Chapitre 1: portrait à la bougie
En six ans, Sélène-Ursule avait beaucoup changé. Elle avait connu, comme la plupart des jeunes filles de son entourage, une croissance prodigieuse pendant ses longues années de collège, et avoisinait à seize ans et trois mois un mètre soixante-quinze épatant qu'aucune voyante, si courageuse fût-elle, n'aurait osé prédire compte tenu du mètre trente de ses dix ans. Désormais, elle pouvait regarder de très haut une grande majorité d'individus qu'elle avait toujours eu tendance à sous-évaluer, et qui lui avaient été aussi pénibles à souffrir que l'acné qu'elle s'était juré d'exterminer à ses quatorze ans (sans réel succès d'ailleurs): cette scarlatine d'Eglantine, qui avait trahi le secret de leur planque de chewing-gums (dans les pots de fleurs du pensionnat) en sixième; cette rubéole d'Anatole, qui avait ignoré ses avances lors du pélerinage annuel à Massinières, à l'aube de leurs treize ans, mais qu'elle trouvait toujours aussi charmant; ce typhus de Lucius, qui s'était amusé, en troisième, à lui asperger le crâne de liquide vaisselle en nettoyant les paillasses après que les deux avaient raté leur TP de physique; et bien d'autres qu'elle prenait désormais un malin plaisir à snober. Le seul qui, au grand dam de la semi-géante, se permettait encore de faire de la résistance, c'était bien Hippolyte de la Métoierie, l'irascible et séduisant directeur de l'institution qui semblait toujours trouver quelque chose à reprocher dans son attitude. Le quadragénaire s'offrait régulièrement le luxe de contrôler la chambre qu'elle partageait avec trois de ses camarades, lorsqu'il venait inspecter le pensionnat, pour tenter d'arracher les précieux indices d'une mauvaise conduite; malheureusement pour lui, Sélène-Ursule n'avait pas fait que pousser comme un séquoïa au milieu d'une forêt de plantes vertes pendant toutes ces années: elle avait mûri.
Enfin, elle avait mûri très vite et sous l'effet d'une prodigieuse angoisse. C'était l'année précédente, lorsqu'elle avait été convoquée par Hippolyte suite à une petite incartade au pensionnat et que celui-ci l'avait menacée de la renvoyer de Massinières, "une bonne fois pour toutes". Hortense de Tarentelle, qui avait été conviée et qui se décrivait à cette époque comme "possédée par le comportement diabolique de sa fille", avait surenchéri en promettant à Sélène-Ursule que, si elle ne se montrait ni sérieuse, ni obéissante dans un avenir très proche, elle l'enverrait passer le reste de sa vie à répéter les mêmes vêpres dans un couvent en Roumanie. Ecartelée par les ambitions secrètes de sa mère autant que par le regard excédé et délicieusement mordoré d'Hippolyte de la Métoierie, elle avait versé les larmes qu'elle s'était entraînée à refouler chaque fois que l'on osait la contredire, et avait plongé, désespérée, dans les bras d'Hortense. Puis elle avait juré qu'elle repartait de zéro, qu'elle ne démontrerait qu'une extrême soumission vis-à-vis de ses aînés. Hippolyte lui avait adressé un sourire satisfait après avoir agréablement fait tinter sa cuillère en argent dans sa tasse de café, et l'avait félicitée pour sa vive résolution. Sélène-Ursule l'avait remercié; sa vue était encore brouillée par les larmes, et ses paumes toutes moites suaient abondamment sur sa jupe de tulle violette alors que sa gorge, telle une noisette prise dans un étau, endurait les effets qu'avait la beauté de son pire ennemi sur l'intégralité de son corps. Il l'avait regardée avec amusement et, de honte, elle avait laissé sa tête tomber; son visage était ainsi dissimulé par d'épaisses boucles brunes et son admirable nuque de cygne hâlée par un été trop long se trouvait dans le champ de vision direct d'Hippolyte qui, animé par des flots de paroles élogieuses, décrivait des cercles autour de la mère et de la fille. Sélène-Ursule n'en pouvait plus: elle était amoureuse de lui depuis qu'elle avait appris ses premières conjuguaisons, alors que lui la méprisait toujours pour son manque de tact et son inconséquence.
