17/02

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 Sous l’influence de la houle, les vagues venaient se heurter contre les rochers au pied de la falaise. Le 17 février, en plein après-midi, les nuages caressaient le ciel. Les rayons du soleil inondaient les vitres de l’hôpital, créant une sorte d’aura estivale dans la pièce. La lumière rendait les lames du parquet plus vivantes, faisant briller chaque particule de poussière flottant dans l’air. Mathéo, emmitouflé dans ses draps, faisait tache dans l’endroit. Les murs étaient trop blancs. Trop blancs. Lui, il s’amusait à jongler entre le sol et le plafond comme s’il cherchait des failles dans ce qui semblait être pour lui, un putain de trou à rat. Même les battements réguliers du moniteur cardiaque semblaient s’accorder avec la symphonie « silencieuse » du bâtiment. Dans ce genre de lieu, ce n’était sûrement pas le simple séjour qui rendait fou, mais souvent juste les conditions qui allaient avec… Un pur bonheur sarcastique.

 Toujours perdu dans ses pensées, le jeune homme fut tiré de sa rêverie quand la porte en fer grinça devant son lit. Un homme en uniforme fit son entrée. L'odeur antiseptique flottait dans son sillage, mêlée à une légère pointe de désinfectant. Sans crier gare, l’homme, l'infirmier s'approcha et lui arracha ses draps, faisant résonner dans la pièce le crissement du tissu. Mathéo, surpris, se redressa.

— Mais bordel, c’est quoi ton problème ? lança-t-il sur la défensive.

—On ne dit plus bonjour, Mathéo ? demanda l'infirmier en souriant.

— Je n’ai pas à te saluer ! Et, je crois avoir posé ma question en premier.

— Je vois. Seules les bêtes méritent des salutations de toute façon. Il se mit à souffler le sourire toujours scotché à ses lèvres, moi, je t’offre le bonjour. Et pour ta question, on m’a demandé de le faire.

— On ?! Je ne connais pas de gens nommé « on ». C'est qui ? Ton père ? Ta mère ? C'est comme ça qu'on vous appelle dans ton bled ? riposta Mathéo qui saisit un bout du drap et tira violemment dessus. Ses doigts tremblaient.

— Arrête ! Tu vas te faire mal, là ! l'avertit l'infirmier, essayant de lui retirer le bout de tissu des mains. Contente-toi de rester calme et tu sauras.

 La friction du tissu entre les doigts de Mathéo se mêla aux bruits étouffés de l'hôpital, où des pas pressés résonnaient sur le sol. Les murmures indistincts du personnel médical et le doux bourdonnement des machines formaient une toile sonore, créant un bruit de fond constant à l'existence de ce lieu.

 À ce moment, Mathéo sentit une vague de frustration l'envahir. Son esprit était un labyrinthe de pensées tumultueuses, et il ne pouvait s'empêcher de se remémorer les raisons qui l'avaient conduit ici. Il tira le tissu avec plus de force, et conclut au quart de tour.

— JE SUIS CALME MOI ! C’est toi qui ne veux pas me laisser tranquille !

 Énervé, l'infirmier attrapa fermement le bras de Mathéo, qui réagit en lui faisant de la main gauche, un doigt d’honneur. Au fond de lui, Jack espérait presque qu’une gifle le ramènerait à la réalité, mais les règles de l'hôpital interdisaient toute violence envers les patients. L’aide-soignant se contenta donc de lui arracher définitivement ce fichu tissu. Il l’empoigna une énième fois par le bras avant de le conduire jusqu'au fauteuil roulant placé à l’entrée. Déterminé à ne pas le laisser s'échapper, il s’empressa de l’attacher solidement à son siège.

