Je vous confie ma vie
Engoncée dans le kimono crème que m’avait choisi Hide pour la cérémonie, je m’efforçai d’ignorer le fourmillement cuisant que je sentais dans mon pied gauche. J’avais commis l’erreur de dévier ma position de quelques petits millimètres, pensant que cela soulagerait mes genoux. Oui, mais au prix de mes pauvres orteils.
Je relevai les yeux discrètement. J’étais littéralement cachée par le dos de Hide. Tout ce que pouvait voir, c’était son haori noir — la veste traditionnelle qu’il portait par-dessus son kimono blanc — et les cheveux de la même couleur qui pointaient sensuellement sur sa nuque. Au Japon, on dit que la nuque est l’endroit le plus érotique du corps d’un homme. Je veux bien le croire, mais alors uniquement quand il est habillé.
Je bougeai à nouveau, essayant de chasser l’idée salace qui m’était venue à l’esprit. J’avais acheté un petit masseur prostatique, pour voir. Vraiment minuscule. Si je parvenais à attacher Hide aux montants du lit cette nuit... je pourrais peut-être l’essayer. En admettant qu’il soit d’accord, bien sûr. J’avais encore l’image de son beau visage abandonné par le plaisir, lorsque je l’avais sucé et touché là. Il avait vraiment joui très fort... Peut-être allait-il vouloir retrouver ça ?
La voix grave et virile de Hide me tira de mes rêveries érotiques.
— Tu es désormais mon subordonné, Hama Yûji. Je jure de te protéger quoi qu’il arrive, et de toujours récompenser ta loyauté. Je t’accepte dans mon clan en tant que jeune recrue, comme l’un de mes enfants.
— Inochi azukemasu ! hurla Yûji en frappant presque son front sur les tatamis. Je vous confie ma vie !
Les applaudissements et cris de félicitations s’élevèrent. C’était terminé : Yûji et Hide avaient échangé les coupes de saké. Ils étaient désormais liés par les liens difficilement compressibles des yakuzas.
Yûji releva son regard plein de confiance sur moi, et, voulant faire comme Saeko, je m’avançai pour le féliciter. Mais je ne sentais plus mes jambes. Réfrénant la douleur, je tendis la main dans l’idée de lui tapoter gentiment le dos, ne parvenant qu’à griffer sa veste neuve avec mes ongles fraîchement manucurés.
— Félicitations, Yûji, lui dis-je avec un sourire crispé.
— Merci, o-kâsama !
O-kâsama... de grande sœur, j’étais passée à « mère ». Un peu trop tôt à ma convenance.
Les geishas firent leur nécessaire apparition, tout en maquillage blanc, kimonos noirs incrustés de couleurs éclatantes, sourires étincelants de rouge carmin et petits coups d’œil mystérieux. Hide, qui recevait les compliments les bras croisés, n’était pas peu fier. De temps à autre, il s’éventait avec un éventail de facture coûteuse, l’air satisfait. Les subordonnés en costard défilaient devant lui les uns après les autres.
— Félicitations, oyabun, disaient-ils avant de lui tendre une enveloppe à deux mains.
Hide les prenait avec un grognement tranquille, puis me les passait, sans me regarder. Je m’efforçai de les escamoter dans mon kimono sans les poser par terre ou les faire tomber, mais le rythme était élevé. Hide commandait directement à 250 hommes dans son petit clan, et ce chiffre allait encore s’élever maintenant qu’il était numéro 3.
Une geisha posa une table-plateau devant moi. Elle portait un superbe kimono d’un violet soutenu, avec des motifs de rubans verts, et de somptueux ornements de cheveux en forme de petites balles et de fleurs de glycine. Surtout, elle avait un très beau visage.
— Je vous sers du saké ? miaula-t-elle d’une voix à la foix rauque et veloutée, proprement envoûtante.
Je surpris le regard de Hide sur elle : il avait tourné la tête. Une autre l’avait déjà servi.