"Que m'a-t-il dit, déjà?" pensa-t-elle en allumant une bougie généreuse. "Ah, oui." Elle se remémora l'instant qu'ils avaient partagé en tête-à-tête après le départ de sa mère. "Qu'il ne voulait pas me blesser, mais qu'il trouvait mon port de tête trop relâché. "Dommage, on ne peut pas jouir des grâces qu'Il a peintes sur ton visage", voilà ce qu'il m'a dit. Je n'arrive toujours pas à y croire... moi qui pensais qu'il y avait toujours quelque chose entre Mademoiselle d'Araganstel et lui..."
Sélène-Ursule était dans la bibliothèque, qui ne s'éclairait qu'à la flamme à cause d'un couple de néons défectueux que l'on n'avait d'ailleurs toujours pas essayé de remplacer. Ce n'était qu'une bagatelle, trop secondaire aux yeux de Monsieur de la Métoierie et de ses inférieurs pour qu'ils pussent aborder l'idée même d'une réparation. Il y avait tout le bâtiment du collège-lycée qui s'effritait par endroits - c'était de la vieille brique blanche et jaune du XVIIème, qui n'avait eu droit à un petit rafraîchissement qu'au XIXème siècle- le monastère, avec ce satané cloître que personne, absolument personne, ne voulait prendre en charge, et l'école primaire dont la toiture ancienne avait menacé de s'envoler avec les derniers vents violents... "Alors, un éclairage défaillant..." s'était défendu Hippolyte au dernier conseil d'administration, recevant de plein fouet toutes les remontrances des délégués d'élèves et du corps enseignant autant que celles des soeurs qui voulaient savoir si, oui ou non, elles avaient l'autorisation de restaurer les voûtes du déambulatoire (P.S.: Hippolyte leur avait répondu que, n'étant que le directeur du groupe scolaire de Massinières et non du site entier qui comprenait l'abbaye et les bâtiments éducatifs, il ne savait pas).
La bibliothèque de l'établissement, une gigantesque pièce ronde, contenait plus de vingt-mille titres, classés par matières. Il y en avait partout, du plancher jusqu’au plafond. Des anciens, des récents, des mathématiques, de la littérature, de la théologie. Des étagères entières recouvertes par une fine pellicule de poussière, auxquelles les élèves n’avaient probablement jamais touché. Une rose des vents était peinte sur le sol et toutes ses flèches menaient à un escalier, selon la catégorie que l’on recherchait. Par exemple, le Nord avait été remplacé par l’Histoire et l’Ouest par la littérature française. Le Sud était pointé sur les sciences et les mathématiques, l’Est sur la littérature étrangère et la religion. Au rez-de-chaussée, il y avait la Pléïade, les textes saints, plusieurs espaces de travail et le large bureau des documentalistes. Tout le reste se trouvait à l'étage, où des balcons protégés avaient été construits et étaient soutenus par des poutres en châtaignier. Sélène-Usule s'était installée à une des mezzanines, toutes ses affaires éparpillées sur une vaste table d'acajou, ses yeux bleus rivés sur la mince silhouette drapée de pourpre d'Huguette qui s'affairait devant un rayonnage du rez-de-chaussée. Elle lui adressa un petit geste de la main avant de se remettre au travail.
La pièce était surveillée en permanence par deux soeurs d'apparence jeune, aux visages souriants et à la bonhomie accueillante, Soeur Adélaïde et Soeur Huguette. Soeur Huguette, la plus âgée, était celle dont Sélène-Ursule appréciait le plus la compagnie. Elle avait une quarantaine d'années et s'occupait aussi de l'aile gauche du pensionnat - celle des filles, en toute logique; c'était une professeure de biologie contrariée qui avait voulu se retirer du "monde agité des impies", comme le disait son abbesse, après avoir été insidieusement violée par un de ses collègues enseignants. Huguette s'était attachée à Sélène-Ursule dès son arrivée au pensionnat en sixième et, respectivement, Sélène-Ursule appréciait beaucoup la personnalité d'Huguette: les deux ne croyaient pas spécialement en une puissance extérieure, malgré un environnement qui les y invitait, et avaient un caractère intérieur assez détonant, malgré un environnement qui ne les y invitait pas.
