Visite nocturne
Ma porte grince terriblement, mais je la connais bien. Il me suffit de l’ouvrir d’un geste ample, et le geignement est étouffé. Cette vieille maison est vivante ; à chaque pièce, sa propre musique, avec des variations spécifiques à la personne qui parcourt l’espace. Ainsi le corridor de l’étage qui vibre sous les pas lourds de mon père massif, mais ne produit qu’un faible frottement lorsque je sautille légèrement pour atteindre l’escalier. Celui-ci craque systématiquement, il faut le contourner, c’est impossible. Non, j’ai la technique pour être discrète, là encore ; il me suffit d’enjamber la rampe, de la chevaucher, fesses vers la descente, tête reposant sur le côté, genoux repliés autour du bois ciré, et je me laisse glisser par à-coups, mes cuisses et mes bras me permettant de contrôler la vitesse. En bas, le carrelage en marbre, recouvert pour partie d’un tapis vaguement oriental et très épais, ne produit aucun son lorsque l’on est pieds nus. Le plus difficile est d’ouvrir la lourde porte d’entrée, cadenassée par deux farouches verrous, chaque soir. C’est pourtant par là que je dois passer, les autres nombreuses ouvertures, portes-fenêtres en premier chef, sont barrées par de vieux volets de bois, abritant bien souvent des araignées, que j’ai en horreur, je serais bien en peine de les affronter.
Je colle ma main sur le bouton du verrou supérieur et le tourne doucement, retenant le mouvement brutal du pêne qui rentre dans son boitier. Le second ne me pose finalement pas de problème non plus mais la porte ne veut pas s’ouvrir. La serrure est vide ; elle devrait avoir une clé noire et légèrement rouillée. Je la trouve dans le tiroir du petit guéridon et l'introduis là où elle aurait dû être. Au moment de tourner, j’hésite un peu, mais je me reprends rapidement ; on m’attend.
Il n’y a pas de lune, cette nuit, j’ai heureusement une petite lampe de poche qui éclaire à un mètre ; elle me suffit pour voir où je mets les pieds, actuellement sur les graviers blancs et froids qui entourent la maison, mais pas pour m’assurer qu’aucun danger ne me guette, animal, homme, créature. Je ne laisse pas mes pensées anxieuses prendre le dessus, et je m’enfonce dans la pénombre. Sur la route, mon rythme accélère, je me mets à courir pour échapper aux menaces invisibles qui m’entourent probablement, je les devine, à moins que je ne les imagine. J’aperçois enfin quelques faisceaux lumineux, sauvée. Les filles sont là, elles plaisantent à voix étouffée, je leur réponds, ragaillardie par leur vivacité, et nous nous mettons en route, bras dessus, bras dessous. Aucune voiture ne passe par ici, à cette heure tardive, très peu de maisons, habitées essentiellement par des ancêtres sourds comme des pots, beaucoup de champs, de maïs et de tournesols. L’une de nous est en vélo et zigzague librement sur le bitume, tandis que nous chuchotons très fort et laissons échapper des éclats bruyants. Autour de nous, des grillons, des papillons de nuit, des chats errants, des chauves-souris, des mulots, des chouettes, tout ce monde-là est en pleine forme. Le goudron laisse place à un chemin caillouteux, bordé par des herbes folles, orties et ronces menaçantes, mûres appétissantes. L’heure n’est pas à la cueillette, nous parvenons aux grilles.
Elles sont évidemment fermées, du moins elles le devraient, car dans les faits, l’une d’elle reste toujours ouverte, et l’on peut se faufiler dans l’entrebâillement. Nous rions nerveusement tandis que nous nous enfonçons dans le cimetière. Deux par deux, trois par trois, nous visitons, lisons les dates et les épitaphes, commentons ; celui-ci a atteint un âge canonique, ceux-là sont morts la même année, ah c’était la guerre. Quand nous tombons sur des tombes d’enfants, nous sommes toujours fascinées, mourir si jeune, c’est triste, ce n’est pas dans l’ordre des choses, c’est romanesque, mais c’est terrible. Nous sommes légères, la vie nous a épargnées, nous passons à la suite. Dans la partie la plus ancienne, les stèles sont effacées, à moitié recouvertes de mousse, nous décidons de nous installer ici, parmi les morts oubliés depuis bien longtemps. Chacune notre tour, nous prenons la parole et racontons l’histoire la plus effrayante possible. Je raconte celle de Marguerite et ses parents, qui louent une maison hantée, et quand j’arrive à la chute, j’ai le plaisir de faire sursauter et crier de frousse. Je ne suis pas rassurée non plus, c’est délicieux.
Le chemin du retour est plus mélancolique, nous nous tenons par la main, la fatigue nous pèse, accentuée par la chute d’adrénaline, les oiseaux se sont réveillés, le ciel a retrouvé une texture, il offre un dégradé qui annonce l’aurore. Lorsque je quitte mes compagnes, la solitude me tombe dessus, ainsi que le découragement, je dois encore tracer le chemin inverse, jouer avec les verrous de la porte, sans compter le risque de se faire prendre, ma grand-mère se lève très tôt. Un chat se roule devant la maison, je prends le temps de le caresser, tant pis pour les puces, il ronronne de plaisir, et j’ai bien envie de l’accompagner. Revigorée par ce contact animal, je traverse le gravier, pose ma main sur la poignée encore froide, mais la porte ne s’ouvre pas. J’appuie plus fort, donne un coup sec de l’épaule contre le panneau de bois épais, mais à part produire un son peu discret et me faire mal au bras, rien ne se produit.
Je n’ai plus qu’à m’allonger en chien de fusil sur la terrasse étroite et attendre que l’on vienne me surprendre. Le jour va bientôt se lever, je vais laisser les rayons du soleil me caresser la peau, c’est une bonne manière de finir la nuit, après tout. On n’a pas tous les jours seize ans.
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