La petite princesse
Hide se réveilla avec la gueule de bois et une grosse trique. Lorsqu’il m’attira à lui comme si de rien n’était, je le repoussai.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-il en enfilant son pantalon de pyjama, l’air concerné.
— T’es rentré trop tard hier, bougonnai-je. Et ton petit pote Kiriyama s’est invité ici.
Il fronça les sourcils.
— Comment ça, invité ?
— Il s’est installé devant la télé avec un whisky, s’est mis une vidéo porno et a commencé à déblatérer sur votre vie de jeunes célibataires en colocation. Puis, quand j’ai voulu le raccompagner à la porte, il m’a attrapée et s’est mis à me tripoter en proposant de m’enculer. Je l’ai foutu dehors en le menaçant avec le couteau que m’a offert ta mère de substitution.
Hide avait déjà bondi hors du lit.
— Le con ! gronda-t-il, poings serrés. Je vais me le faire, cette fois !
J’avais bien envie de laisser Hide foutre une bonne dérouillée à ce Kiriyama. Mais ce n’était sans doute pas une bonne idée.
— Laisse tomber. Tout ce que je veux, c’est que tu cesses de le fréquenter.
— Je ne le fréquente pas, objecta Hide. Je ne l’avais pas vu depuis le Nouvel An...
— Bien, que cela reste comme ça.
Hide s’assit sur le bord du lit. Il se prit la tête dans ses mains, achevant d’ébouriffer ses cheveux.
— Merde... murmura-t-il. Si tu n’avais pas réussi à le foutre dehors... et je faisais quoi, pendant ce temps-là ?
— Tu cuvais ton vin.
— Putain... râla Hide, la tête basse.
Je laissai mes yeux flotter sur son tatouage, contemplant le loup à la gueule rouge qui dévorait le samouraï. Hide savait que Kiriyama avait violé Noa. Il s’en voulait sûrement du risque qu’il m’avait fait courir.
— Ne t’en fais pas, fis-je en posant une main sur son dos. Tout va bien. Je suis parfaitement capable de me défendre, tu vois.
Hide se retourna.
— C’est moi qui devrais être en train de te rassurer, fit-il, l’air désolé. Pas le contraire... Ce salaud t’a fait mal ?
— Il n’a pas réussi à me toucher. Juste une main sur la cuisse, c’est tout.
— Kusô... ! grinça Hide.
— Je ne veux plus le voir à la maison.
— Il n’y remettra plus les pieds.
— Parfait, alors.
Je tendis la main vers lui, me disant que maintenant, j’étais prête à faire bon usage de son érection matinale. Mais Hide s’était déjà levé.
— Je vais faire le petit déjeuner, dit-il en enfilant son sweat-shirt. Tu veux quoi ?
— Juste une omelette et un café.
— Pas de saumon grillé ?
Je secouai la tête lentement.
— Il n’en reste plus qu’un, j’ai pas eu le temps d’en racheter. Je te le laisse.
Je savais que Hide aimait ces trucs-là plus que moi.
Je le laissai préparer le petit-déjeuner et partis prendre une douche. La sonnette de l’entrée résonna au moment où je finissais de m’habiller. Par la porte de la cuisine, je vis Hide poser sa casserole et se diriger vers l’entrée d’un pas résolu.
— Si c’est lui, putain... je lui éclate la tronche, voisins ou pas ! grommela-t-il.
Il ouvrit la porte à la volée. Derrière se tenait Hanako, ses longs cheveux aile de corbeau cascadant sur ses épaules.
— Hanako ? Qu’est-ce que tu fais là ?
— Je suis venue vous réveiller, fit-elle en entrant à l’intérieur, poussant Hide au passage. J’ai pensé qu’on pourrait prendre Nina-san à l’hôtel et aller à DisneySea.
— On est déjà allé à Disneyland le mois dernier, protesta Hide. Et je doute que ça intéresse la sœur de Lola. Ça existe chez eux, tu sais.
Hanako attrapa l’assiette de saumon grillée et la paire de baguettes de Hide.