 Mathéo, sanglé, se laissa transporter à travers les couloirs biscornus de cet endroit. Ses pieds, chaussés de chaussures blanches elles aussi, traînèrent légèrement sur le sol froid, ponctué par ces carreaux usés. Chaque intersection ressemblait à un carrefour de prison, et les murs semblaient s'allonger autour de lui comme des ombres mouvantes. Malgré l'apparente tranquillité, des murmures et des échos de pas erratiques s'échappaient de certaines portes fermées à double tour. À un croisement, les deux hommes s'engouffrèrent dans un ascenseur pour rejoindre les hauteurs. Le grincement métallique et le léger vacillement de la cage créaient une ambiance angoissante. Un jour, un abruti avait décidé qu’il serait merveilleux de placer une quarantaine de chambres sous terre au bord d’une falaise. Raison artistique. Mathéo avait toujours trouvé cela idiot. Ça rendait claustro leur merde. Mais bon cette fois-ci, malgré l’habitude, la sensation de claustrophobie s'intensifiait dans sa tête et ses veines.

 La tension s'épaississait, comme les nuages qui obscurcissaient le ciel au-dessus de l'hôpital.

 Hopeshire, cet asile psychiatrique où les cas les plus désespérés se retrouvaient enfermés, évoquait une toile d'araignée sinistre. Les résidents n'étaient pas des rats dans des terriers, mais des âmes enchevêtrées, cherchant désespérément une échappatoire à ce labyrinthe. C'est là que Mathéo fut contraint de purger sa peine. Lorsque l’on a cette chance, ce qui n’était pas son cas, choisir entre la prison et ce lieu sinistre était comme opter entre deux maux. Il connaissait sa situation, mais pour d'autres, feindre la folie n'était jamais une décision judicieuse.

 Sorti de l'ascenseur, l'infirmier reprit à le trimballer dans son fauteuil à travers les couloirs. Les lumières blafardes vacillaient, jetant des ombres bizarres sur les murs. Enfin, ils se stoppèrent devant une porte en bois de chêne noir. Mathéo esquissa un sourire en posant les yeux sur cette couleur qui lui apporta une bouffée de chaleur. Le blanc, pensa-t-il, fatiguait les yeux. L’individu qui le poussait depuis tout à l’heure ne pouvait pas le nier.

D'un geste sec, Jack ouvrit la porte révélant une pièce aux multiples baies vitrées. Il y fit entrer le jeune homme, deux personne discutait. Sa psy, jeune comparé aux autres...belle, mais spéciale et en face d’elle, un homme à l’air absent.

— En gros, c’est tout ce que tu auras besoin de faire avec lui... expliqua Miss Richards en levant les yeux vers Mathéo, un sourire chaleureux éclairait son visage pas assez maquillé. Tiens, quand on parle du loup !

Dans le bureau spacieux du docteur Richards, Yaser, l’homme vêtu d'une veste en lin, se retourna et fixa le jeune homme. Ses yeux noisette, pénétrants, croisaient ceux de Mathéo, solidement attaché à un fauteuil roulant. La pièce, baignée dans une lumière éclatante, semblait empreinte d'une chaleur impersonnelle, accentuée par les murs peints d'un vert terne quasi délavé.

Soudain, le cri strident d'une alarme lointaine brisa le silence, faisant frissonner l'atmosphère déjà tendue.

Son cœur se contracta, et Yaser, âge moyen… tempes grisonnantes, quitta sa chaise pour se jeter aux pieds du jeune homme. Cette fois-ci, Mathéo se crispa sur place. Déjà qu’il ne percevait que très peu de choses, il était hors de question que des gens ou des choses se mettent à le tripoter n’importe comment.

— Bordel, ne me touche pas !! MAIS, ça ne va pas non ? Qu'est-ce qui vous prend tous aujourd'hui ? s'écria-t-il, tentant désespérément de dégager les mains de l'homme.

L’homme se redressa, scrutant son fils de près. C'était la première fois qu'il le repoussait avec une telle fermeté. Entre deux pensées, il saisit le visage de Mathéo, ses doigts explorant les contours de sa peau émaciée.

— Mais… demanda-t-il, attristé. Tu ne me reconnais pas ?

— Je ne suis pas devin et j’ai une vue de merde. Alors rapproche-toi ou demande aux autres cinglés-là de me passer mes lunettes, vociféra-t-il. Je ne peux pas connaître tous les individus présents dans cette pièce, rétorqua le brun de nouveau sur la défensive. Et en plus, monsieur, on ne se jette pas sur les gens, juste comme ça !

