Habillages

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J’eus un mal de chien à me lever le lendemain. Mais Hide me tira du lit, ce qu’il ne faisait jamais en temps normal.

Oi, mezamero ! me secoua-t-il. Il est déjà huit heures et demie.

— Ça va, on n’est pas à l’armée, grognai-je en attrapant la poignée de gâteaux dorayaki qu’il me tendait.

Il avait dû piquer ça en bas, sachant que j’avais raté le petit-déjeuner.

Je me frottai les yeux, checkai ma tête discrètement puis me servis du thé. J’aurais préféré un bon café noir, mais c’était rare d’en obtenir au petit-déj’ ici, et encore plus dans ce genre de maison. Mais Hide avait pensé à tout.

— Tiens, fit-il en me montrant une canette de café Boss. Yûji a ramené ça ce matin, avec les gâteaux.

— C’est toi qui l’a envoyé ?

— Non, il y a pensé tout seul. C’est le rôle d’un sumikomi en formation : anticiper les désirs et les besoins de son patron... et de sa patronne.

— Merci Yûji, murmurai-je en attrapant la canette, éperdue de reconnaissance.

Le café était froid — comme tous les cafés japonais tant que la température ne serait pas redescendue sous la barre des 20° — mais cela restait une bénédiction.

Revigorée par la caféine, je relevai les yeux sur Hide. Il était déjà en train de boutonner sa chemise. Cette fois, il portait un costume blanc que je ne lui avais jamais vu, et qui faisait vraiment too much.

— On dirait que tu t’es déguisé pour jouer dans Scarface, me moquai-je en le voyant peigner ses cheveux en arrière.

Courbé en deux, il se mirait tant bien que mal dans le minuscule miroir accroché au mur.

— Quoi, t’aimes pas ce costume ? Il coûte plusieurs centaines de milliers de yens. Allez, sors du lit et habille-toi. On n’est pas en avance.

— J’ai pas dit que ça me plaisait pas, grinçai-je en me levant. Mais la beauté des vêtements n’est pas corrélée à leur prix.

— Dans ce monde, elle l’est, lâcha Hide en rangeant son peigne en écaille dans la poche de son blazer. C’est important de bien représenter : l’honneur du clan est en jeu.

Je répondis par une moue dubitative. Plus c’était gros et voyant, mieux c’était apparemment. Une esthétique radicalement différente de l’image que j’avais du Japon avant d’y aller, très loin des concepts du wabi-sabi zen et épuré. Mais en réalité, j’aimais bien les préférences à la limite du mauvais goût d’Hide. Ce côté bling-bling et poseur avait quelque chose de sexy.

— N’oublie pas la grosse montre et la chaîne en or, surtout, fis-je en passant devant lui.

Il répliqua en me claquant les fesses. Je me retournai et fis mine de lui pincer l’entrejambe. Il esquiva en riant.

— Tiens, donne-moi ma montre pendant que t’y es. Au lieu d’essayer de castrer ton mari...

Je ramassai le coûteux objet sur le bord du futon où il l’avait laissé la veille.

— Quel dandy... ! sifflai-je en le regardant la passer à son poignet. Tu veux que je t’attache la chaîne ?

— Te fous pas de ma gueule.

Je l’enlevai pourtant de mon cou. Hide m’avait donnée cette chaîne à gros maillons quelques semaines auparavant, un jour où j’avais voulu la lui emprunter. Mais lorsque j’essayai de la lui mettre, il referma mon poing dessus et me tira contre lui pour m’embrasser. En me retrouvant contre son corps dur, je me sentis mollir. Instantanément, je vins poser ma main au creux de ses reins, puis commençai à caresser son glorieux fessier.

— Non, fit-il en m’écartant de lui, les mains sur mes épaules. Non.

— Non, quoi ? demandai-je en reculant, déçue. C’est toi qui m’a attrapée...

Hide secoua la tête.

— Je ne dois pas être en retard.

En retard... pour aller où ? À l’idée qu’il allait encore me laisser seule toute la journée, je sentis ma bonne humeur s’évanouir.

