Date de péremption
Finalement, le test du tempura fut passé avec les honneurs. Alors que nous étions suspendus à ses lèvres, Hide gratifia notre tentative d’un « c’est pas mal ». J’étais autant rassurée que Yûji, car j’avais préparé ces beignets avec lui.
— Ces tempuras étaient originaux, continua Hide en reposant ses baguettes. Ils avaient un petit goût étrange...
Yûji tourna vers moi des yeux de cheval effrayé. J’avais en effet utilisé la recette d’un site français, Marmiton, étant incapable de comprendre les mesures japonaises.
— C’est la recette française, patron ! me balança Yûji. Je n’ai fait que suivre les ordres d’o-nêsan !
— Ça me plaît bien. Tu les feras comme ça la prochaine fois. Allez, tu peux filer. Ce soir, on se fait un kaiten-zushi.
— Merci, boss ! hurla Yûji avant de disparaître.
Je me retrouvai seule avec mon mari. Enfin.
— Tu ne retournes pas au bureau ? lui demandai-je alors qu’il venait m’entourer de ses bras.
— Pas tout de suite, fit-il en commençant à m’embrasser dans le cou.
Ses mains étaient remontées sous mon tablier. Il me caressa doucement les seins, puis sortit mon mamelon de mon soutien-gorge.
— Merde Hide, y a ton apprenti juste à côté...
— Il se planque dans sa chambre. De toute façon, faut qu’il s’habitue. Et toi aussi. Ce flic nous a interrompus...
Il tourna mon visage vers moi : ses cils me touchaient presque. Les petits poils de barbe qui repoussaient déjà sur son menton me piquèrent, et il vint gentiment toucher ma lèvre inférieure avec sa langue. J’ouvris la bouche pour l’accueillir et me coulai dans ses bras.
— O-nêsan, téléphone ! beugla Yûji en déboulant dans la cuisine, mon portable à la main.
Hide me lâcha aussitôt, nous tournant le dos avec un léger soupir. Puis il s’alluma une clope et partit dans le salon.
— Merci, Yûji, murmurai-je en prenant l’iPhone qu’il me tendait des deux mains, tête baissée.
Puis je décrochai.
— Lola, tu réponds enfin !
Ma mère.
— Coucou maman.
— Ça fait des semaines que j’essaie de te joindre ! Ça va ?
— Et toi ?
— Ça peut aller. On a des problèmes avec les animaux, comme d’habitude... Bon, je voulais savoir, est-ce que tu comptes rentrer pour les fêtes ? On est en train de s’organiser. Et comme tu dis toujours que c’est la période la plus triste de l’année au Japon...
Noël. Cela m’était complètement de la tête. Les années précédentes, j’avais passé le moment des fêtes seule, n’ayant pas de famille japonaise pour m’inviter au Nouvel An. Si Noël est une fête entre amoureux au Japon, le passage à la nouvelle année est une célébration purement familiale et intime, une période pendant laquelle tout est fermé et les gens cloitrés chez eux. Habituellement, je partais à l’étranger. Mais maintenant, j’avais Hide...
— Je vais rester au Japon cette année encore, maman.
— Oh vraiment ?
Ma mère avait l’air déçue. Mais je ne me voyais pas laisser Hide aussi longtemps, surtout à quelques mois du mariage.
— Oui... Surtout que je me marie en avril.
— Quoi ?
Elle avait tellement crié qu’on l’avait entendue comme si j’avais mis le haut-parleur.
Hide apparut dans mon dos.
— Mes parents, lui susurrai-je en japonais.
La voix de ma mère retentit, un poil agressive.
— À qui tu parles ?
— À mon mari.
— Ton mari ? Tu vas épouser un Japonais ? On ne pourra pas communiquer avec lui... et les enfants, as-tu pensé aux enfants ?
— Techniquement, je l’ai déjà épousé, lui appris-je. Mais la cérémonie aura lieu en avril. Quant aux enfants, ce n’est pas à l’ordre du jour. Je n’ai que 27 ans, maman.
— Justement, c’est le moment ! Après, il sera trop tard ! s’alarma-t-elle. Regarde ta cousine Annette...
Je posai le portable sur la table, la laissant déblatérer sur la triste destinée de ma grande cousine Annette, ingénieure au CNRS, qui avait vendu son âme à la science et échoué à trouver un étalon reproducteur avant la date de péremption de ses ovocytes.
— Dis à tes parents de venir au Japon pour le mariage, intervint Hide.
— J’entends quelqu’un parler ! C’est quoi cette grosse voix de baryton ?
— C’est Hide. Il dit que vous êtes bien sûr les bienvenus au mariage.
— Désolée ma chérie, mais on ne pourra pas venir jusqu’au Japon pour ton mariage. Ça fait trop loin, c’est trop cher !
Je regardai Hide. Il venait de se servir un coca dans le frigo, et suivait la conversation — qu’il ne comprenait pas — l’air de rien.
