La roue

7 minutes de lecture

Dossier spécial de la revue « Le Sumérien moderne » du 22 avril 3.456 avant notre ère par Enkidu d'Escagasse Coucougnette.


Le sujet de ce numéro spécial est une nouvelle technologie qui nous promet de bouleverser l’économie : la roue. Tout le monde en parle ou en a entendu parler, mais peu savent encore réellement de quoi il s’agit. Nous vous proposons un dossier complet sur cette invention présentée comme révolutionnaire par ses promoteurs. Regardons y de plus près…
Vous avez tous vu cette publicité à la télévision :

Sur la première scène, un esclave vêtu d’un pagne portant une pile de briques dans ses deux mains jointes. Il transpire et grimace de douleur. Une voix off déclame que ceci est du passé, ceci est dépassé. Vingt briques par trajet, ce n’est pas sérieux, conclut la voix sur un ton légèrement narquois.
Dans la deuxième scène, le même esclave tire une charrette remplie de briques. Il grimace et transpire encore plus fort. Cette fois, la voix off affirme sur un ton solennel : Voici la technologie du futur : la roue. Avec un véhicule équipé de roues, vous augmentez le rendement de votre esclave jusqu‘à 500 % et ceci sans le nourrir plus. La roue : sortez du néolithique La roue : le futur chez vous, maintenant. La roue : plus qu’un progrès, une révolution.
Le film publicitaire se termine sur une image affichant, en gros : Sumer Automotive Solutions S.A. www.sumerautomotive.su

Publicité on ne peut plus alléchante, mais qu’en est-il réellement ? Tous les fabricants de technologies de pointe nous prédisent régulièrement des révolutions, la poterie, une révolution, la brique de terre crue, une révolution, la liste serait longue. Abusus non tollit usus, comme disent les barbares, mais cette invention en sera-t-elle une, de révolution ? Une vraie ? Nous allons le découvrir. Pour ce faire, nous avons suivi un couple de clients potentiels chez un concessionnaire de Sumer Automotive Solution.


Nous nous trouvons dans un bureau élégant, aux briques de terre cuite apparentes. D’un côté se trouve le vendeur, présentant des plaquettes publicitaires, de l’autre côté, un couple de sumériens de la classe moyenne. Le vendeur est en costume sumérien classique. L’homme porte un t-shirt sur lequel est écrit : Uruk Football Club


- Nous avons vu la publicité et aimerions en savoir plus.

- Et vous avez raison. Nous vous proposons différents modèles : deux roues, quatre roues, quatre roues tout-terrain. Tout dépend de l’utilisation que vous pensez en faire. Dans tous les cas, vos performances vont exploser. Ceci est une image, nous n’avons pas encore inventé la poudre.

- Toute vos publicités, c’est bien beau, mais qu’en est-il des 500% d’augmentation de rendement annoncés. Cela semble trop beau pour être vrai.

- Je vous confirme ces chiffres. Maintenant, ce sont des chiffres de rendement brut, il faut prendre en compte tous les frais.

- La publicité disait qu’il n’était pas nécessaire de nourrir plus les esclaves.

- Je confirme, seulement les études techniques et les crash tests ont démontré que les esclaves vivent un peu moins longtemps et que les accidents sont plus fréquents. Il faut prévoir aussi l’achat d’un fouet de bonne qualité. L’esclave à papa, c’est fini, si vous me permettez l’expression. En prenant tout en compte, coût d’achat du véhicule, des esclaves, du fouet, nourriture, entretien, sous le trait, vous économisez au minimum 70% sur vos coûts totaux.

- Vraiment intéressant. Avez-vous des modèles pour enfants ?

- Bien entendu. Par tranche d’âge. Pour esclaves de moins de dix ans et de onze à quatorze ans. Au-dessus, nous recommandons le modèle pour adultes.

- Et pour mon entreprise ?

- Nous vous proposons les modèles professionnels, pour deux ou quatre esclaves. Plus chers, bien entendu mais vous passez les coûts dans les charges. Vu l’augmentation des rendements, vous aurez à peine le temps de les amortir, d’un point de vue comptable, je m’entends.

- Je vais justement en parler à mon comptable, quand il reviendra de son stage de cunéiforme. Qu’en penses-tu ma chérie ?

- Moi, je suis partante. Pouvons-nous choisir la couleur ?

- Bien entendu. Nous proposons différents modèles de jantes aussi.

- Il existe deux sortes de roues, je vois.

- Roue pleine ou roue à rayons. La roue à rayons est plus coûteuse, mais plus légère, donc meilleur rendement de l’esclave.

- Alors nous commandons un modèle enfant onze-quatorze ans, roues pleines, et un modèle adulte, roues à rayons.

- Vous ne le regretterez pas. Je vous le promets. Et comme vous êtes nos premiers clients de la semaine, je vous fais une remise de 10% et en cadeau, le prêt d’un esclave expérimenté pendant un mois pour former votre équipe.

- Vous, vous savez vendre.

- On est pro ou on ne l’est pas. Chez Sumer Automotive, vous aurez toujours le meilleur.