— Tu repars tout de suite ? Et moi ?

— On se retrouve tout à l’heure, m’assura-t-il, une main sur mon épaule. Je te le promets. En attendant, tu vas rester avec okâsama et les autres épouses. Je crois qu’elles ont prévu une cérémonie du thé.

Je baissai le nez.

— Une cérémonie du thé...

Je détestais ça. Et cela se lut sur mon visage.

— Ah... tu n’aimes pas le matcha, peut-être ? remarqua Hide. Je sais que beaucoup de gaiji...

Je le coupai avant qu’il ne s’enfonce.

— J’adore le matcha, mais j’aime le boire, pas le préparer pendant des heures en étant assise sur les genoux. Et je ne connais aucune de ces femmes.

— Justement. C’est l’occasion ou jamais. Elles vont bien s’occuper de toi.

— Je sais pas, fis-je en haussant les épaules.

Je ne pensais pas vraiment être la bienvenue parmi elles.

— Il n’y aura que les épouses des lieutenants hauts placés et des kumichô, m’expliqua Hide, confirmant mes craintes. C’est un honneur d’être reçues parmi elles. Je suis sûr qu’elles ont plein de choses à t’apprendre.

— J’ai peur de faire des gaffes...

— Mais non. Tu seras parfaite, comme d’habitude, statua Hide en déposant un bisou sur mon front.

Je ne pus que sourire devant sa gentillesse. Après tout, il n’était pas obligé de prendre autant de pincettes avec moi. Les maris des autres femmes ne faisaient probablement pas tant de manières... et de toute façon, avais-je le choix ?

Je rejoignis Saeko en bas. Hide, qui m’avait accompagné, me quitta en me murmurant un bref « à tout à l’heure », assorti d’une tape discrète sur l’épaule. Je savais que si Saeko n’avait pas été là, j’aurais eu droit à un baiser ou une caresse au creux des reins, mais Hide ne montrait jamais la moindre marque d’affection en public. Surtout pas devant « okâsama », la femme de son boss, qui faisait aussi office de mère adoptive.

— Il a l’air de beaucoup vous apprécier, remarqua Saeko une fois Hide disparu au fond du couloir.

Je lâchai du regard la silhouette de mon mari et me tournai vers elle.

Normal, on est mariés, eus-je envie de lui répondre. Mais je ne réussis qu’à bafouiller un simple « oui ». Cette femme m’impressionnait. Ce qu’elle avait dû traverser avec son mari volage et macho forçait le respect.

— Qu’est-ce qui vous fait dire ça ? lui demandai-je tout de même, curieuse.

— Vous savez, je connais Kazu-chan depuis très longtemps, répondit Saeko comme si elle s’attendait à cette question. Depuis l’adolescence, en fait. Et je suis souvent venu le visiter lorsqu’il était en prison, pour lui apporter de la nourriture ou des vêtements. Cela fait aussi partie du rôle des épouses de kumichô : on ne laisse pas tomber un kôbun qui fait de la prison pour le clan.

De la prison pour le clan. C’était donc ainsi que Saeko voyait les choses... comme moi, en fait.

— Vous alliez le voir souvent ?

— Au moins une fois par mois. Si un jour les subordonnés de votre mari tombent pour lui, il vous faudra les visiter en prison, subvenir aux besoins de leurs proches et vous assurer qu’ils ne manquent de rien. En tout cas, c’est ce qui faisait, dans le temps. Les jeunes épouses d’aujourd’hui devraient prendre cela en considération.

— Bien sûr, répondis-je machinalement.

Saeko me regarda de la tête aux pieds.

— Tout comme il est d’usage de porter un kimono pour la cérémonie du thé... Venez, fit-elle en s’engouffrant dans un long couloir.

