Comme un air de fête
De grosses gouttes de sueur perlent sur son front et coulent dans sa nuque. L'automne est pourtant bien installé, avec ses vents glaçants, ses humeurs capricieuses et ses touches d'or et de rouille. Planté devant le distributeur à glaçons, il voit plusieurs personnes passer en le dévisageant curieusement. Certaines avec amusement, d'autres avec un regard accusateur. Leurs yeux le dardent et ne le quittent que difficilement. Gêné, il soulève un autre sac de douze kilos de glacons et l'amène péniblement au coffre de sa voiture, une de ces vieilles 308 que les rues de Paris avalent et régurgitent quotidiennement mais ne voudront bientôt plus. S'ils savaient ce qu'il ferait de tout ça, ces regards se feraient inquisiteurs, dédaigneux, ou pire. Tous le condamneraient, il le sait, et cette simple idée le met si mal à l'aise qu'il ne désire plus qu'une chose : en finir. Il se redresse péniblement, soutenant à deux mains son dos douloureux. Un, deux, trois, quatre, cinq. Plus qu'un. Il se retourne et heurte un homme qui manque de tomber.
Vêtu d'un imperméable dont il a remonté le col, il s'arrête et le dévisage longuement. Il a le menton glabre, une coupe impeccable et des lunettes en écaille brunes posées sur un nez aquilin, grossissant des yeux bleus qui pétrifient l'acheteur de glaçons. Dans l'océan azur qui le scrute, nage quelque chose d'à la fois calme, imperturbable, froid, et inquiétant. Un requin dont l'aileron glisse doucement sur les eaux, cachant un prédateur redoutable. Malgré ses épaules étroites et le sourire cordial qui se dessine sur ses lèvres, il inspire à l'acheteur de glaçons un malaise proche de la peur, un besoin de le fuir ou de le voir s'en aller au plus vite.
L'homme aux lunettes rajuste son manteau et son écharpe, fait signe en disant que l'incident est sans importance et s'en va. Ce n'est que lorsqu'il disparait derrière la façade du supermarché que le propriétaire de la 308 retrouve sa liberté de mouvement, libéré de l'angoisse qui le figeait. Il secoue vigoureusement la tête, et retourne à la machine à glaçons remplir son dernier sac. Ce type lui a glacé le sang ! Lui, ne fait que préparer une fête d'anthologie un mardi soir, en plein milieu de la semaine, avec une trentaine de copains ; mais cet homme, propre sur lui et bien sous tout rapport, transpirait ce que bien des passants qui l'avaient croisé à la machine avait pu imaginer. Cet homme avait le mal en lui, il le sentait jusque dans les petits cheveux hérissés sur sa nuque. Cet homme devait avoir plus d'un squelette dans son placard, et peut-être même qu'il y avait des cadavres encore chauds.
Son sac de glaçons rempli, il soupire et se baisse pour le soulever.
- Un coup de main, peut-être ? lance une voix claire et agréable derrière lui.
Il tourne la tête et ne peut masquer sa stupeur. À deux pas de lui, se tient l'homme aux lunettes en écaille, son sourire affable, à moins qu'il ne soit carnassier, plaqué sur le visage.
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