— Harun, tu m’as oublié ? Même le son de ma voix… tu ne te souviens vraiment pas de moi ?

— C’est ça la chose que tu voulais me faire voir ? demanda Mathéo à l’infirmier. La chose que ce fameux « on » t’a demandé de faire ? Me faire jouer aux devinettes.

L’homme recula. Perdu, lui aussi ne comprenait pas pourquoi son propre fils n’arrivait pas à le reconnaître. Ça faisait un peu plus de 8 ans qu’ils ne se voyait plus régulièrement, pour diverses raisons ou par manque de temps… Mais, dans l’esprit de Yaser, on ne pouvait oublier aussi facilement un membre de sa propre famille. Belle logique unilatérale ! Il se retourna donc brusquement vers le médecin, dont le regard derrière ses lunettes rondes trahissait une pointe de nervosité.

— Vous l’avez drogué ou quoi ? demanda l’homme confus, son front plissé par l'incompréhension.

— Il a pris son traitement ce matin, ce n’est qu’un effet secondaire, expliqua Miss Richards en souriant, un sourire qui ne parvenait pas à dissimuler une pointe de raillerie dans ses yeux. Il retrouvera ses esprits dans la mêlée.

— Il est onze heures ! certifia Yaser, ses sourcils se fronçant davantage. Vos effets s’étendent sur la journée ou quoi ? Je suis sensé le ramener chez moi dans cet état ?

— Yaser, il va très bien. Si tu n’aimes pas le voir comme ça, suffit de demander et on peut le calmer immédiatement, proposa la psy d'un ton apaisant, accompagné d'un geste de la main comme pour calmer les inquiétudes.

Yaser pivota lentement vers son fils, s'approchant avec précaution. Ses doigts défirent les sangles qui retenaient Mathéo à son siège. Ce dernier se contentait d’observer la scène avec une perplexité grandissante.

– Pas besoin de l'endormir, lâcha Yaser en retirant les ceintures. C'est mon fils, après tout. N'oublie pas de m'envoyer la liste des poisons que tu lui as donné. Il se redressa, plongeant son regard scrutateur dans celui du médecin. J'aimerais bien comprendre ce qui te pousse à mettre tes patients dans un état pareil.

– Ha bah… Excuse-moi de faire mon boulot. Avec tout ce qu’il doit déjà prendre, tu penses vraiment que ça me fait plaisir de lui ajouter ça ? répliqua la psy en riant. Ton fils est doué pour la violence. Mais excuse-moi encore une fois de te rappeler que c'est l'une des raisons qui l'ont conduit ici.

Yaser se retourna brusquement et fusilla du regard cette satanée bonne femme. Ils se connaissaient bien tous les deux. Étant plus jeune que lui, elle avait été résidente pendant quelques années dans l’hôpital où il travaille aujourd’hui et depuis des années maintenant. Elle avait même été une « très » bonne amie de sa fille. L’une étant devenue neurologue et l’autre psychiatre. Ils s’étaient tous perdu de vue. Mais Quand la sentence de son fils fut prononcée, il avait été rassuré de savoir que c'était l'une de ses anciennes amies qui prendrait en charge Mathéo. Mais comment pouvait-il encore se sentir rassuré auprès d'une telle personne ?

— Ne te mêle pas de ça, conclut Yaser, la colère grondant en lui.

— Ce que tu me demandes là est très difficile, étant donné que je suis son psychiatre attitré, déclara-t-elle, arborant un sourire énigmatique.

— Cela ne signifie pas que…

— Yaser, on ne va pas en discuter toute la journée. Elle prit un stylo et se mit à jouer avec, ses yeux fixés sur lui. Je suis en mesure de reporter sa sortie aujourd'hui si à cause de toi, j'estime qu'il n'est pas prêt du tout. Qu’il a montré des signes avant-coureurs d’un possible dérèglement de sa santé quelques minutes avant sa sortie... Et en gros, tes menaces ne m'en empêcheront certainement pas. Alors arrête.

