Chapitre 11 - Un sang bien spécial
Viktorya était appuyée au-dessus d’une vasque de sa salle de bain, contemplant son absence de reflet dans le miroir. Une idée la rongeait depuis l’évasion d’Hannah quelques jours plus tôt. La légende. La légende du demi-vampire dont le sang protégeait contre la lumière du soleil. Avait-elle le courage de le vérifier par elle-même ? Sortir de l’ombre, exposer sa peau si blanche aux rayons incandescents. Il lui restait deux heures avant le lever du jour. Elle savait qu’elle ne pourrait pas attendre une nuit de plus pour se décider, son corps aurait éliminé les derniers globules appartenant à Hannah.
Elle pouvait le faire. Ce n’était rien. Elle glisserait les doigts hors du manoir. Peut-être la main. Elle serait vite fixée. Et puis les brulures ne seront pas irréversibles tout de suite. Mais une angoisse irraisonnée l’empêchait de s’y résoudre. Mille ans de fuite acharnée de la moindre tache lumineuse. Un conditionnement par la peur. Difficile de s’en dépêtrer. Pourtant il fallait qu’elle sache…
Elle retourna dans sa chambre fouillant sa garde-robe des yeux. Elle attrapa un pull à col roulé crème et un jean jaune soutenue. Couverte de la tête au pied, mai tendance. Elle se rassit sur son lit, la poitrine frissonnante de peur et de hâte aussi. S’il lui arrivait malheur, Viktorya avait tout prévu. Elle ne risquait rien, Eugénie serait là pour lui donner de quoi la soigner.
Vingt minutes avant l’aube. Viktorya faisait les cent pas dans son hall d’entrée démesuré. Cent-douze peut-être. Y aller ? Ne pas y aller. Elle posa la main sur la poignée. Inspira profondément. Elle tira la lourde porte.
Dehors, le ciel se tintait de mauve et de bleu loin à l’horizon. La cour était encore plongée tout entière dans l’ombre de l’aube. Viktorya fit quelques pas. Le crissement des graviers troubla le silence que les oiseaux n’avaient pas encore égayé. Peu à peu, la ligne d’ombre recula jusqu’aux pieds de Viktorya. Elle était là, dans l’embrasure du jour, prête à reculer. Elle ferma les yeux et dans un élan de courage elle traversa cette limite invisible du bout des doigts. Elle sursauta lorsque la chaleur lécha sa paume sans douleur. Elle regarda, incrédule, sa peau intacte au soleil. Elle fit un pas en avant et se baigna toute entière dans la lumière du jour. La tête rejetée en arrière, un sourire béat sur les lèvres elle s’abandonna à cette renaissance. Mille ans. 1123 couchés de soleil sans jamais le voir se lever. Et pourtant cette douce caresse sur la peau qu’elle n’avait jamais oubliée.
Elle se promena dans ses jardins encore couverts d’une fine couche de neige. Elle huma les odeurs de la nature qui s’éveille. Des parfums qu’elle n’avait jusqu’alors jamais sentis. Son émerveillement éclipsa son ennui maladif.
Viktorya était assise sur un banc de pierre entre deux buissons dégarnis. Elle observait un moineau sautiller devant elle laissant deux petites traces dans le tapis blanc. Malheureusement, elle sentait déjà sa peau chauffer anormalement. Le peu qu’il lui restait du sang d’Hannah ne devait pas être suffisant pour en supporter plus. Elle se précipita à l’abri des murs de sa demeure avant que le sommeil ne la prenne au mauvais endroit. Elle retourna à sa chambre et avant de s’endormir, une idée germa dans son esprit.
Lorsque Viktorya se réveilla le soir, elle crut d’abord à un rêve. Puis lorsque les dernières brumes du jour se dissipèrent, elle réalisa vraiment ce qu’elle avait vécu. Elle en voulait plus ! Elle se félicita de s’être tout de suite fait une prise de sang au cas où elle aurait besoin de récupérer les globules rouges d’Hannah.
Elle s’empressa de rejoindre son labo. Elle devait faire part de son idée à Arnaud.
Lorsqu’elle lui raconta sa matinée, il ne voulut pas la croire, persuadé qu’elle le faisait marcher. Mais il dut se rendre à l’évidence, elle ne mentait pas.
— Arnaud, est-ce que vous imaginez la fortune que cela peu rapporter ? Si l’on arrivait à synthétiser le sang de cette demi-vampire… La totalité des confréries serait à nos pieds !
— Encore une fois madame, votre génie n’a pas d’égal.
— Arnaud, vous exagérez. Trouvez-moi plutôt comment arriver à mes fins.
– Bien madame. Et puis-je vous suggérer quelque chose ?
— Je vous écoute.
— Ne pourrait-on pas observer quels effets le sang de mademoiselle Kavanagh sur les lycans ?