Je la suivis jusqu’à une grande pièce de style japonais, où se trouvaient déjà deux femmes. Derrière elles, je reconnus Hanako-chan, assise dans un coin. L’adolescente pianotait sur son téléphone en tirant la gueule : elle avait l’air de s’emmerder à mort. Mais elle portait un superbe kimono coloré, à manches longues, qui contrastait avec celui de Saeko et des autres femmes, qui saluèrent et se présentèrent brièvement. Je répétai leurs noms dans ma tête, désireuse de ne pas commettre d’impair en les oubliant, ce qui m’arrivait souvent à l’époque où je travaillais à La Femme d’à côté. Au moins, mon expérience du club d’hôtesse m’avait donné cette nouvelle compétence : il était essentiel de se rappeler du nom des clients chaque soir.

Sayama Junko, épouse de Sayama Makoto, chef du Sayama-gumi. Tsunoda Machi, épouse de Tsunoda Jirô, chef du Nanbu Shinren-kai.

— Voici Ôkami Lola : c’est la jeune épouse de notre Hidekazu. Merci de prendre bien soin d’elle, me présenta Saeko.

C’était la première fois que j’entendais quelqu’un me présenter avec mon nouveau patronyme. Cela faisait bizarre.

Yoroshiku o negai itashimasu, répondirent les deux femmes en dodelinant aimablement de la tête.

Hanako nous jeta un bref regard, sans sourire.

— Mon habilleuse va vous aider à vous changer, m’instruisit Saeko. Vous avez apporté un kimono ?

Je me sentis soudain très bête. Pourquoi Hide ne m’avait-il pas dit que le kimono était obligatoire ?

Saeko perçut mon embarras.

— Évidemment, vous n’en avez pas... Et Kazu-chan ne vous en pas offert. Il est resté célibataire trop longtemps, celui-là ! Enfin. J’ai ce qu’il vous faut. Pour une Occidentale, vous n’êtes pas trop grande. Satsu, veuillez m’apporter le kuro-tomesode avec les motifs sur le thème de l’harmonie conjugale. Et la ceinture dorée.

Harmonie conjugale ? Comme si Hide et moi avions besoin de ça...

Elle se tourna vers moi.

— Comme Kazu-chan est le protégé de mon mari, ce n’est pas grave si vous portez un kimono aux armes de notre famille. Vous vous ferez faire le vôtre une fois que votre époux sera devenu chef de sa propre famille : j’irai avec vous chez mon fournisseur.

— Merci, répondis-je passivement, ne sachant pas quoi répondre.

La révélation sur la « famille » que Hide allait monter me turlupinait bien assez. J’avais toujours l’idée qu’il se range.

Satsu, l’habilleuse, revint avec tout un tas de vêtements. Il y avait un sous-kimono blanc, des sous-vêtements de la même couleur, et même un koshimaki rouge, cette espèce de jupe qui consistait auparavant comme seul dessous féminin... j’espérais qu’elle allait me laisser garder les miens. Puis, me rappelant que je portais un string en dentelle particulièrement sexy, je me mis à angoisser. Je ne voulais pas me changer devant ces femmes.

Heureusement, Satsu apporta un paravent, qu’elle déploya autour de moi. Je pus me déshabiller derrière. Cependant Saeko ne me quittait pas des yeux.

— Vous avez un irezumi ! s’exclama-t-elle soudain.

— Euh... oui, m’étonnai-je, surprise par sa réaction. Pas vous ?

À voir sa tête, je sus que j’étais allée trop loin dans les questions personnelles. Mais elle accepta pourtant de me répondre :

— Mon mari ne m’aurait jamais laissée faire. Je suis même étonnée qu’Hidekazu ait accepté ça. Ce n’est pas son genre !

Tu parles, grognai-je intérieurement. Noa avait le dos entièrement tatoué, et même une fleurs de chrysanthème sur un sein. Lorsqu’on savait ce que ce motif voulait dire...

— À la fête de Sanja, j’ai vu beaucoup de femmes tatouées, fis-je remarquer à Saeko.

