement sous son regard inquisiteur. C’est lorsque les antennes ou les yeux de deux des escargots se joignirent que le ton monta dans la maison. La joute verbale avait commencé. Une collision d’arguments « pour » et « contre » la délation. La mère de Jeremiah ne voulait pas avoir d’ennuis et préférait ne pas se mêler des affaires de la Sérénité tandis que son père lui, avait des ambitions et des craintes. Il voulait dénoncer la présence d’un oisif pour acquérir un statut et éviter d’être associé à un rebelle aidant les vieillards en plongeant la société dans le Chaos. Il avait cessé de considérer ces hommes comme des êtres vivants. La culpabilité l’aurait tué alors il préféra revoir son jugement. Après tout, il agissait pour le bien de sa famille et celui de son univers, il avait accepté cette notion de « mal nécessaire ».
Jeremiah fredonnait en manipulant ses escargots, il fredonnait si fort que son corps tremblait. La dispute conjugale flotta au-dessus de lui et il n’en saisit que des bribes. Les voix résonnèrent comme des instruments à vent au souffle déformé. Il observa deux mollusques former une échelle pour échapper à l’enclos. Un troisième vint pour grimper sur les autres et, doucement, ils formèrent une échappatoire pour s’extirper hors de la prison. Cependant, après le passage de chaque coquille, il en resta un, celui qui servait de fondement à l’architecture de fortune. Il était le preux escargot. Il était comme lui, un éclat de pureté et d’innocence dans un monde perverti.
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