La bonne occasion
Hanako avait raison. Sauf que rien ne filtra en premier lieu chez nous, les femmes : après une brève visite du jardin, les hommes se retirèrent dans un salon enfumé pour faire leurs affaires, alors que nous étions conviées à une garden party sous les arbres. À la fin de la journée, tout ce petit monde se sépara avec force salamalecs et je dis au revoir à Hanako, à qui j’avais commencé à m’attacher. Yûji me reconduisit dans la voiture de location, avec mes bagages, portés à bout de bras. Mais Hide bloqua la portière au moment où il allait partir.
— Monte dans l’autre bagnole avec Masa, lui ordonna-t-il en le poussant du siège conducteur. C’est moi qui vais conduire ma femme à l’aéroport.
Yûji se fendit en courbettes et s’empressa de disparaître. Agréablement surprise, je quittai l’arrière pour monter devant avec mon mari. Ce dernier me détailla des pieds à la tête, de ce regard vif et acéré qui me faisait tant craquer. Je m’étais changée rapidement avant de partir, et avais renfilé la robe de cocktail Ralph Lauren que je portais le matin, avant que Saeko me force à mettre un kimono.
— J’adore cette robe, mais j’aimais particulièrement la façon dont ce kimono moulait ton petit cul, remarqua Hide. Je n’ai pensé qu’à ça toute la journée.
Cette seule phrase, à laquelle je ne m’attendais pas du tout, fit monter la température dans la voiture.
— Pensé à quoi ? minaudai-je, avide de détails.
— À t’enlever dans une bagnole et te baiser sur une plage de la côte ouest.
— C’est le programme ?
— L’avion ne part que dans quatre heures. Le boss m’a proposé de rester un peu chez lui, mais j’ai préféré l’autre option.
Merci mon dieu, songeai-je intérieurement. Mais j’avais tout de même une petite inquiétude :
— Est-ce que ce kimono était vraiment si indécent sur moi ?
— Il t’allait très bien, précisa Hide avant de mettre le contact.
*
Hide conduisit jusqu’à la plage de Suma. Mis à part Hayama, je n’étais que rarement allée à la plage au Japon. Il faut dire que ce pays, en dépit de sa situation insulaire, n’est pas franchement réputé pour ses plages de sable fin. Heureusement, Suma faisait exception à la règle. C’était une anse de sable blanc qui brillait sous le crépuscule, avec les côtes de l’île d’Awaji en toile de fond.
Malgré la nuit tombante — ou peut-être à cause d’elle, justement — il y avait encore du monde. Hide ignora le parking de la plage et continua sur la route du bord de mer jusqu’à une corniche escarpée, où il se gara, directement sur le côté. Nous étions à plusieurs centaines de mètres de l’eau : pour la baignade, c’était raté.
Il y avait un phare non loin, visible dans les buissons de rhododendrons japonais qui exhalaient leur parfum nocturne. Au loin, sur le Pacifique, les cieux sans soleil étaient baignés d’une couleur qui évoquait celle des cocktails.
Hide ouvrit la porte du phare d’un seul coup de pied. J’y entrai avec lui, essayant d’ignorer ce geste peu civique. Après tout, j’étais avec un mafieux, désormais. Je le suivis le long de l’escalier en colimaçon, jusqu’à la terrasse. De là, on pouvait voir au-delà d’Awaji, plus loin encore que Wakayama ou Shikoku. L’immense océan Pacifique.
Hide me proposa une cigarette, qu’il alluma avec son zippo en or massif, puis s’accouda à la balustrade, sa clope entre les lèvres. Je savais que lorsqu’il m’amenait dans ce genre d’endroit, cela préfigurait une discussion importante.
— Pour en revenir à ce kimono... commença-t-il en recrachant sa fumée. Tu t’es admirablement comportée ce week-end. En te voyant dans ce vêtement aux armes de ma famille, je me suis senti fier comme je l’ai rarement été. Je suis heureux que tu sois ma femme.
Je baissai le nez, dissimulant mon sourire de satisfaction. J’avais réussi à ne pas faire perdre la face à Hide : c’était un accomplissement.
— Moi aussi, je suis fière d’être ta femme, lui avouai-je. Tout le monde m’a dit du bien de toi. Même la petite Hanako.
Hide coula un regard dans ma direction.
— Ah oui ?
— Elle m’a dit que l’oyabun allait bientôt t’autoriser à fonder ta propre famille... que tu étais son préféré.
J’omis de lui parler de Kiriyama Reizei, l’autre chouchou du boss qui était aussi, apparemment, son ancien pote. Inutile de gâcher ce beau moment.
Hide se retourna, se calant dos à la balustrade.
— En fait, avoua-t-il en retenant difficilement son sourire, il me l’a annoncé aujourd’hui, en fin de journée. J’ai le droit de fonder mon propre clan avec mes subordonnés, et ceux qu’il va m’envoyer.