Cela faisait à peu près un mois et demi qu'elle était rentrée en première et, malgré le fait que les lycéens de Massinières ne passaient pas un bac classique en terminale - contrairement aux collégiens qui se référaient au vrai brevet - elle n'en avait pas moins énormément de travail, car les sujets de français, faute d'être les mêmes, étaient assez corsés. Elle planchait sur un exposé d'histoire littéraire, L'évolution de la langue française dans les provinces au XVIIème siècle, et s'aidait pour ce faire d'un de ses manuels de français, littérature et histoire littéraire adressées à des élèves de cycle secondaire. C'était un vieux manuel, brun comme du papier à cigare, à l'imposante odeur d'un ouvrage du dernier siècle. C'était aussi une chose qu'Hippolyte de la Métoierie ne voulait pas changer: "les manuels sont âgés, certes, certes, mais tous les élèves de Massinières qui les ont tenus entre leurs mains ont été promis à de brillantes études dans le supérieur, notamment en licences de lettres et en hypokhâgne. L'approche de la langue française et du latin-grec que nous avons su conserver s'est prouvée déterminante dans la réussite de nos élèves." avait-il plaidé auprès des parents qui trouvaient inadmissible que l'on fût si peu regardant vis-à-vis de la qualité physique et de la modernité des livres. Sélène-Ursule les aimait bien, elle, ces bouquins aux grosses couvertures et aux reliures couleur or. Elle aimait le français, elle vénérait le latin et idolâtrait le grec ancien; non, elle n'aurait pas été à sa place dans un établissement autre que Massinières. Les cours de lettres, d'une excellence rare, étaient d'ailleurs la seule chose qui l'y retenait. Et aussi l'insupportable Hippolyte de la Métoierie.
Quand on parle du loup, le voilà justement qui fait son entrée par la lourde porte de chêne de la bibliothèque, les cheveux de jais décorés de gris, la redingote bleue épousant son corps longiligne, les mocassins léchant le sol de marbre. Sélène-Ursule, déboussolée, n'essaie même pas de faire une tanière de ses vêtements et ses livres. Elle sait qu'il l'a vue. Elle ne bouge pas, le rouge lui monte aux joues et elle tremblote comme une jeune première. Lui engage une conversation très spirituelle avec Soeur Adélaïde, qui de son côté oublie un instant ses Voeux pour tenter de séduire le fantasme invétéré de toutes les filles de Massinières. Hippolyte reçoit humblement ce halo d'admiration et d'enthousiasme... et ne quitte pas de ses yeux intéréssés la jeune et éblouissante de Tarentelle, qui soutient le regard.
"Quelle charmante créature" pensa-t-il alors. "Le Diable ne veut plus d'elle, elle est devenue trop exquise pour les Enfers. Une nuque trop délicate pour supporter les flammes, une bouche trop rose pour embrasser le Mal, des yeux trop bleus pour s'accomoder à la noirceur de quelque démon. Ai-je bien fait de la traquer pendant six ans, pour être le premier témoin d'un comportement si délicieux, de résultats scolaires si élevés, d'une beauté si paisible? Je crois que oui..."
Assailli par une fierté qu'il peinait à exorciser, exalté par une douce lubricité que seules Mesdemoiselles d'Aranganstel et de Tarentelle arrivaient à provoquer en lui, il brisa le rythme de sa conversation avec Soeur Adélaïde, jeta un dernier coup d'oeil au balcon de Sélène-Ursule, inspiré, et prit congé dans une honte déléctable et vivifiante.
Isolé dans son bureau Louis XVI, entre factures et réglements intérieurs, Hippolyte de la Métoierie, les sens libérés par ses deux amantes interdites, guidé par une plume exaltée, se consacrait à sa première passion: la poésie. Le stylo bleu, sur les feuilles de calpin, courait, courait, courait...
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