Perdue
Je ne sais pas ce qui m’a pris de vouloir emprunter ce raccourci. Décidément, malgré mes trente ans, je ne me décide jamais pour les choix raisonnables. Certes, conduire sur l’autoroute est vite monotone, mais au moins le chemin est indiqué par toutes sortes de panneaux.
Là, je me retrouve sur un petit sentier caillouteux seulement éclairé par le soleil couchant. La lumière orangée inonde le paysage alentour d’une douce couleur hivernale. Les arbres aux branches dénudées paraissent vivants.
Mon réservoir d’essence est presque vide ; ça m’étonnerait que je trouve une station-service dans ce coin perdu. Ça fait déjà longtemps que j’ai dépassé la dernière maison de ce qui me semblait être un hameau. Le chauffage est à fond, pourtant, malgré ma veste trois quart, je n’arrive pas à me réchauffer. Un coup d’œil dans le rétroviseur me révèle qu’une Berline noire roule derrière ma Twingo. J’hésite un instant à m’arrêter pour demander au conducteur de m’indiquer mon chemin, mais ne me sens pas rassurée et préfère rester enfermée à l’abri dans mon véhicule. L’horizon commence à s’obscurcir, j’allume mes phares. Derrière moi, la voiture fait de même. Je monte le son de la radio qui diffuse une chanson mélancolique de Patrick Fiori. Bon, je ne vais pas rouler indéfiniment comme ça, ce n’est pas possible. Je jette un rapide regard à mon portable, sur le tableau de bord et soupire… toujours pas de réseau.
Il faut que je prenne une décision.
Une main sur le volant, je fouille dans mon sac noir posé sur le siège passager et en retire une bombe lacrymogène. Ralentissant, je mets en marche mon clignotant, et dès que je peux, me gare sur la droite, au pied d’un vieux chêne. J’actionne immédiatement mes warnings et sors de la Twingo. Le vent froid et sec me saisit aussitôt. Je resserre mon trois quart autour de mon corps tandis qu’une sensation de picotement glacée attaque mes mains nues. J’observe la berline sombre qui, comme je le redoutais, se gare derrière moi, laissant ses phares allumés. La portière s’ouvre, instinctivement je recule, jusqu’à me trouver contre le tronc de l’arbre.
Un homme en sort. Malgré mon inquiétude, je ne peux m’empêcher d’être séduite par ce charmant quadragénaire. Les tempes dégarnies, il a tout de même de beaux cheveux grisonnants. Sa mince silhouette est camouflée par une épaisse veste d’hiver qui retombe sur son jean bleu. Alors qu’il s’avance vers moi, je peux voir que son visage, malgré quelques rides à peine marquées, est empreint d’une certaine dureté. Arrivé à ma hauteur, il observe d’un ton affecté.
« J’ai l’impression que vous roulez sans savoir réellement où vous allez.
- Euh, oui. Je pense m’être trompée de sortie sur l’autoroute.
L’homme me fixe de ses grands yeux. Je ne sais pas pourquoi, mais devant son regard qui semble me jauger, je n’arrive pas à m’arrêter de parler.
- Du coup j’erre depuis bientôt une heure. Je me suis dit que vous pourriez peut-être me renseigner sur l’endroit où nous sommes… à moins que vous ne soyez perdu vous aussi.
Je ris bêtement tandis que l’inconnu, imperturbable semble déjà ennuyé. L’air blasé d’un adulte parlant à une enfant, il me répond.
- Évidemment que je sais où je vais. Mais vous, où voulez-vous vous rendre ?
- Dans un village près d’Aubusson, Bourganeuf.
- Hum, vous êtes effectivement complètement perdue. C’est à des heures d’ici. Je vous conseillerais bien de passer la nuit dans un hôtel avant de reprendre votre route, mais il n’y a absolument aucun gite dans les environs proches.
- Je dormirais dans ma voiture, ce n’est pas grave.
- Cette idée ne me plaît pas beaucoup. Il m’est impossible de vous abandonner comme ça. La nuit tombe, et vous êtes une femme. C’est dangereux.
Je ne peux m’empêcher de frémir. Je suis bien d’accord avec lui, la situation n’est guère rassurante. Néanmoins, je trouve mon sauveur, tout autant menaçant. Les mains dans les poches, je serre ma bombe lacrymogène. J’éprouve le besoin de lui faire savoir que je pourrais me défendre.
- J’ai une arme en cas de besoin.
L’homme m’examine impassible. Son regard descend de mon visage pâle jusqu’à mes mains cachées dans ma veste. Il esquisse un sourire que je trouve bizarrement troublant. Puis il rit et là je trouve ce son désagréable. Il semble se moquer de moi.
