La vengeance de l'Homme élastique
« - Mesdames et Messieurs, approchez ! Entrez sous le chapiteau ! Vous allez assister ce soir à un spectacle in-croya-ble ! Venez admirer les prouesses de nos jongleurs et acrobates, affrontez le vertige avec nos funambules, riez aux larmes avec nos clowns !
- Entrez découvrir les tours extraordinaires du magicien ! Eeet, clous du spectacle, Mesdames et messieurs, encouragez le courage du dompteur face aux fauves terrifiants ! Ce soir, le chapiteau vous appartient ! »
C’était toujours avec cette même harangue, qu’Ouranos Spencer Abraham accueillait les curieux ou les habitués de son cirque itinérant.
Touche-à-tout et un peu escroc sur les bords, O.S. Abraham, débuta sa carrière artistique, la vingtaine à peine écumée, en gagnant aux cartes le fond de commerce d’une petite troupe de théâtre itinérant, sans le sou et sur la touche. Le chef défait de cette bande, restant bon joueur et sans rancune, succomba le lendemain victime de son ivrognerie.
La troupe, constituée de personnages assez insolites et cosmopolites, réinterprétait des créations classiques ou proposait des spectacles dramatiques d’improvisation mêlés de beuveries. O.S. Abraham, qui avait compris comment décupler ses revenus, avait un don pour la publicité, organisait des « Side shows », où la loterie et le bonneteau tenaient la tête d’affiche des filouteries. Le groupe s’élargit bientôt aux confins des Rocheuses, lorsqu’O.S. Abraham s’associa avec un vieux trappeur, propriétaire d’un ours apprivoisé. Ce recrutement apporta en quelques mois une grande popularité à la compagnie, avant que d’autres fauves ne fussent achetés.
En moins de vingt ans, O.S. Abraham avait construit une entreprise de cirque itinérant, fort populaire et rentable, proposant des spectacles variés. Partout où il passait, il se vantait de posséder le plus grand chapiteau du monde et de proposer les numéros les plus extraordinaires d’Amérique. Les spectateurs venaient parfois de très loin. Or, l’orgueil avait corrompu l’entrepreneur. En public, il jouait avec brio le rôle du Monsieur Loyal, toujours affable et jovial. Son autoritarisme, ses colères irrationnelles, ses décisions arbitraires et son mépris pour ses employés, lui avait valu en coulisse, le surnom de Caligula. Les seules choses qui retenaient encore les artistes furent le succès relatif de leurs numéros, leur rêve glorieux et l’appât du gain bien impossible ailleurs.
Parmi les banquistes aimés et très appréciés par le public et le reste de la troupe, il y avait Pavel, fils d’immigrés silésiens, né dans la misère d’une soute à charbon de paquebot et dont le nom d’artiste était « l'Homme élastique ». Avec ses membres particulièrement longs et fins, son apparence malingre et une taille plus grande que la moyenne, Pavel avait une silhouette singulière et un talent remarquable, capable, en raison d'une excellente souplesse, de se déplacer de manière complètement désarticulée. Il entrait toujours de la même manière en scène, dans son costume de marin trop grand marchant à grandes enjambées souples, jusqu’à frôler le sol de ses fesses avant de rebondir aussitôt, tel un ressort, saluant le public avec son béret. Les spectateurs grimaçaient, lorsqu'il se désarticulait, mouvant chacun de ses membres de manière gracieuse et tellement étrange. Ils riaient à pleine dents, alors que, d’un air sérieux, il léchait ses orteils ou se grattait les fesses avec les dents. Malgré la concurrence artistique, ceux qui l’entouraient ne tarissaient pas d’éloge sur sa gentillesse et sa générosité. Il était, malgré son air disgracieux, un homme capable de grande séduction et eu de nombreuses liaisons passionnées. Les artistes féminines du cirque s’arrachaient ses faveurs. La rumeur s’était répandue, que Pavel était un homme extrêmement bien constitué, qu’il savait faire de drôles d'acrobaties libidinales, qui faisait beaucoup rire ses conquêtes féminines. Partout où le cirque s’installait, il y avait toujours quelques femmes capables de tromper, juste pour une nuit, leurs maris, attirées par la promesse d’un show privé, mêlant audace érotique et artistique.
O.S. Abraham exigeait toujours davantage de ses artistes, et chaque fois, Pavel parvenait à repousser les limites de l’imaginable avec un numéro encore plus audacieux. Capable de se glisser dans des tonneaux ou des malles de voyage, il savait à se plier et à entrer dans des espaces si exigus qu’on aurait cru qu’un nain seul y tiendrait. Il aurait sans doute trouvé le moyen de passer par le goulot d’une bouteille si on le lui avait demandé. Mais à force de sollicitations incessantes et acharnées, son corps finit par montrer des signes de faiblesse articulaires. O.S. Abraham plus soucieux de ses revenus et de l’image publique de son cirque, que de la santé de ses artistes ne fit rien pour alléger la pression. Pavel ne se plaignit jamais, malgré des douleurs de intenses et handicapantes, qu’aucun remède - ni alcool, ni morphine – ne parvenait à soulager. Artiste éminent du cirque, il savait qu’il n’avait d’autres choix que de continuer au risque de tout perdre : sa fierté et sa place.