— Chiyo ?
La fille lui glissa un sourire.
— Oh, vous me reconnaissez, Hide-sama. J’en suis honorée ! Je m’appelle désormais Ageha. C’est mon nom de geisha.
Je serrai les poings. Une geisha qui venait draguer mon mari juste sous mon nez...
— Tu as donc réalisé ton rêve, continua Hide sans faire attention à ma réaction. J’en suis heureux pour toi. Tu tenais vraiment à devenir geisha.
— Effectivement... tout cela, c’est grâce à vos encouragements, Hide-sama. J’aurais aimé vous inviter à monmizuage, mais je n’ai pas réussi à obtenir votre numéro... Dommage, j’aurais été très honorée de vous avoir comme premier client !
Elle ne manquait pas d’air. Mais Hide souriait aimablement, comme si sa femme n’était pas à côté.
— Laisse-moi ta carte, osa-t-il proposer, je t’appellerai à l’occasion. Je me marie en avril : j’aurai besoin de geishas pour le banquet. Lola, prends sa carte.
Et il me la tendit. Je la pris lentement, glissant un regard meurtrier à Ageha au passage. Elle me le rendit.
— Merci beaucoup... Je vous souhaite de passer une excellente soirée, Hide-sama. Je viendrai vous resservir plus tard.
Et elle s’éloigna pour aller s’occuper d’autres invités.
Je me tournai vers Hide, folle de rage.
— C’était qui ?
— Une ancienne hôtesse d’un bar que je fréquentais avant. Elle voulait devenir geisha, c’était son rêve de gamine... Je suis stupéfait qu’elle y soit parvenue. C’est très difficile de commencer à l’âge adulte.
— Drôle de rêve, si tu veux mon avis... T’as couché avec elle ?
— Oui, avoua Hide en toute franchise.
Il descendit sa coupe de saké dans la même impulsion.
— Ok, donc ça, c’est fait... !
— Elle a perdu son boulot à cause de moi, continua-t-il. Je me sentais vraiment redevable. Je suis content qu’elle ait réussi à investir dans une nouvelle activité.
— Redevable ? sifflai-je. Parce qu’elle t’a laissé la baiser contre une grosse somme d’argent ? Mais t’es sérieux ?
Les yeux de Hide glissèrent sous ses paupières, se posant sur moi avec hauteur.
— Pour gagner les faveurs d’une femme — n’importe laquelle —, faut sortir le grand jeu, dit-il en relevant le menton. C’est ça, être un homme.
— Désolée, mais y a des moyens un peu moins ringards « d’être un homme ! » persiflai-je.
— Montrer son intérêt à une femme en lui faisant des cadeaux, en s’occupant d’elle et en la payant à sa juste valeur, c’est être ringard, selon toi ?
— C’est dépassé, oui. Les femmes n’ont pas besoin qu’on « s’occupe » d’elles, Hide. Elles s’en chargent très bien toutes seules !
— Non. Il y a des choses qui ne changent pas. Tu peux dire ce que tu veux, mais tant que les femmes porteront les enfants, elles auront besoin de la protection des hommes. C’est comme ça.
Je l’aurais tué. Lui et ses discours d’homme de Neandertal... J’étais énervée, mais aussi salement émoustillée, comme à chaque fois qu’il me faisait le coup du gros macho. Pourquoi est-ce que j’étais autant excitée par cette attitude rétrograde ?
Il ne perd rien pour attendre, me résolus-je en attrapant ma coupe de saké. Ce soir, quand il sera attaché et me suppliera pour que je mette fin à son tourment... Ce n’était sûrement pas Ageha qui pouvait lui donner un plaisir pareil !
Ou peut-être que si, justement. Sans doute utilisait-elle des techniques secrètes, passées de geisha en geisha depuis des générations pour procurer le plaisir ultime aux hommes. Elle devait jouer les soumises, et flatter leur ego fragile de mâle.