— Non, il n’y a pas DisneySea chez eux, elle me l’a dit hier, fit-elle en enfournant un bout de saumon dans sa bouche. Sa famille veut rester à l’hôtel pour profiter du spa, de la salle de sport et du cinéma, mais elle, elle veut faire une excursion.
Hanako, avec Sao, était l’une des rares personnes au mariage à parler anglais. Elles avaient donc passé la soirée avec ma sœur, très curieuse de Tokyo et de ses divertissements.
— Ok, fit Hide en sortant son portefeuille. Allez-y.
Il posa une liasse de billets sur la table, royal.
— Tu ne viens pas avec nous ? lui demandai-je.
— Oh, je pense que vous vous amuserez très bien sans moi.
— Il nous avait déjà fait le coup la première fois, grinça Hanako. Mais si je voulais, je pourrais le lui ordonner, en tant que fille du boss.
J’en rajoutai une couche.
— Déjà que je ne t’ai pas vu de la nuit...
Hanako le fixait, impitoyable.
— T’as laissé ta femme toute seule le soir de sa nuit de noces ?
— Je suis rentré tard.
— C’est pas une excuse. Normalement, les maris veulent être avec leur femme le soir de leur mariage...
— C’est bon, c’est bon ! coupa Hide, peu désireux de s’embarquer dans cette discussion. Je vous accompagne.
— Sors la grosse voiture, ordonna Hanako sans sourire. Je suis malade dans la Camaro.
Hide lui jeta un regard noir, puis attrapa ses clés.
— Je vous attends en bas, dit-il après avoir vidé son mug de thé.
*
Attablée au Ristorante di Canaletto, l'un des nombreux restaurants à thème du parc, j’observai Hide qui fumait dans la cour, endurant patiemment les demandes de Hanako, de plus en plus capricieuse. Ma sœur faisait tourner son verre de chianti, les yeux posés sur le Pacifique.
— Cette fille est vraiment très jolie, observa-t-elle en revenant sur Hanako. Elle ressemble beaucoup à son père.
— Son père ?
Nina baissa ses longs cils.
— Excuse-moi... ça ne doit pas être facile d’être mariée à un homme qui a déjà des enfants.
— Hanako n’est pas la fille de Hide, Nina. C’est la fille adoptive des Onitzuka, qui logent à l’hôtel avec vous.
— Ah ? Je croyais que c’était ses grands-parents... Ce ne sont pas les parents de ton mari ?
— Non. C’est son... boss. Hide a été abandonné par ses vrais parents, alors il tient le rôle de père pour lui. La mafia japonaise est très familiale... tout le monde est le père adoptif ou le frère juré de quelqu’un, ça marche comme ça.
Ma sœur hocha la tête d’un air entendu.
— Donc, les... Onitzuka — c’est ça ? (Je hochai la tête) — n’ont aucun lien de parenté avec ton mari ?
— Parenté fictive, si tu préfères. Mais par le sang, absolument pas.
— Ah ouais... Je trouvais que Hanako ressemblait à Hide. Mais bon, tu sais, je suis pas encore trop habituée aux visages asiatiques. Même si je trouve que ton mari ne correspond pas à l’image que je me faisais d’un Japonais... Cédric trouve qu’il a l’air polynésien. Tu sais qu’il est né à Tahiti...
Le mari de Nina, Cédric, était militaire, et fils de militaire. Comme beaucoup, il avait grandi en outre-mer.
— Il y a pas mal de gens qui ont ce type de physique ici, expliquai-je à ma sœur. En fait, contrairement à ce qu’on croit, il y a plusieurs origines ethniques au Japon, qui se sont mélangées. Le type « polynésien », comme tu dis, est plus répandu sur les côtes face Pacifique et le sud du Japon, d’où est originaire Hide.
— Ah, je comprends mieux, fit Nina en vidant son vin.
Hanako et Hide étaient justement en train de revenir à notre table.
Très aimablement, il demanda à ma sœur ce qu’elle voulait faire : il faisait son maximum pour parler en anglais, mais ce n’était pas gagné.
