Partie I: L’arrivée

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L'air était chargé d'humidité en ce début de soirée. Les sabots des chevaux s'enlisaient dans la boue graisseuses et les roues du carrosse s'enfonçaient toutes les cinq minutes de manière que le temps de trajet fut prolongé de deux heures. La pluie s'était arrêtée quelques temps mais le ciel grondant ne laissait pas de doute quant aux prévisions. Thomas Lingsing, jeune homme de classe respectable, ne cessait d'ouvrir et fermer à répétition sa montre à gousset. N'importe quel compagnon l'aurait prié de cesser, mais fort heureusement, Thomas se trouvait seul. Il se dirigeait vers le manoir de Haunsford, demeure perdue dans les terres du Derbyshire, dont il avait hérité voilà deux mois, à la mort de son grand oncle, le compte de Haunsford. A ce qu'il avait entendu, c'était un homme de bien, riche mais point trop pour se montrer hautain. Il était mort d'une maladie soudaine et violente qui l'avait éteint en quelques jours seulement, ce qui ne ui avait pas laissé le temps de spécifier les destinataires de son héritage. Sa femme et sa fille logeaient encore au manoir, ainsi avait-il été accordé qu'elle pourraient y rester le temps qu'elles voudraient.

-Ces ch'vaux, t'jours les mêmes hein, sonna une voix provenant du dehors. Paresseux à en effrayer les p'tits fonctionnaires de la reine.

Thomas soupira et reprit son geste nerveux. Le clic-clac incessant le calmait, chose peu commune chez des gens de nature plutôt posée comme lui. En effet, ce trajet l'angoissait plus que quiconque, et la pluie ne faisait que renforcer cette impression de malaise naissant. Ces terres étaient si sombres et mortes qu'il était bien difficile de s'enthousiasmer à l'idée de vivre dans un endroit pareil. Lui qui venait des Cornouailles, ce pays ressemblait à l'entrée d'un purgatoire. Ce qui le préoccupait était l'absence de population, cette solitude qui semblait ronger chaque arbre, chaque buisson et chaque rosier jusqu'à la racine. Il n'y avait croisé sur les routes – pourtant principales – trois ou quatre voitures tout au plus, et qui se dirigeaient tous vers le sud. A croire qu'ils cherchaient tous à fuir cette ombre qui planait au-dessus de leur tête, plus sombre et menaçante que la mort elle-même.

Deux heures passèrent entre le clic clac de la montre à gousset et les jurons du cocher. La route se rétrécit jusqu'à terminer en chemin caillouteux où, à quelques mètres d'un énorme portail de fer, la voiture s'arrêta et le vieil homme lui souhaita bon voyage. Thomas fut abandonné là, sa valise à droite de ses pieds, plus raide encore que la pierre qui constituait le muret. Il n'était pas bien difficile de voir à travers les grilles rongées par la rouille l'énorme bâtisse qui dessinait son contour au-dessus d'une mer de nuages noirs. Ses hautes tours semblaient vouloir percer le ciel, soutenues par des murs recouverts de mousse pourrie. Les fenêtres étaient hautes, larges, mais point transparentes ; il semblait que des rideaux opaques dissimulaient l'intérieur de certaines pièces à vivre. Autour de cette masse de pierre humide se trouvaient d'énormes cyprès aux feuilles rouge sang, qui paraissaient murmurer des secrets entre les bourrasques de vent glacé.

Thomas avait devant les yeux la personnification même de la misère d'une âme, de la mort présente dans chaque recoin de terrain, observant de ses yeux transparents celui ou celle qui deviendrait sa prochaine proie.

-Messieur ! Ne restez pas là ! Le tonnerre va gronder et la pluie va tomber !

Une jeune femme, vêtue d'une robe noire de domestiques et portant une coiffe lui recouvrant son chignon sévère apparut au milieu de la grande allée, l'air affolé. Thomas s'empara de sa mallette d'un geste nerveux et se laissa conduire dans le manoir. Ils passèrent le hall d'entrée dont il remarqua les belles proportions et la décoration élégante, puis une antichambre où la domestique lui intima d'y laisser ses bagages. Les tapisseries grises et la faible luminosité donnait l'impression d'entrer dans un théâtre hanté où la seule lumière provenait des bougies et de la cheminée dansante. Heureusement, l'intérieur paraissait soigné et propre, sans aucune trace d'humidité propre à ce pays. On le guida vers le salon ; là-bas, il rencontra Mr Coynal, le frère de la veuve de Haunsford. Il l'accueillit chaleureusement, se présenta avec la plus grande des politesses et lui conta qu'il attendait sa venue avec impatience, pour pouvoir rentrer chez lui et laisser la charge du manoir, de sa sœur et de sa nièce aux mains de Thomas. Il s'étonna de son jeune âge et l'intéressé lui répondit :

-Je sors à peine de l'université d'Oxford, monsieur. J'étais à deux mois de terminer quand ma chère mère m'a envoyé une lettre qui exprimait clairement sa satisfaction de me voir installer dans un héritage familial.

-Vous avez bien de la chance, mon ami, d'avoir été choisi comme héritier. Une chanson folle circule sur Haunsford, ainsi que des légendes tout aussi déplacées, mais ne prêtez pas attention à tout ceci. C'est l'aspect lugubre du manoir qui alimente l'imagination des habitants.

Thomas n'en fut guère rassuré. Déjà, la conduite du cocher lorsqu'il l'avait renseigné sur la destination avait laissé entendre que cet endroit n'était guère apprécié. Si on y rajoutait de vieilles histoires et des rumeurs effrayantes, Thomas serait bien capable de renoncer à son héritage.

Mr Coynal lui présenta sa sœur, qui arriva peu après. C'était une femme grande, maigre, aux yeux aussi noirs que la pierre du manoir. Elle le fixait, le détaillait comme si elle le considérait comme un intrus et une personne indigne de son attention. Aucun mot ne franchirent ses lèvres pincées et sa fille, à ses côtés, l'imita. Cette dernière avait un visage aigre aux traits anguleux. La qualifier de jolie aurait été une politesse déplacée. Mr Coynal lui fit visiter la demeure, enthousiaste et décrivant chaque décoration d'adjectifs exagérés comme s'il présentait le palais de la reine elle-même. Enfin, ils arrivèrent dans la nouvelle chambre qu'allait occuper Thomas et le laissa s'installer tranquillement, communiquant l'heure du dîner. Le jeune homme retrouva sa valise et s'assit raidement sur le lit à baldaquin qui grinça sous son poids. Les yeux de la veuve le hantait toujours. Ils avaient été si noirs, si mauvais, les yeux de la mort elle-même, ô, pauvre misérable qu'il était ! Il allait devoir vivre avec cette femme jusqu'à sa mort ! Autant délaisser le manoir au futur époux de sa cousine, mais laide comme elle était, il mettrait certainement beaucoup de temps avant de voir son espoir s'exaucer. Et sa pauvre mère qui le pensait heureux avec un héritage pareil ! Thomas, dont l'esprit était embrumé par tant de pensées et de suppositions finit par s'endormir, la mallette serrée contre son corps.

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