— Les femmes qui se mettent à moitié nues pendant ce genre de festivités sont mariées à des hommes de bas-rang, répondit-elle sévèrement. Souvent, ce sont d’anciennes prostituées, ou des membres de gangs féminins. Et puis dans le Kantô, les gens manquent de goût : c’est bien connu.

Sayama Junko et Tsunoda Machi approuvèrent à grand bruit.

Il y avait donc une hiérarchie interne et des parias, même chez les yakuzas. Quel « métier » faisait Saeko avant d’être repérée par son mari ? Je l’avais entendue mentionner son arrière-grand-mère, épouse d’un parrain de Shikoku... elle devait donc être fille et petite-fille de yakuza haut placé elle-même, née et élevée directement dans ce milieu. Et pour cela, elle méprisait les ex-loubardes et les travailleuses du sexe.

— Que faisait votre grand-mère, celle dont vous m’avez parlé hier ? osai-je lui demander.

Après tout, j’étais là pour apprendre. Et une gaijin ne pose jamais de questions assez bêtes.

— Elle était artiste, répondit fièrement Saeko. Geisha dans une grande okiya de Kôchi. Vous savez ce qu’est une geisha ?

Oui, une prostituée dans un bel emballage, répondis-je dans ma tête. Mais une fois de plus, je feignis l’ignorance. Inutile de me mettre cette femme à dos.

— Expliquez-moi ?

Saeko eut l’air satisfaite de ma bonne volonté.

— C’est une danseuse, chanteuse et musicienne qui divertit les hommes importants, expliqua-t-elle en relevant fièrement le menton. Certaines nouaient un lien particulier avec certains clients, et avaient la chance d’être rachetées par eux. C’est ce qui est arrivé à ma grand-mère, Momowaka de son nom d’artiste. C’était une geiko très célèbre à Kôchi... Bon, vous êtes parvenue à mettre ce sous-kimono ? Satsu va vous aider pour le reste.

Shitsurei shimasu, s’annonça Satsu en passant derrière le paravent, qu’elle ouvrit en grand.

Vêtue du sous kimono blanc, noué fermement sur mes hanches, j’étais désormais visible.

— Écartez les bras, s’il vous plaît.

Pendant que Satsu m’habillait comme une poupée, je pris mon temps pour observer Hanako. Cette gamine m’intriguait. Sans savoir pourquoi exactement, j’avais du mal à l’imaginer comme la fille de Saeko. L’adolescente sentit mon regard et me le renvoya, sans sourire.

— Mhm, fit Saeko une fois que Satsu eut noué la ceinture. Normalement, on porte plutôt un kimono de couleur unie pour la cérémonie du thé, mais cela vous évitera d’avoir à vous rechanger... Satsu, ajustez-le-bien.

Satsu revint mettre un tour de vis autour de ma taille. Je ne m’étais rarement sentie aussi inconfortable dans un vêtement.

— Vous feriez mieux de vous habituer, fit Saeko avec un ersatz de sourire. Votre kimono de mariage sera encore plus encombrant... Hidekazu a obtenu la permission officielle de vous épouser hier : j’ai donc eu le feu vert pour le commander. Je peux vous dire que c’est quelque chose !

Je me tournai vers elle, les joues en feu.

C’était donc cette femme, que je ne connaissais pas la veille encore, qui allait me payer mon vêtement de mariage ?

Je n’eus pas le temps de demander plus de précisions. Déjà, Saeko tapait dans les mains pour nous enjoindre à quitter la pièce. Satsu passa derrière moi, et d’une main experte, piqua rapidement un bijou brillant mais discret dans mon chignon. Puis elle me poussa gentiment vers la sortie. Derrière, Hanako suivait mollement, sa jolie bouche figée dans une moue boudeuse. De nouveau, nos regard se croisèrent. Cette fois, elle soutint le mien, braquant ses yeux noirs sans ciller. Puis elle sourit, dévoilant de lumineuses dents blanches, et son visage changea complètement.

Drôle de gamine, pensai-je en la regardant.

Elle était aussi déplacée ici, dans cette grande maison sombre, qu’un tournesol abandonné dans le désert.

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