Pour l’instant, l’ego de Hide était au beau fixe. Tout son clan était là, réuni autour de lui. Masa, à sa droite, recevait lui aussi toutes sortes de compliments. Un homme entre deux âges, qui arborait une magnifique permanente italienne, tapa dans le dos du pauvre Yûji :
— Alors, c’est quand que tu vas te faire tatouer ?
— Dès que j’aurai réuni l’argent nécessaire, répondit Yûji en essuyant le saké que son interlocuteur lui avait fait renverser.
— Ah, c’est sûr que ça coûte cher ! Tu vas aller voir Horiyoshi, comme ton boss ?
— Je n’aurai jamais les moyens, sourit Yûji avec l’air de s’excuser.
Hide me tendit la main.
— Lola, sors les dons des enveloppes et mets-les sur un plateau, murmura-t-il.
Je m’empressai de sortir les enveloppes de mon kimono, puis sortis les billets en les alignant sur le plateau donné par Hide. Je pouvais sentir le regard de plusieurs hommes sur moi, tandis que je faisais défiler les biftons le plus vite possible.
— Y a rien de plus beau qu’une femme de yakuza qui compte des billets ! s’exclama un homme un peu éméché. Celle-là sert comme un vrai croupier !
Le pire, c’est que c’était un compliment.
— Voilà, dis-je en tendant le plateau à Hide.
Ce dernier le poussa vers Yûji. Un gros silence se fit.
— Je te le paye, ton tatouage. C’est mon cadeau de bienvenue.
— A... aniki... balbutia le jeune homme. Je veux dire, oyabun... Vous n’êtes pas obligé ! Aujourd’hui, il parait que les yakuzas ne se tatouent plus, surtout les cadres...
— C’est des conneries de mecs trop lâches pour assumer qui ils sont, asséna Hide brutalement. Le tatouage, ce n’est pas seulement une protection : ça montre qui tu es vraiment, et le niveau de ton engagement. Si les yakuzas arrêtent de se graver la peau... qu’est-ce qui va les distinguer des autres groupes criminels ? Des petits délinquants dans les rues ? Et surtout, des hommes d’affaires véreux et des politiciens corrompus qui pourrissent cette société ?
Tout le monde écoutait en baissant la tête. Hide n’avait pas lu à Yûji les règles du clan, mais sa leçon avait lieu maintenant.
— Les traditions, c’est important. Mais il ne faut pas les prendre au pied de la lettre : on peut les interpréter, en cherchant toujours à savoir ce qui est bon à prendre, et à laisser. En bref, si tu ne veux vraiment pas te faire tatouer, je ne te forcerai pas. En revanche, si c’est la peur de t’afficher à vie comme yakuza qui te retient, c’est une mauvaise raison, et à ce moment-là, il vaut mieux que tu me rendes ta coupe de saké et quitte cette organisation sur-le-champ.
Un ultimatum... ou une mise en garde ? Le malaise était palpable. Toute l’assemblée était suspendue aux lèvres de Yûji, dans l’attente de voir ce qu’il allait faire ou dire. Sans cesser de regarder son patron dans les yeux, le jeune homme saisit le plateau de fric à deux mains et le porta à hauteur de son front.
— Lorsque j’ai dit que je vous confiais ma vie, j’étais sincère, oyabun. J’irai me faire tatouer, de la manière traditionnelle, à la main. Tout cela grâce à votre soutien.
Hide hocha la tête.
— Ok. Je me doutais bien que tu dirais ça... Voilà le numéro de Horiyoshi. Dis-lui que tu viens de ma part.
Il lui lança une carte de visite élimée, qu’il avait sûrement ressortie dans ce but. Yûji l’attrapa et s’inclina.
— Merci, patron.
Puis il se précipita pour allumer la clope de son boss, qui venait de la glisser entre ses lèvres.
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