Antidote

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Tandis qu’elle terminait sa dernière prière, un corbeau brisa le silence de ce précieux instant de recueillement. L’écho symbolique de son craillement résonnait dans toute la vallée, avalait la longue journée, puis s’exhalait dans l’intangible nuit. Le soleil rouge mourrait au loin dans l’humidité de la terre. À nouveau, un point d’orgue apparaîtra. Dans le silence, une petite brise confiante aboya comme une tempête. Cette dernière pointera son museau vers le nord, dans un moment impropice, et durera trente minutes.

— L’air me glace ! Bon Dieu ! s’écria Gabrielle.

Elle se tenait debout dans cette infernale fin d’hiver, seule, bête, entourée des fins bouts de bois provenant des saules, des châtaigniers, des hêtres. Le visage fermé, elle scruta de ses yeux humides les lacs environnants transformés en véritables patinoires géantes. Ces eaux exoréiques s’évacuent si vite de la rivière, car elles s'exposent successivement à six ou sept courants en s’évadant, survivantes d’une impasse funèbre, ou résignées à se soumettre. Derrière les murs, un village abandonné où un chat maigrichon miaulait l’agonie de son maître. L’animal se détourna des bâtiments et de la vie ; dans le plus grand des silences, il entama un périple vers le déclin funeste. Le son de son miaulement traversa le cœur de la fille, les racines des arbres qui la contournent, et les nuages gris, qui bientôt pleureront les défunts.

Elle déposa une larme sur ses joues, et une rose sur la marche au-dessus de la terre. Il y a un mélange de sculpture, de bois taillé, d’odeurs peu agréables, de pétrichor, ou de cadavres délestés de toute substance. Dans l’autre main, elle détenait une lettre essentielle à notre récit. Cette enveloppe grise, saturée par les taches d’encre, s’achemina vers la pierre tombale. À l’intérieur de la roche, la dépouille d’un homme endormi, en paix ; à l’intérieur de Gabrielle, l’âme noire vibrante sur son teint pâle, en guerre.

Pour comprendre ce sentiment, je me devais de transmettre les maux de tête endurés au moment de l’écriture, et les mots transposés de son cerveau à sa plume. Je me souviendrai toujours de cet instant présent, du haut de mon arbre synoptique, presque au sommet de la voûte céleste, de la vision de son corps frêle. De son collier, un pendentif flottait sur son magnifique cou. Du mur en face d'elle qui observait le dos d’un vase gorgé d’orchidées. De ses doigts rongés par le stress, elle lâcha le papier comme un patient et sa transfusion, et ce, dans un silence chaotique. Ce calme transperçait son cœur et agitait ses yeux, dont la volonté panoptique restait en cet instant critique. La veuve scintillait dans sa robe ample de soie, alors que lui s’abritait et s’abîmait dans son cercueil de bois. Le dos courbé, d’une forme identique à celle d’un arc, ralliait le mouvement du dépôt des confessions sur la tombe. Ce morceau de pierre, dont les bras tenaient en leur possession épistoles, bouquets de fleurs et bougies, se voyait étoffé par la réflexion écrite de Gabrielle. Voici les paragraphes à l’intérieur de l’enveloppe, voilà la vérité.

« À l’attention de mon prince, mon ange.

Je n’arrive plus à joindre la joie à ma peine, combien de pas faut-il pour te rejoindre ? Le ciel gris me perturbe, me déstabilise, mais désenvenime mes craintes et perdure d’une beauté sans nom, comme ton visage. Les effluves floraux fanés de la feuille fusionnent avec le ton chromatique, gage de souffrances chroniques et de fleuves froids sur mes cernes monochromes. Je t’aime d’une passion incendiaire devant les caresses de ta bouche, puisque je ressens cette pression maintenant qu’il pleut deux fois plus sous la douche. Je chante tes louanges sous l’orage des champs électromagnétiques. De ma voix angélique, j’électrise notre tendresse dramatique ou notre malchance tragique de ces champs hémorragiques, dont j’anime la douleur diabolique. Toi qui aimes les histoires figées, tels les innombrables récits qui subsistent dans notre bibliothèque, te souviens-tu de notre rencontre ? Laisse-moi te la raconter une dernière fois.