— Quelle idée avez-vous en tête ?
— Et bien, cela pourrait peut-être élargir votre clientèle.
— Arnaud, votre cupidité n’a pas d’égal. Faites donc.
Il était recroqueviller sur lui-même. Le poil rêche, la peau sur les os. Il avait froid et surtout il avait faim. Le verrou de sa cellule grinça. Il se terra un peu plus dans l’ombre. Il réagit à peine lorsque les tiges d’argent brulèrent sa peau dégarnie. Il avait l’habitude. Qu’il attaque ou qu’il ne fasse rien, c’était le même traitement.
On le traina de force dans une salle plus grande au centre de laquelle trônaient des fauteuils de dentiste. Les fauteuils de toutes les tortures. Il regarda tristement ses congénères déjà sanglés comme des bêtes. Il ne restait plus que lui. Il reprit forme humaine avant qu’ils ne le forcent chimique à le faire et grimpa docilement sur le fauteuil. Nu, il se laissa sangler sans rien dire.
Il était fatigué. Fatigué de lutter pour ne récolter que des brulures par n’importe quel objet composé d’argent massif. Cela faisait maintenant huit mois qu’il était détenu ici. Il avait perdu tout espoir de fuite.
Il vit Fisher les observer de l’autre côté d’une vitre, calepin à la main. Toujours. Trois infirmiers s’affairaient autour d’eux. Avant que la seringue pleine d’un lucide rouge ne traverse ses veines, il demanda :
— C’est quoi cette merde encore ?
— Du sang, consenti à lui répondre l’infirmier.
Question idiote, réponse absurde. Qu’est ce que ça pouvait être d’autre de toute manière ? Il laissa retomber sa tête. Son bras le brulait atrocement au niveau de l’injection. Il avait la nausée. Ses forces le quittaient. Il se sentait tourner de l’œil. Puis tout disparu comme si rien ne s’était passé. À la place, une douce chaleur l’enveloppa. Il se sentait planer au-dessus de lui-même. Il regarda les deux autres prisonniers à côté de lui, l’œil hébété. Ils paraissaient aussi étonnés. C’était bien peu de choses par rapport à d’habitude.
Il se ravisa lorsque les infirmiers revinrent équipés de gants d’argent. Il serra les dents. Contact froid et… et rien. Pas de brulure, pas de peau qui fond, pas de sang qui boue. Simplement le gant froid sur le torse. Du jamais vu. Il n’aurait jamais cru ça possible. Ne serait-ce pas sa chance de fuite ? Mais étrangement, il n’en avait pas envie. Il se sentait bien. Il voulait rester là, lové dans cette chaleur doucereuse. Il avait l’étrange sensation d’avoir fumé de la drogue.
Après une bonne heure dans cet état second, les effets se dissipèrent lentement. Les trois prisonniers commencèrent à s’agiter, déçus que ce soit si vite terminé. Alors les infirmiers revinrent, équipés de leur gant d’argent. Grognement de douleur, brulure atroce, la peau qui fond, le sang qui boue. C’était trop beau pour être vrai.
Le téléphone sonna. Viktorya renvoya Julia, non sans lui glisser maladroitement un rouleau de billet dans sa blouse de ménage. Toute sa paye était encore partie dans une cure de désintoxication de son frère. Viktorya attrapa le téléphone de justesse.
— … Invulnérable à l’argent vous dites ?… Dans un état second ? … Et aucun n’a cherché à s’échapper ?… Certains en on redemandé ? … Je crois que vous aviez raison Arnaud, nous pourrons élargir notre clientèle. Voir même résoudre totalement le problème d’insubordination des lycans.
Elle raccrocha, pensive. Ainsi donc, le sang d’Hannah chez les lycans agissait comme une sorte de drogue ? Une raison de plus pour trouver un moyen de le synthétiser ! Elle n’aurait jamais assez de sang pour faire toutes les analyses dont elle avait besoin. Toutes les données qu’elle avait déjà enregistrées ne lui étaient d’aucune utilité. Quel temps perdu à essayer de l’amadouer. Lorsqu’elle avait envoyé des vampires à ses trousses, elle s’était déjà volatilisée. Impossible de suivre sa trace, Rose avait brouillé toutes les pistes ! Elle frappa du poing la vitre de son bureau qui éclata en milliers de morceaux sur ses genoux. Elle ne supportait pas l’idée que Rose s’intéresse à cette pimbêche. Rose était à elle. Elle seule parviendrait à pénétrer sa forteresse de glace. En un mois, elle avait à peine réussi à abaisser le pont-levis, ce n’est pas en quelques jours que cette péronnelle y arriverait !
Viktorya s’obligea à reprendre sa respiration. Il ne servait à rien de s’énerver.
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