Un jour, vêtu de son sempiternel costume de marin, Pavel fit son entré sur la piste, bringuebalant et traînant péniblement une malle de voyage d’assez petite taille, qui pourtant semblait peser de tout son poids. Malgré l’atrocité des douleurs qui le rongeaient, il sourit, stoïque, devant un public curieux mais perplexe. Puis dans un geste maîtrisé, il disparut sous le couvercle de la malle qui se referma. Ce numéro censé être des plus extraordinaires tourna cependant à l’échec. Selon la mise en scène convenue, le prestigidateur devais faire disparaître la malle dans un éclat de magie, avant que Pavel ne réapparaisse aussi soudainement et triomphant, sur l’estrade de l’orchestre. Mais lorsqu’en coulisses, le magicien souleva le couvercle, il découvrit l’Homme élastique figé et transis de douleur.
La malle fut transportée dans la loge de Pavel et l’on fit venir un médecin, le plus réputé de la place. Celui-ci, cependant, malgré son expertise, se déclara impuissant. O.S. Abraham, peu ému de la situation ordonna qu’on sorte son Homme élastique à tout prix. En vain, il semblait s’être fondu dans son contenant, comme si son corps ne faisait plus qu’un avec la boîte. Peut-être que cela arrangea le directeur. Après tout, cet étrange phénomène ne manquait pas de nourrir les récits autour de son cirque. Pavel, quant à lui, avait trouvé une forme de réclusion ultime, enfermée dans l’objet même qui avait tant servi à son art.
O.S. Abraham tourna rapidement la page de l’Homme-élastique, charrié dans sa malle de villes en villes. Pavel continua pourtant à faire son « show », exhibé comme monstre humain sous l’incarnation tragique de « l’Homme-coffre ». Pavel tenait à nouveau le haut de l’affiche !
Son visage s’était métamorphosé, bouffi, déformé, ses lèvres avaient pris une teinte écarlate, tandis que le reste de son visage virait progressivement au violet. Son regard, si vif et empli de passion autrefois, devint un spectacle effrayant. Deux grands yeux globuleux et injectés de sang, envahi de haine et de colère froide. Privé de mouvement, Pavel n’avait plus que ses yeux pour communiquer avec l’extérieur : tantôt il les faisait rouler, tantôt il clignait des paupières. Peu à peu la troupe élabora avec Pavel des codes de langage, d’abord assez rudimentaire, qui devinrent de plus en plus complexe. Il fut capable de communiquer, loin des oreilles du directeur, de façon précise avec le reste de la troupe d’artistes. La colère et l’indignation grandissante des circassiens nourrissaient une rébellion naissante. Pavel pilotait les nombreuses discussions par de clignements de cils et des roulements intenses d’yeux.
Le décès tragique de Lola, lors d’une représentation de voltige aérienne et l’expulsion de son partenaire, porté responsable, fit déborder le vase. Cette artiste allemande et son compagnon exécutaient depuis plusieurs mois des prouesses acrobatiques en trapèze, à huit mètres de hauteur. Le saut de la mort lui fut fatal. Plus déterminés que jamais, Pavel et les circassiens, patients, attendirent le moment opportun pour se débarrasser d’O.S. Abraham.
Or, la nouvelle d’une tournée européenne déclencha une explosion de joie au sein de la troupe : ils allaient se produire dans de grandes capitales, Londres, Paris, Berlin, Vienne, Pétersbourg. Chacun rêvait déjà de fouler la piste centrale devant des foules émerveillées. Même Pavel sembla presque heureux, derrière ses yeux tristes : ils traverseraient la Silésie et feraient halte à Breslau la terre natale de sa famille ! Pour célébrer cette nouvelle étape de leur épopée O.S. Abraham organisa un repas sous le grand chapiteau, digne des Mille et une Nuits.
Les artistes orgiaques dansaient et trinquaient, fêtant dans une euphorie collective, la réussite de leur prochain voyage. Prisonnier de sa malle soigneusement posée sur un trépied, Pavel roulait ses énormes yeux tantôt mélancoliques, tantôt sombres et mauvais, observant, ses camarades s’agiter avec exubérance. Tels les pions sur l’échiquier, chacun se déplaçait selon son rôle et une stratégie prédéfinie. Chaque mouvement, chaque regard connivant, chaque choc de coupe s’inscrivaient dans une combinaison savamment calculée contre O.S. Abraham. La grande piste devint une arène tragique au milieu de laquelle, un roi omnipotent, encore triomphant et inconscient du complot qui couvait, savourait sa gloire. Mais l’empoisonnement fut terriblement efficace.
À l’aube, la fête dissipée, la troupe s’affairait déjà à démonter et préparer le cirque en vue de son prochain voyage. Tout le matériel, ainsi que les animaux, furent chargés sur un train. Ce n’était pas que l’époque des convois en roulottes fût révolue, ni que la troupe de circassiens fût libérée des aléas de la route. Bien que la fortune d’O.S. Abraham, eût pu améliorer leur confort, le train toutefois, n’était qu’un moyen pratique de rejoindre le port à temps.
Les matelots ne manquaient pas pour transborder le matériel et les animaux des wagons aux soutes et répartir les valises dans les cabines après les avoir déposées sur le quai. Ce jour-là, on entendit un grand cri d’effroi et le bruit du verre brisé, au moment où une malle, un peu lourde, se ratatinait sur le quai, en raison de la maladresse d’un mousse. Lorsqu’on ouvrit la malle, Pavel s'était brisé comme du verre, Pavel n'était plus ni « l'homme élastique », ni « l'homme-malle », il était devenu l'homme de verre, fragile, brisé.
C'est cela qui l’a tué.
Annotations