- J’imagine que vous n’avez pas un révolver, mais un simple moyen de défense…rien qui puisse réellement faire de mal. »
Je ne réponds pas, mais la rougeur qui recouvre mon visage lui donne la réponse. Avec un peu de chance, l’éclairage des phares n’est pas suffisant pour qu’il l’ait vue. Il tend la main vers moi.
« Si nous devons rester un peu ensemble, je me présente, je m’appelle Stan.
Je serre sa paume froide et dure dans la mienne.
- Je ne pense pas rester avec vous ; cependant, moi, c’est Cléa. »
L’homme qui malgré son prénom reste pour moi un étranger lève son regard métallique vers le ciel. C’est étrange, par moment il me parait séduisant et totalement effrayant. Rabaissant ses yeux sur moi il me dit d’une voix dure.
- Comme vous voulez, cependant sachez que l’endroit n’est pas sûr. Il paraîtrait que d’étranges choses y rôdent.
- Je prends le risque.
De toute manière je ne crois pas un mot de ce qu’il dit. Je suis certaine qu’il ne cherche qu’à m’épouvanter.
- Je vous aurai prévenue. »
Le dénommé Stan incline la tête vers moi et remonte dans sa voiture. Je le laisse démarrer et s’en aller, avant de faire de même. Après être resté quelques instants dehors, mon corps entier est refroidi. J’augmente le chauffage de ma Twingo au maximum tout en allumant la radio. La chaleur diffuse et la musique m’apaisent et éloignent mes craintes. Soudain, la chanson s’interrompt pour faire place au bulletin d’information. Je regarde l’heure sur le tableau de bord : vingt et une heures.
J’écoute les actualités d’une oreille distraite jusqu’à ce que j’entende une nouvelle qui fait battre mon cœur un peu plus vite. Il semblerait qu’un homme se soit évadé d’un service psychiatrique à l’orée d’un village que je me rappelle avoir traversé quelques heures auparavant. Mes pensées vont aussitôt vers Stan, et je me trouve stupide. Il n’avait pas l’air d’un fou… peu sympathique certes, mais pas dangereux. Les paysages réguliers défilent. Mes phares n’éclairent que quelques mètres devant moi, laissant dans l’ombre le bas-côté qui me paraît soudain inquiétant. Je commence à avoir faim et n’ai rien pour calmer ma fringale. J’ai sommeil aussi, mais résiste à l’envie de dormir. Je veux continuer ma route jusqu’à trouver une ville emplie de monde où je me sente en sécurité.
Alors que devant moi le sentier semble se resserrer, ma Renault émet un son bizarre, comme une sorte de bruit de ferraille. Il ne manquait plus que ça. Je prie en silence pour que cela n’empêche pas la voiture de rouler, mais là-haut personne ne m’écoute. Mon véhicule a un dernier soubresaut et s’arrête sans que je ne puisse rien faire. Enfermée dans la Twingo, je n’ose pas en sortir et garde le regard rivé sur le chemin inconnu que mes phares illuminent. La chaleur émise par le chauffage commence à s’estomper et je resserre autour de moi les pans de ma veste. J’attrape mon portable, mais je sais déjà ce qu’il indique : pas de réseau. La lumière extérieure du véhicule faiblit et en quelques minutes je suis dans le noir complet. Aucune étoile dans le ciel sombre et la lune est cachée par d’épais nuages dont je ne discerne pas les formes.
Que faire ? J’ai peur. Je suis seule, il fait nuit et je n’ai plus de moyen de locomotion. Je n’ose pas me dire qu’il y a peut-être aussi un fou dissimulé quelque part. On tape alors à ma vitre. Mon cœur rate un battement. Un visage inconnu m’observe. Une main dans ma poche je serre ma bombe lacrymogène. De l’autre main, j’ouvre ma portière. L’homme s’écarte. Dans le noir je distingue à peine ses traits, mais malgré l’absence de clarté, je vois nettement ses dents blanches ressortir de ce qu’il doit penser être un sourire. Mal à l’aise, je devine qu’il cache quelque chose derrière son dos. Aussitôt, j’imagine toute sorte de choses : une hache, un révolver, un couteau…aussi quand cet étranger s’approche de moi, je lui projette à la figure, le jet brûlant de ma bombe lacrymogène, et alors que hurlant il se penche en avant, je me mets à courir.