Seize heures vingt-six. Entre la troisième et la quatrième avenue, les rayons du soleil s’additionnaient à une parfaite éclaircie nuageuse, et par un vent calme, les humains s'aéraient dans le périmètre. Ils profitaient du doux temps et du sentiment revigorant de se promener proche d’un parc de loisirs. La beauté de la nature se multipliait à travers les parterres de pâquerettes, les plans de tables et leurs nappes à carreaux, et les pans de murs qui grouillaient d’insectes petits et mignons. Au loin, je lisais sur un banc et écoutais les rires des enfants. Le reflet de la boule de feu sur mes lunettes, je fermais le cuir du livre et mes yeux quelques instants. J’expirais, puis j’inspirais cette odeur agréable de vanille et de café, non loin de ma position. J’habitais déjà dans ton quartier, à proximité du centre-ville et des beignets à portée de mains, là où le crépuscule se levait avec ses noceurs qui ne dormaient jamais. De ma hauteur, je regardais par la fenêtre les bandes qui se formaient dans le seul but de danser jusqu’au bout de la nuit. Les multiples croisements de rues de notre ville ont auparavant conçu crêpes, crédits immobiliers, et cahots d’automobiles à cause des interminables feux rouges. Je passais déjà près du bâtiment résidentiel où tu vivais, dans l’ombre du quartier industriel, non loin des nuages toxiques des sociétés polluantes environnantes et des cigarettes des prostituées noctambules. Le goût du thé à la menthe que tu savourais en terrasse renvoyait à la complicité de notre appétit ce jour-là. Un désir unanime de croissant classique accompagné de sa tasse fumante, qui fascinait notre palais et favorisait notre bonne humeur. Rien qu’au premier regard, je devinais que tu étais un millésime authentique au milieu des cèpes, une énigme aux mille facettes. Il y avait - pour le restaurateur -, un éléphant dans la pièce, un problème qui nous réunissait autour de la même table. Quel destin ! Une erreur qui nous unissait, une leçon de vie digne d'une fable.

Seize heures quarante-deux. Loin de tes terres arables natales et leurs histoires brèves, dans le minuscule café, une série de compliments agréables s’échangeait au travers de nos lèvres. Dieu pleurait à des kilomètres de nous, là où d'autres, le dos bossu, regardaient avec dépit la longue marche qui restait à sillonner avant le repos en lieu sûr. Je voyais dans tes yeux hypnotisés le reflet du spéculoos qui parcourait mes doigts et ses spirales, tandis que, malheureux, tu spéculais précipitamment sur mon départ, comprenant que j'étais spéciale et précieuse. Par la suite, tu levais rapidement des billets pour le pourboire et tes jambes pour me raccompagner.

Dix-sept heures douze. Au détour du pôle de stockage où toutes sortes de trains fantastiques se côtoyaient, nous approchions de la station de métro où se relayaient les rames automatiques. À côté des tiges de thym sauvage se tenaient des types bizarres ou pathétiques, prêts à vendre des substances qui nous rendraient épileptiques. Après quelques minutes à attendre au milieu des voyageurs et des larges colonnes de béton, je repartais chez moi avec la hâte de te revoir plus tard.

Vingt-deux heures trente-quatre. Nous partagions une première communication intense à distance qui vivifiait plus encore mon corps que le chauffage et ma dernière tisane. Je parvenais enfin à décrypter tes vils jeux, et à résoudre tes premiers mystères jusqu’à entendre ton prénom : Jane. Son écho phonétique persistant rebondissait à l'intérieur de mon crâne, comme une promesse de te garder toute mon existence. À la manière d’un plan cinématographique, mes joues roses rejoignaient l’ordinateur aux rayons bleus. Je scrutais l’écran, tes jolies tempes, tes contours. Intimidée par tant de beauté, rien de toi ne me désexcitait. Dessous mes yeux, je passais alternativement du teint pâle au rouge pivoine. Je découvrais la pile d’histoires enfouie dans ton placard, au sens propre et métaphorique. Tu m’expliquais, dans une formulation expectative et euphorique, tes minuscules qualités comme des euphonies. Ainsi, les gorgées d’eau, les rires, les paroles s’écoulaient et ruisselaient sur les anciennes minutes de solitude. Nous nous étions donné rendez-vous au zénith, quand le ciel aux nuances azur de la lazulite sculpterait ses superbes nuages, et nous partions nous coucher, rêveurs, dans une certaine plénitude. Néanmoins, nous nous étions revus bien plus tôt, à l’aurore, pour le petit-déjeuner.

Ellipse totale. Trois printemps et demi plus tard. Huit heures trente-et-un. Un jour d’été, tu me sommais de te retrouver sur la terrasse et inaugurais la journée avec une prière. Le chapelet lévitait au-dessus de ton torse, tels les oiseaux au-dessous des pommiers qui nous entouraient. Nous avions emménagé loin du bruit des hommes, dans un village pittoresque avec son unique boulangerie et sa chapelle, près des lignes de vignes aux couleurs de l’automne, proche des lacs et des cygnes qui s’immobilisaient par le froid en hiver. Dehors, sous le toit de la maison et du ciel, je me laissais tenter par l'abaissement de mes paupières, bien installée dans le hamac. De ce sentiment paisible, je tombais en adoration et aurais donné l’intégralité de mes possessions pour le faire durer éternellement.