— Dis-leur qu’on leur paie évidemment le voyage, dit-il fort à propos. Ça doit représenter une somme pour eux.
— Il y a aussi mon frère et ma sœur... lui soufflai-je.
— Bien sûr qu’ils sont invités.
Je repassai au français.
— Maman, Hide dit qu’il vous paie le voyage. C’est son cadeau de mariage.
— Eh bien, quelle générosité ! Il est riche, ce Shidé ?
— Hide. Avec un h aspiré.
— Oui, peu importe... Remercie-le bien ! Qu’est-ce qu’il fait comme travail ?
— Il est dans les affaires, dis-je évasivement. Immobilier.
— Ah, comme Stéphane Plaza ? Très bien. Tant que ce n’est pas l’un de ces yakuzis qu’on voit à la télé, avec leurs affreux tatouages !
Ma main se crispa sur le téléphone, sous le regard scrutateur d’Hide.
— Bon, je vais te laisser, maman, dis-je après le gloussement de rigueur.
Je me tournai vers mon mari.
— Merci d’inviter mes parents.
— C’est normal. Ce sont tes parents.
J’étais touchée de l’attention, et évidemment heureuse que ma famille soit présente, mais j’avais aussi une certaine appréhension. Il y aurait aussi les « parents » de Hide... Onitzuka Nobutora et Saeko.
Bah, ma famille ne se rendra compte de rien, me persuadai-je. Pour eux, ce seront juste deux Japonais ordinaires.
Après tout, Nobutora ne ressemblait à rien d’autre qu’à un petit vieux fan de golf, à l’humour et au goût douteux.
— Je vais au bureau, décida Hide en se dirigeant vers la chambre de son apprenti. Yûji ! Iku zo !
La porte s’ouvrit à la volée. Yûji sortit de là comme diable de sa boîte.
— Tout de suite, patron !
Hide passa la porte.
— On se voit ce soir, lâcha-t-il sans se retourner.
— Tu ne rentres pas trop tard ?
Il nous avait promis d’aller au kaiten-zushi.
— Je serai là avant huit heures. Amuse-toi bien.
Et la porte se referma derrière lui.
*
Je retrouvai Sao au cours d’ethno-fusion d’Anfal. Maintenant que je vivais à Aoyama, je pouvais y aller à pied, ce qui était vraiment pratique. Après la séance, je proposai à Sao de passer à la maison avant de rentrer à Sagamihara.
— Il y a ton mari ? demanda Sao prudemment.
— Non. On pourra discuter tranquille.
— Il t’a laissé un de ses hommes, peut-être ? Masa -san ?
— Même pas, la rassurai-je. Masa a été promu, il est devenu super occupé et on ne le voit presque plus. Enfin, moi, en tout cas. À la place, on a un nouveau chauffeur : un petit jeune qui s’appelle Yûji. Il vit chez nous, mais suit Hide partout.
Sao accepta de venir à condition de ne croiser aucun « collègue » d’Hide. Je la comprenais : les Japonais détestent frayer avec les yakuzas, à juste titre. Il fallait reconnaître que c’était un milieu particulier, souvent synonyme de (très) grosses emmerdes.
Je servis un lassi mangue à mon amie et la rejoignis dans le salon. J’avais laissé les portes-fenêtres ouvertes sur le petit balcon, ce qui laissait entrer l’air frais et voir les arbres bien verts en contrebas. Le type de vue plutôt rare en plein hypercentre.
— T’as vraiment un super appart... remarqua Sao, admirative. Bien meublé et décoré, en plus. C’est super chic.
— Avec un mari magnat de l’immobilier, c’est le minimum, plaisantai-je. Et Hide se targue d’avoir beaucoup de goût.
— Je trouve qu’il en a, en effet, répondit Sao très sérieusement.
— Tu n’as pas vu son bureau... c’est une caricature !
— Tant que ça ?
— Il a une statue de cheval qui se cabre... et des sabres de collection accrochés au mur, avec une calligraphie géante du mot « chevalerie ».
Sao se fendit d’un petit rire.
— Tous les yakuzas ont ça... c’est obligatoire, je crois.
— Ça reste à chier...
— Tant que ça reste hors de votre maison, ça va.
Il y avait un double sens à cette phrase. Mais je me mis à rire à mon tour, puis un ange passa. Ou plutôt, un gros éléphant rose qu’on faisait toutes les deux semblant de ne pas voir. J’attendais que Sao m’en parle la première, et c’est ce qu’elle fit.
— Taka m’a larguée comme une merde, asséna-t-elle d’une voix neutre. Pour une nana de 25 ans, sans enfants. Une stagiaire de son studio. Lui qui disait toujours que jamais il n’accepterait d’apprentie femme... quand je pense que c’est moi qui lui ai prouvé que les filles aussi pouvaient tatouer !