Cette visite chez le concessionnaire eut lieu il y a six mois. Retrouvons notre couple aujourd’hui, chez eux, pour partager leur expérience.


Journaliste : Six mois après l’achat de vos premières charrettes, quelles sont vos impressions ?

Elle : génial !

Lui : nous utilisons le modèle enfant pour mon épouse, pour faire les courses, pour aller chez le coiffeur ou chez ses amies.

Elle : ou pour aller à la plage en famille. Nous mettons toutes nos affaires de plage et nos enfants dans la charrette.

Journaliste : et le grand modèle ?

Lui : nous l’utilisons pour le domaine agricole, pour transporter les récoltes, les outils et les matériaux pour l’irrigation. Aussi pour porter l’eau à des parcelles plus éloignées que nous avons pu mettre en culture. J’en suis très très content.

Journaliste : et pour votre entreprise ?

Lui : alors là, génial. J’ai livré les briques pour le temple d’Enlil plus vite que mes concurrents, et maintenant mon carnet de commande est plein.

Journaliste : et au niveau des coûts de main-d’œuvre ?

Elle : rien de spécial... Bien…

Lui : si chérie, l’accident...

Elle : ah oui, le premier mois, un jeune esclave a eu une jambe arrachée quand la charrette lui a roulé dessus. Quel maladroit !

Lui : nous l’avions pris en leasing et l’assurance a réglé ce qui restait à payer. Nous n’avons rien perdu dans l’histoire.

Elle : l’esclave en leasing est intéressant. Tous les deux ou quatre ans, suivant le contrat, vous en avez un neuf. Plus une petite assurance pour les accidents.

Lui : et les anciens, en fonction de l’usure, sont revendus aux mines des montagnes. Bref, tout le monde y gagne.

Journaliste : donc pour vous, le slogan « plus qu’un progrès, une révolution » est devenu une réalité ?

Lui : tout à fait. Cela ne fait que six mois que nous les avons, mais nous ne pourrions plus nous en passer. Il faut vivre avec son temps.




Vous l’avez compris, les utilisateurs des véhicules à roues sont enthousiastes, mais cette nouvelle technique de travail des esclaves ne manque pas de poser des questions éthiques. Le progrès ne va-t-il pas trop vite ? Nous avons invité le président du comité mésopotamien d’éthique.

- Monsieur le président, bonsoir. Votre réaction à notre reportage ?

- Dubitatif. Tout va trop vite. Je pense qu’une période de réflexion aurait été nécessaire avant d’autoriser la commercialisation de cette nouvelle technologie. Une question fondamentale se pose en effet : à peine trois mille ans après la sédentarisation et le début de l’agriculture, nous mettons sur le marché une technologie basée sur le mouvement et la circulation des hommes et des marchandises. Je me répète, tout ça va trop vite et toutes les conséquences que ceci va entraîner sur la société n’ont pas été analysées.

- Mais ce progrès va augmenter les rendements dans l’agriculture et dans le bâtiment, donc tout le monde va en profiter.

- Je ne suis pas aussi optimiste que vous. Ce sont surtout les grands groupes industriels qui ne poussent pas à la roue pour rien. Sumer automobiles, bien sûr, mais aussi Babylone Véhicules Industriels ou certains fabricants étrangers, avec des coûts de production plus bas, en particulier égyptiens. Pour eux, tout roule et ils vont engranger les bénéfices. Je pensais surtout aux conséquences morales dans la population. Imaginez un jeune qui aura connu la roue depuis sa tendre enfance. La mobilité deviendra une évidence, puis un besoin, son village ou sa ville seront trop petits pour lui. Les plus grands bouleversements sont à venir. Vous commencez avec une charrette, vous aurez bientôt le char de guerre, et les conquérants, et les empires.

- Vous rejoignez certains discours politiques…

- Pas d’amalgame. Je n’ai rien à voir avec ceux qui crient « Sumer aux Sumériens ». Mon discours est sociologique.

- Mais les esclaves seront beaucoup plus productifs, et sans les nourrir plus.

- Mais ils mourront plus vite. Il y a là aussi un problème moral et de société. Imaginez, vous achetez un esclave, vous le faites travailler, vous commencez à le connaître, peut-être même à vous y attacher et il meurt, prématurément, d’épuisement ou écrasé par un de ces nouveaux engins. Vous imaginez la douleur du maître ? À peine la relation devient-elle cordiale, vous n’avez presque plus besoin de le fouetter, et il faut recommencer avec un autre ?

- Effectivement…

- Il faudra plus d’esclaves, donc plus de commerce, plus de circulation, donc besoin de plus de véhicules à roues. La roue est un cercle vicieux. Les industriels dirigent le mouvement, pour leurs profits, bien entendu, au mépris des peuples.

- Monsieur le président, je vous remercie.

- La roue, une aventure industrielle qui ne fait que commencer. Le progrès va-t-il trop vite ? Affaire à suivre. La semaine prochaine, le sujet sera une nouvelle découverte qui fera couler beaucoup d’encre : l’écriture. Décidément, notre pays de Sumer est la Silicon Valley du monde antique.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 5 versions.

Vous aimez lire Xavier Escagasse ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0