Je hochai la tête.
— Félicitations. En quoi est-ce différent du Kyokushinrengo-kai ? Et qu’est-ce que ça va changer pour nous ?
— Pour toi ? Rien du tout, si ce n’est que tu auras un chauffeur attitré : Yûji. Tu l’as rencontré ces deux jours... Mais nos revenus vont augmenter, comme la part que je vais devoir reverser à l’organisation, en plus. Je vais pouvoir rembourser les frais de l’hélico plus vite et m’acquitter de cette dette définitivement, ce qui est une très bonne chose. La grosse différence, c’est que le clan portera mon nom, et que tous ses membres seront mes kôbun. Je continuerai à assurer mes fonctions au sein du Kyokushinrengo-kai, cela dit, mais en délégant un peu plus à Masa. Je vais aussi le nommer premier capitaine de l’Ôkami-ikka.
Ôkami-ikka : le clan Ôkami. On y était.
— Et tes projets de retraite anticipée... commençai-je prudemment. Je pensais justement que tu voulais profiter de cet anniversaire pour te libérer de la gestion du Kyokushinrengo-kai ?
— Plus tard. J’ai encore le temps. En attendant, je voudrais pouvoir mettre le plus de fric possible de côté.
— Mais tu as dit toi-même que tes charges allaient augmenter...
— Elles vont augmenter, mais mes recettes seront sans commune mesure avec celles d’avant.
Hide avait employé pour parler de ses revenus le mot consacré pour cela — shinogi —, un terme qui n’avait pas du tout le même sens dans la société civile que dans celle des yakuzas. À la base, il désignait l’arête du katana, le sabre japonais.
Je posai mes yeux sur l’océan en contrebas. Finalement, j’allais sans doute devoir rester femme de mafieux plus longtemps que prévu initialement. En espérant ne pas y laisser des plumes...
— Saeko m’a dit que tu avais demandé la permission officielle pour m’épouser à l’oyabun, dis-je pour montrer à Hide que je n’étais pas cent pour cent heureuse qu’il continue à tremper là-dedans. Que se serait-il passé si je ne lui avais pas plu ?
— C’était juste une formalité.
— Oui, mais...
— Je savais que tu lui plairais, coupa-t-il. Tu es directe, forte, intelligente. Tu parles japonais. Et tu es magnifiquement belle. Tous les hommes de l’assemblée m’ont envié, aujourd’hui.
C’était un très beau compliment de la part d’Hide, qui n’en faisait pas souvent. Mais il était entaché par ce qu’il impliquait : pour exister, dans son monde, il fallait avoir la plus belle femme, la plus grosse montre, le costume le plus voyant, la bagnole la plus chère... et le poste le plus haut, qui sous-entendait aussi qu’on était le plus violent, un meneur capable de « dresser » ses hommes et de se faire respecter par la force. Je pensais naïvement qu’il en avait fini avec ça. En même temps, comment nier que c’était cette incarnation extrême de la virilité qui m’avait séduite, chez lui ?
— Ils t’ont dit quelque chose ? demandai-je, un peu inquiète de la façon dont les « collègues » de Hide me voyaient.
— Ils n’ont pas osé, murmura Hide en réponse. S’ils avaient eu l’audace de dire le moindre truc, de faire la moindre remarque irrespectueuse... je leur aurais cassé la gueule, qu’on soit chez le boss ou pas.
Je savais qu’il en était capable. Ce n’était pas des paroles en l’air. Heureusement, personne n’avait pris le risque.
Hide m’attira à lui. Sa voix avait baissé d’une octave, son regard avait pris cet éclat rêveur réservé à l’intimité. Lorsqu’il releva mon menton pour m’embrasser, je fermai les yeux. Ses lèvres avaient un goût de sel.
Je savais que je n’aurais pas dû être aussi chauffée par un homme qui me disait carrément qu’il allait massacrer les types qui me regarderaient de travers, quitte à déclencher une guerre de clans. Mais je ne pouvais pas m’en empêcher. L’imaginer se battre pour moi me donnait des montées de fièvre. Maintenant, lorsque je le visualisais les poings levés, ses muscles puissants contractés et trempés de sueur, je mouillais comme une fontaine. J’avais pris ce pli-là. En quelque sorte, moi aussi, Hide m’avait dressée.
Son baiser gagna en passion. Sa langue se fraya un chemin dans ma bouche, toujours plus impérieuse. Ses mains glissèrent le long de mes hanches. La droite saisit ma cuisse, la relevant contre son corps. Je sentis ses doigts effleurer la soie de mon tanga, déjà bien humide. Il me caressa doucement, puis les glissa sous l’élastique. Je le serrai plus fort, me collai contre lui. Ma main chercha son entrejambe, y trouva ce qu’elle était venue trouver.