L’image de la cousine Annette s’imposa comme un mauvais fantôme. Et avec elle, l’idée de l’obsolescence du corps des femmes, encore plus rapide au Japon qu’en France.
— Sao...
— Je ne dis pas ça pour toi, hein, fit-elle en se tournant rapidement vers moi.
Je réalisai soudain qu’il y avait presque autant de différence d’âge entre moi et Hide qu’entre cette fille et Taka. Et quelque part, on pouvait comparer Sao à Noa, qui approchait de la quarantaine en élevant seule son enfant... et je lui avais pris l’amour de sa vie. Mais il ne s’agissait pas de moi dans cette histoire.
— Ne t’inquiète pas pour ça, dis-je à mon amie. C’est normal que tu sois amère... même si c’est tout à ton honneur d’avoir contribué à améliorer la place des femmes dans le tatouage. Ce n’est pas de ta faute si Taka était trop con pour ne pas voir ce qu’il perdait. Il ne te méritait pas.
— Oh ça oui, je l’ai bien améliorée, la place des femmes dans le tatouage... ricana Sao avec amertume. À tel point que mon mec s’est barré avec une de ces jeunes tatoueuses aux dents longues, qui méprisent le wabori et ne portent qu’un petit cœur sur l’intérieur de la cuisse pour ne pas se compromettre ! Dire que je lui avais proposé une place chez moi... !
— Cette fille fait sûrement ce qu’elle peut, à sa manière. Faut reconnaître qu’à cause des yakuzas, le wabori a une image plutôt mauvaise ici... Mais c’est Taka, surtout, qui n’a pas été cool dans cette histoire. Je ne le pensais pas comme ça...
— Il est comme tous les hommes, coupa abruptement Sao. Dès qu’ils voient passer une paire de nichons plus fermes... !
Je gardai un silence prudent. Avec Hide, tout avait commencé le jour où j’avais perdu mon soutien-gorge pendant un spectacle de danse. On pouvait dire qu’il m’avait repérée grâce — ou à cause — de ma poitrine. Du moins, c’était sans doute ce que pensait Noa, qui qualifiait mes seins de « pis de vache ».
— Le pire dans tout ça, continua mon amie, c’est de voir la déception de Kouma. Il était vraiment attaché à lui... Taka était devenu une sorte de père, pour lui.
Je hochai la tête lentement, compatissante. J’avais toujours été nulle pour exprimer mes émotions, mais j’étais vraiment triste pour Sao.
Elle resta discuter avec moi pendant une bonne heure. Au moment de partir, sur le pas de la porte, elle se retourna.
— Au fait... n’oublie pas de remercier ton mari pour les fruits qu’il nous a envoyés. C’était vraiment sympa de sa part... quand on voit le prix des fruits récemment ! Et ceux-là viennent du sud-ouest du Japon... j’ai beaucoup apprécié.
Sao avait donc fini par accepter les cadeaux de Hide. Et les visites de Masa, par la même occasion.
— Il a demandé à Masa de te ramener une bonne bouteille de saké de Sendai, lui appris-je, espérant l’égayer.
— Oh, Masa-san est donc à Sendai ?
— Oui. Hide lui a demandé de rapporter du saké.
— Je vois. Qu’il ne se ruine pas trop non plus... cela m’ennuie un peu d’accepter des cadeaux du Yamaguchi-gumi !
— Dis-toi que ça vient de l’Ôkami-ikka, alors. Ou encore mieux, d’un simple couple d’amis !
— Des amis tout sauf simples et ordinaires, sourit Sao. Merci, Lola. Merci d’être là.
— Je peux te retourner la même chose, murmurai-je.
Sao me regarda, ce sourire flottant toujours sur le visage.
— Oh, je vais pleurer... quelle gourde ! Allez, stop au sentimentalisme. On se revoit vendredi !
— Vendredi, répétai-je.
Elle me fit un dernier sourire, un signe de la main, et s’engouffra dans le couloir.
*
Hide ne tint pas sa promesse. Il ne revint pas à l’heure prévue, mais me renvoya Yûji. À ma question « où est le boss ? », il me répondit qu’il était « occupé ». Je gardai pour moi mes remarques et ruminai ma déception : hors de question de faire une scène à Yûji. Cela aurait fait perdre la face à Hide.
Yûji se mit à mon service : il avait apparemment ordre de m’emmener manger au kaiten-zushi. Mais je refusai et lui donnai sa soirée. Le boss n’était pas là : il pouvait bien en profiter !
— Tu n’es pas obligé de rentrer ce soir, dis-je à Yûji. Si tu as une copine ou qui que ce soit à voir, c’est le moment.
Ses grands yeux marrons s’ouvrirent tout grands, comme ceux d’un gamin.
— Vraiment ? Merci, o-nêsan !
— De rien.
J’attendis Hide toute la soirée. Finalement, à l’aube, je m’endormis. Je fus réveillée vers dix heures, par le bruit de la douche. Hide était rentré.
Il avait encore passé la nuit dehors.
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