J'assistais au dernier jour de ta vie, à la première nuit de ta mort. J’entrais dans les sept étapes du deuil, en passant par les émotions extrêmes comme les supplices des nouveaux damnés des cercles de l’Enfer de Dante. Évidemment, ton accident m’avait gravement affectée. Un vide immense, sans mensonge, que tu aurais par le passé facilement soigné. Un choc, un déni, un croc qui me dénudait et me plongeait dans les ténèbres infinies. Je culpabilisais dans une douleur insatisfaite, en proie à de longues léthargies sociables et d’insondables insomnies. Puis, la colère. Un volcan en éruption s’éveillait en moi, tel un feu qui puisait foi et frustration au cœur d’une tempête polaire. Combien de biens matériels aurait-il fallu pour te revoir l’espace de cinq minutes ? Une âme pour une dame, par charité, par pitié, que je reprenne mes esprits et ma route vers la pleine zénitude ; et tandis que cette rêverie pathétique se chronicisait, le fautif de ce crime ne serait jamais mis en prison. Parce que la réalité prophétique était maître, les coupables ne subiraient jamais la juste admonestation. Une terrible dépression me clouait au sol. Des coups de fatigue et de peur voyageaient intérieurement, semblables à la grâce des douces excursions extérieures des rapaces en vol. Pourtant, après des mois de rééducation au goût de l’existence, je m’accrochais à la barre et combattais pour ma reconstruction. J’acceptais enfin, avec de chaudes larmes, cette punition.

Pourquoi ne pas demander la reddition ? Pour de multiples raisons. Parce que je t’aime, d’une passion aussi puissante que l’explosion d’une supernova visible au-delà des frontières intangibles. Je reste ton addition, je ne tiens pas à me soustraire à d’autres univers, ou de ta personne devenir insensible. Pour perdurer l'esprit combatif, quelle que soit l’épreuve, je me dois de conserver une mentalité d’ancien soldat. Cette volonté s'illustre par l’écoulement du sablier, par ses grains jaunâtres dignes d’un désert que l’on traverse pour en constater les valeureux résultats. À travers l’une de ces idées folles, j’ai obtenu le droit à un mariage posthume pour la raison évoquée ci-dessous.

Je fais vœu de loyauté et de fidélité jusqu’à la fin,

Et honorerai toutes les règles écrites

Sous le regard de nos familles respectives et des saints ;

Unis par les liens sacrés des alliances tétraédriques.

Insaisissable est le nœud de notre amour qui s’accroche

Sous les flèches des anges qui nous lient pour toujours.

Enivrée par le monde paisible qui approche,

Nous attendrons ensemble l’arrivée des beaux jours.

Chantons les chroniques de notre affection empoisonnée,

Envenimée par la cape noire et son acier.

Invincible perdurera ta véhémence adoratrice envers moi.

Noyée sous l’émoi d’une pluie régénératrice,

Tombe en trombe une incroyable énergie génératrice

Etablissant une source nourricière pour l’enfant enfoui qui aboie.

Ton univers et future mère. »

Dehors, la terreur de la nuit sur la nécropole me saisit comme dans le quartier d’un monde vengeur. Je ressens ton aura une ultime fois, et ma force qui régresse. Ta chair gît sous terre, mais ton âme puis la mienne seront réunies au paradis. Je passerai par le purgatoire et m’éloignerai de l’enfer, assimilable à un immense safari. Et si la mort demeure un vide éternel, je le remplirai de souvenirs de toi, tel ce jour d’éclaircie où nous comparions nos photos d’enfance sous notre toit. Et même si la mort nous contraint à prendre des chemins différents, nous les suivrons ensemble. Pour paraître davantage concise, je dirais que cette lettre, dans sa totalité, n’affirme qu’une seule réalité : ce qui s’adule s’assemble.

Vingt-quatrième heure. J’ausculte mon récit oblatif et ses dernières phrases qui perturbent l’écosystème de la page blanche. Une main masse l’autre, celle-là même qui imite artistiquement les feuilles qui s’accouplent aux saintes branches. Le pendentif rejoint un cadre comportant une photographie de nous, tandis que mon lourd corps s’écroule dans les draps. Cette écriture m’a complément bouleversée, autant qu’une séance de thérapie ; je m’en remets à Morphée et à l’allègement de ses bras.

Dans mon sommeil, je vois un grand tunnel et ses halos de lumière, comme dans une expérience de mort imminente. Je n’ai cependant pas vécu de décorporation ou rencontré d’entités spirituelles, malgré les craintes réveillées par une injection d’antidote conséquente. Un rayon intense et mystique me guide peu à peu vers un panorama édénique, une cartographie de formes, de musiques, de couleurs, de courbes géométriques. Ensuite, toute cette composition se tord et s’étend jusqu’à disparaître… pour ne laisser plus que la matérialisation de ton esprit et une porte derrière. Ton visage me paraît reconstruit, conforme à la réalité, où seule une trace d’imperfection se remarque au niveau de tes paupières. Main dans la main, nous tournons la poignée et échangeons quelques mots avant de franchir le seuil de l’issue.

— Ensemble.

— Toujours.

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