Une grosse matraque bien dure.
Hide me plaqua contre la vitre du phare. Je respirai plus fort, et lui aussi. Je m’agrippai à son cou, collant mon visage contre épaule. Le parfum de son after-shave, mêlé à l’odeur musquée de sa sueur, me monta aux narines : j’ouvris mes cuisses plus largement, pressant mon bassin contre lui et l’invitant à me prendre. Je pouvais déjà sentir sa virilité contre ma culotte, qui cherchait à se frayer un passage.
Le déclic caractéristique d’un couteau qu’on déplie me fit rouvrir les yeux.
— Je te rachèterai des sous-vêtements identiques, s’excusa-t-il en faisant passer sa lame sous l’élastique contre ma cuisse.
Il se débarrassa du tissu déchiré d’un seul geste impatient, libérant le chemin pour sa verge avide.
Je mordis son épaule lorsqu’il me pénétra. Il me saisit par les fesses, me souleva à sa hauteur et m’écrasa contre la vitre, qui tremblait à chaque fois qu’il me percutait. Accrochée à son cou pour ne pas tomber, je me sentais complètement à sa merci. Et il m’imposait un rythme impitoyable. Ma poitrine, libérée de la robe qu’il avait soulevée et du soutien-gorge, ballotait indécemment à chaque coup de reins. J’avais la chatte en feu, limée par le pilon raide qui m’écartelait sans répit.
— J’ai beau te baiser tous les jours, grogna Hide dans mon cou, t’es toujours aussi étroite !
Je répondis par un gémissement, stimulée par ce qu’il venait de dire. J’aurais pu répondre que sa bite était toujours aussi grosse et que je ne m’y habituais pas, mais Hide ne m’en laissa pas le loisir : il écrasa sa bouche contre la mienne, m’imposant un baiser profond.
Il ne dura pas longtemps. Ses coups de reins furieux, qui menaçaient de péter la vitre, le conduisirent rapidement à l’orgasme. Je sentis sa semence exploser dans mon vagin, puis couler entre mes cuisses lorsqu’il se retira. Je savais aussi qu’il n’allait pas me laisser comme ça. Au lieu de se poser et de s’allumer une clope, il me retourna, me cala contre lui, et, un bras enroulé contre mon ventre pour me soutenir, il glissa sa main sur mon pubis. Hide était habile de ses doigts, il savait faire jouir une femme. Il ne me fallut que quelques caresses pour que je m’écroule contre son torse puissant, repue et satisfaite.
— Désolé, murmura-t-il à mon oreille. J’avais trop envie.
Il jeta un coup d’œil à sa Patek Philippe, récemment offerte par Onitzuka Nobutora.
— On a le temps de fumer une clope ou deux, m’annonça-t-il.
J’avais complètement oublié que nous avions un avion à prendre. Heureusement, il ne décollait avant trois bonnes heures. Hide se cala contre le parapet et me fit une place en étalant sa veste.
Je reposai contre lui, la joue collée à ses pectoraux, respirant l’odeur rassurante de sa peau, qui avait pris également un léger parfum de vent marin. Il me caressait les cheveux, les hanches. Nous étions bien, comme ça, sous les étoiles.
— Il y a encore une chose que je voulais te dire, fis-je en cherchant sa main.
Hide entremêla ses doigts dans les miens. Il écoutait.
— Saeko m’a dit que c’était elle qui allait acheter mon kimono de mariage...
— C’est très généreux de sa part, me fit remarquer Hide.
— Oui mais... quand elle m’a dit ça, je me suis sentie un peu déçue. Je pensais que c’était toi qui allais t’occuper de ça... Je sais bien qu’en France, par exemple, c’est la mère qui s’en occupe, mais Saeko n’est pas la mienne...
Hide me serra plus étroitement contre lui.
— Je sais. C’est moi qui achèterai ta robe, m’assura-t-il. Et en attendant...
Je sentis quelque chose de froid se glisser sur mon annulaire gauche. C’était ma bague de fiançailles : un gros diamant qui brillait sous les étoiles.
— J’attendais la bonne occasion, me confia Hide.
Le crépuscule étoilé, la lueur qui montait de l’océan, le vent mystérieux du Pacifique. Et surtout, je le devinais, la permission officielle de son oyabun. Je décidai de chasser ce petit point noir de mon esprit, me concentrant sur l’ici et maintenant. Au bonheur que j’allais vivre avec lui, à notre mariage imminent. Lorsqu’il m’embrassa, j’oubliais tout. Mes angoisses, la menace sourde de l’Organisation derrière lui, le triste destin d’Hanako, l’aura malveillante de Kiriyama Reizei, le fantôme de Miyabi, le souvenir perpétuel de Noa et les ingérences insidieuses d’Onitzuka Saeko. J’avais Hide, et cela valait tous les sacrifices du monde.
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