— Ah ah, mais quelle horreur, cet accent ! se moqua Hanako. Franchement... Tu pourrais prendre des cours !
Elle se tourna vers Nina.
— Vous avez compris ce qu’il voulait dire ?
— Oui, il me demandait où je voulais aller ensuite ? répondit gentiment ma sœur.
— Vous êtes trop gentille. Franchement, je trouve que les Japonais devraient faire plus d’efforts pour parler vraiment anglais. Quand je pense que ce pays a été sous occupation américaine... on a peine à le croire, non ?
— Je trouve ça très américain, au contraire, remarqua ma sœur. Il y a des Seven Elevens et des Mister Donuts à tous les coins de rue, personnellement, ça me rappelle les États-Unis.
Hanako fit la moue, déçue de voir que ma sœur ne la suivait pas pour enfoncer Hide. Désœuvrée, elle tendit la main vers le paquet de cigarettes que ce dernier avait laissé sur la table.
— Je vais m’en griller une, annonça-t-elle, pour se faire immédiatement saisir sa clope par Hide.
— Pose ça, grinça-t-il.
— T’es pas mon père, lâcha Hanako en le regardant droit dans les yeux.
— Non, mais je doute qu’il te laisse fumer.
— Et alors ? On s’en fout, non ?
— C’est pas beau, une femme qui fume. Et c’est mauvais pour la santé.
— Ben tiens ! Et tu m’empêcherais de coucher avec des mecs, aussi ? De toute façon, tu dois m’obéir. Sinon, je dirai à ton boss que t’as maté sous ma jupe, ou un truc comme ça. Là, t’aurais de gros problèmes !
À la surprise générale, Hide lui retourna une claque du plat de la main.
— Ne fais pas du chantage là-dessus, siffla-t-il, les sourcils froncés. Et arrête de te comporter en petite princesse pourrie gâtée ! On rentre.
Ma sœur échangea un regard avec moi. Hanako était si stupéfaite qu’elle en était devenue muette. Elle se tenait la joue, sans bouger ni parler. Je trouvais que Hide avait été dur avec elle, mais d’un autre côté, elle avait passé la journée à l’asticoter, le pousser à bout. À tel point que je m’étais demandé ce qui lui prenait.
— Allez, viens Hana, fis-je en passant mon bras dans le sien.
Hanako me suivit en silence. Arrivée à la voiture, elle fit mine de monter derrière, mais Hide se tourna vers elle.
— Non, toi, tu montes devant. Laisse Lola et sa sœur ensemble.
Hanako s’exécuta sans rien dire. Elle resta muette pendant tout le voyage de retour, jusqu’à l’hôtel.
— Excuse-toi, lui conseillai-je en la raccompagnant dans le lobby. Hide n’est pas rancunier, tu sais. Dès que tu lui auras demandé pardon, il aura tout oublié.
— Mais pas moi, siffla Hanako, la voix pleine de fiel. Jamais je ne lui pardonnerai, jamais !
— Mais pourquoi ? Qu’est-ce qu’il a fait ? Il t’a donné une claque, ok, il n’aurait pas dû. Mais il est sanguin, comme tous les yakuzas, tu le sais. Fallait pas appuyer sur le bouton, Hana. Tu l’as poussé à bout.
— Ce qu’il a fait ? Ce qu’il n’a pas fait, plutôt !
Je le figeai.
— Comment ça ?
Hanako ne me répondit pas.
— De toute façon, c’est le subordonné de Nobutora. Et moi, la fille adoptive de son boss... il n’avait pas à me frapper !
— T’as menacé de l’accuser d’un truc dégueulasse à tort, répliquai-je. Et ça, c’était vraiment moche !
— Je me bats avec les armes que j’ai. Il est comme tous les autres yakuzas, c’est qu’un gros macho, pervers et violent !
Hanako me quitta sur ces derniers mots. Un peu en retrait, Nina me lança un regard entendu.
— Et ben... pas facile, la fille du parrain ! s’exclama-t-elle en voyant Hanako s’engouffrer dans l’hôtel.
Je la suivis des yeux, songeuse. Pourquoi réagissait-elle comme ça ?
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