Je ne sais même pas où je me dirige. Le ciel noir ne m’aide pas dans mon échappée. Je tâtonne, les bras en avant, exhalant un mince souffle transparent. Je suis tellement terrifiée que je sens à peine le froid traverser mes vêtements. Soudain, mon pied s’accroche dans une écorce et je trébuche, m’affalant de tout mon poids sur le sol. Je me relève précipitamment, de la terre sur mon jean. Je ne prends pas la peine de m’essuyer, ma seule issue c’est la fuite. Derrière moi des bruits de pas et un souffle rauque se font entendre. J’essaie d’accélérer la cadence, mais suis trop fatiguée. M’enfonçant plus profondément dans la forêt, j’écarte des branches de devant mes yeux. Je voudrais percevoir un rayon de lune, hélas le ciel demeure obscur, ne m’apportant aucun réconfort.
Soudain, une main s’abat sur le bas de mon visage et étouffe mon hurlement. Une voix grave murmure à mon oreille.
« Je vous avais bien dit que je ne vous laisserais pas seule.
Mon corps entier se détend. Stan me libère de son étreinte et fixe sur moi un regard que je devine anxieux. Comme si sa présence évanouissait chaque problème, la lune parvient à percer les nuages et sa lumière éclaire faiblement les alentours d’une douce lueur blanche. Mettant un doigt sur sa bouche pour m’imposer le silence, il attrape ma main qu’il glisse dans la sienne et je le suis jusqu’à une haie d’arbustes épaisse. Toujours sans un mot, il me fait signe de me cacher derrière tandis qu’il s’éloigne lentement en direction de mon assaillant.
De là où je suis, je ne distingue rien, mais perçois des échos de luttes et quelques cris. Tremblante, je crains pour la vie de mon protecteur. Mon agresseur m’a parût jeune et j’ai bien vu que Stan malgré son charme dépassait la cinquantaine. Puis le silence. Il me semble assourdissant. Et tout s’enchaine : un hurlement, le bruit d’un corps qui tombe et des bruits de pas précipités. Une ombre apparaît, mais je ne sais pas de quel homme il s’agit. La lune joue à cache-cache avec les nuages et s’amuse à troubler mon champ de vision. Dans ma tête, une litanie tourne en rond « je ne prendrais plus jamais de raccourcis ! Je resterais sur l’autoroute en sécurité ! »
Enfin, avec soulagement, je reconnais les traits de Stan. Son visage blême est marqué par l’effroi et je m’aperçois avec inquiétude qu’il boite. Alors que je sors de ma cachette, il hurle après moi :
« Courez ! Courez ! »
Ce que je fais, m’enfonçant à nouveau dans le noir que procure le feuillage des majestueux chênes. Malgré sa blessure, Stan me rejoint et reste à ma hauteur. Par moment, il ne peut retenir une grimace de douleur qui crispe ses traits. M’attrapant par le bras, il m’entraîne sur le côté et nous nous frayions un chemin à travers des ronces. J’aimerais pouvoir lui parler, lui demander ce qui s’est passé, le remercier d’être intervenu, mais son visage est fermé et ses yeux brillent de colère. Après quelques minutes, nous apercevons la route. Derrière nous, un cri de rage retentit. Stan serre plus fermement ma main et m’entraîne en avant. Quelques étoiles clairsèment enfin le ciel, nous permettant d’avancer plus vite.
Une fois sur le bitume, je me sens bêtement rassurée, comme si nous étions sauvés. Pour autant, je n’ose pas me retourner vers la forêt, de peur d’y voir l’inconnu continuant de nous pourchasser. Stan sort son Samsung de sa poche et le tend vers le haut. Des barres de réseau apparaissent. J’ai envie de pleurer. Mon compagnon compose aussitôt le numéro de la police à qui il expose succinctement notre situation. Il met plus de temps pour arriver à leur expliquer où nous nous trouvons. La personne au bout du fil nous rassure en nous disant qu’ils nous localiseront grâce au téléphone.
C’est alors qu’un spectacle d’horreur surgit à l’orée des bois. L’homme, un couteau planté dans le dos, rampe dans notre direction. J’ai l’impression d’être dans un mauvais film d’épouvante. Stan se place devant moi dans un geste protecteur, mais inutile, car l’inconnu dans un ultime gargouillis meurt face à nous. Après toutes ces heures de stress, les larmes me viennent et je sanglote ouvertement. Stan me prend dans ses bras et me serre contre son corps chaud. Je sens ses lèvres sur mes cheveux, son souffle brûlant sur mon cou et sa bouche sur la mienne. Il a un parfum de cuir et d’orange. S’écartant doucement de moi, mais me gardant dans ses bras, il me dit dans un sourire :
« Bon, désormais vous n’aurez plus besoin d’une bombe lacrymogène. Vous m’aurez moi. »
Et alors que mon cœur affolé réclame un nouveau baiser, l’aube se lève enfin, écartant de nous le noir de la nuit.
Ode C.
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