Dans cette pièce aux mur vert terne, où la lumière omniprésente à travers les baies révélait chaque pli d'angoisse sur les visages de chacun, Mathéo, silencieux observateur depuis lors, se redressa soudainement. Ses pas résonnèrent sur le sol carrelé comme une pulsation irrégulière dans la pièce. Il s’agrippa à son père et entrouvrit la bouche.

— J'essaie de comprendre…Vous parlez trop et beaucoup trop vite ! il balada ses yeux dans la pièce. On a du mal à vous suivre. Pour l’essentiel, tu es mon père. Tu es venu me sortir d'ici. Alors, pourquoi tu gaspilles ta salive avec Miss Hailey au lieu de me tirer d'ici ?

— Reviens t'asseoir, Mathéo ! ordonna l'infirmier.

— Alors toi, ne te mêles pas de ça ! dit-il en pointant du doigt le malheureux ; puis un sourire se dessina sur son visage. Il reposa les yeux sur son père. Tu as vu ça, j'ai dit comme toi… Ne te mêle pas de ça… Ne te mêle pas de ça… il chantonnait.

Un sourire énigmatique se dessina sur son visage, et sa voix, avec cette chanson bizarre, se mêla aux échos froids des couloirs. Le changement soudain dans le comportement de Mathéo laissa tout le monde perplexe… ou du moins juste Yaser.

Yaser détourna le regard et le posa sur son amie.

— Il a peut-être toujours été violent, mais il n'était pas fou...

— Je ne l’ai sûrement pas rendu fou et de plus je n’ai pas dit qu’il était fou, affirma le docteur. Et puis, si tu veux accuser quelqu’un ou quelque chose n’oublie qu’avant moi, il y avait la méth… murmura le médecin en souriant.

Le rythme des paroles, comme un battement de cœur, ponctuait l'atmosphère. La tension montait, crescendo, et chaque mot prononcé ou murmurer résonnait dans l'enceinte de la pièce.

— Arrête ! Juste deux secondes, arrête. Trancha Yaser sèchement. Dans tous les cas, je suppose que je devrais te remercier, mais je crains de ne plus trop savoir pourquoi.

Un silence s'installa. Mathéo, qui s’était arrêter de chanter, scrutait son père. Le Dr. Hailey Richards entrouvrit la bouche et déclara.

— Pour te permettre de le récupérer aujourd’hui toujours en vie et en bon état, elle s'affaissa dans son fauteuil, souriante. Le claquement du stylo contre le bureau ajouta un écho à l'annonce.

— C’est ça oui, en bon état...

Yaser lui tourna le dos, prit la main de son fils, et se dirigea vers la porte calmement.

— N’oublie pas de me le ramener de temps en temps, reprit le médecin, c’est comme une liberté conditionnelle pour le moment. Il a des preuves à fournir, et j’ai des comptes à rendre. Elle cessa son sourire. Je t’enverrai mon planning pour organiser ses prochains rendez-vous ici ou ailleurs.

Yaser se contenta de lever le pouce et de lui adresser un doigt d’honneur, un geste teinté d'irrévérence, avant de quitter la pièce. La porte se referma derrière eux avec un léger grincement. La réaction du médecin oscillait entre l'exaspération et un soupir résigné.

Mathéo avait des affaires ici, mais Yaser ne tenait surtout pas à les rapporter chez eux. Ils franchirent alors le plus paisiblement possible la massive porte d’Hopeshire, une imposante structure de chêne séculaire aux motifs ciselés qui grinça légèrement lors de son ouverture. L'air embaumait d'une douce senteur de chèvrefeuille, ajoutant une note de sérénité à l'instant. Ils se dirigèrent vers sa voiture, garée en face. Il fit monter son fils à l’arrière et lui boucla sa ceinture. Dans son état, il était préférable d’utiliser le dispositif de sécurité de la voiture normalement destiné aux enfants, mais bon caractère d’enfant oblige.

Un endroit si beau souillé par la main de l'homme ! Pensa Yaser avant de démarrer au quart de tour. À mesure qu'il s'éloignait, les murs d'Hopeshire disparaissaient derrière le nuage de poussière. Yaser jeta un bref coup d'œil par-delà le rétroviseur du côté de son fils. Il ne souriait plus.

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