Garde à vue
J’amenai ses fringues à mon mari dès le lendemain matin, à l’ouverture des bureaux. C’était la première fois que j’allais au poste de police de Shinjuku, un énorme truc dans une tour de trente étages. Uchida m’attendait à l’entrée.
— J’ai réussi à vous caler avant l’avocat, m’apprit-il.
— Un avocat ? Vous m’aviez dit que les yakuzas ne portaient jamais plainte !
— Oui, mais le proc’ veut vraiment votre mari... Vous savez, le climat est devenu plutôt malsain pour les gens dans sa profession, au Japon. Mais ne vous inquiétez pas. Il suffira au Yamaguchi-gumi de payer la caution et éventuellement de faire un peu pression sur le procureur... ils sont rodés, ils savent faire. Et ils ont des contacts haut placés.
— Pression... ? Vous voulez dire, du chantage ?
— Ou une belle enveloppe. Ils ont un budget spécial pour graisser la patte des fonctionnaires... et un petit dossier sur le fonctionnaire en question, au cas où l’argent ne suffirait pas.
— Vous le savez, et vous ne faites rien ?
Uchida répondit par un sourire ambigu.
— Pour l’instant, je trouve plus important que des chefs de gang comme votre mari soient dehors, à tenir leurs hommes. Il faut avouer qu’on a pas mal de problèmes depuis que les yakuzas disparaissent de la scène... Ils ont toujours entretenu des rapports étroits avec la police, et gardaient les rues plus ou moins propres pour les citoyens. Le pays le plus sûr du monde... n’est-ce pas ce qu’on dit du Japon, à l’étranger ?
Je ne répondis pas. Bien entendu, il n’était pas dans mon intérêt que Hide reste en prison, ni même que les yakuzas disparaissent. Mais je continuais à rêver qu’il se range et devienne un citoyen comme les autres, blanchi de tout soupçon.
Je suivis Uchida Naoya à l’intérieur du bâtiment, passant d’un bureau à un autre sans qu’on ne nous demande rien. Jusqu’à une grosse porte à code, gardée par deux flics en uniforme. Uchida montra son badge.
— C’est pour Ôkami Hidekazu, annonça-t-il. Son épouse vient lui apporter des vêtements.
On me fit signer un registre, que Uchida contresigna avant de me faire passer devant lui. Pendant ce temps-là, un des gardes ouvrait la porte. Il nous précéda dans un escalier descendant au sous-sol, et nous fit passer un nouveau sas. Nous nous retrouvâmes dans un long couloir, bordé de cellules à barreaux, aux relents moyenâgeux.
— Ôkami ! Ta femme est là ! annonça le planton d’une voix tonitruante en se dirigeant vers celle du fond.
— C’est là qu’on colle les prisonniers violents, m’expliqua Uchida avec un drôle de sourire.
— Pourquoi ? Il a encore frappé quelqu’un ?
Si c’était le cas... on n’était pas sortis de l’auberge.
— Non, il s’est montré très coopératif, me rassura l’inspecteur en s’arrêtant à bonne distance. Mais que voulez-vous, il a une certaine... réputation.
Celle d’un cogneur, je le savais déjà.
Hide était assis sur le lit de sa cellule, l’air particulièrement chafouin. Lorsqu’il me vit, il me jeta un regard noir et tourna la tête dans l’autre sens.
— Tsss... Tu ne pouvais pas envoyer Masa ?
— Non. C’est pas lui que t’as épousé. C’est moi, ta femme, celle que tu ne vois jamais.
Hide leva un sourcil, comme un chien interpellé lève une oreille.
— Qu’est-ce qui se passe ?
— Qu’est-ce qui se passe ? Mais rien du tout. Si ce n’est que mon mari est au gnouf, et que je suis seule à la maison, une fois de plus. Comme le soir de mon mariage, où il a préféré bouffer des sushis sur une pute à poil, ou hier, où il a passé la journée entière avec son ex pendant que moi, je faisais des yakisoba.
Hide poussa un grommellement de défaite, et laissa sa tête retomber entre ses épaules. Je remarquai les nombreuses ecchymoses sur ses bras, et le sang séché. On ne lui avait même pas permis de se laver ni donné le moindre truc pour se couvrir.
— Tiens, fis-je en lui passant ses vêtements entre les barreaux. J’ai pas pu venir avant, ils ne m’ont pas laissée. L’inspecteur Uchida nous fait une faveur en acceptant que je vienne aussi tôt, avant ton avocat.
Hide attrapa les fringues, jetant un œil défiant au planton derrière moi. Je me retournai.
— Mon mari veut se changer, est-ce que vous pourriez vous tourner, s’il vous plaît ?
Le type m’ignora.
— Laisse tomber, Lola, me conseilla Hide en me voyant ouvrir la bouche de nouveau. Ils le font exprès pour nous humilier. Ça fait partie du processus.
— Ah ? Ok. Ben, montre-lui ce que c’est qu’un bel homme à poil. Je vais regarder, moi aussi.
— Lola... geignit Hide.
— Quoi, ça te gène que ta femme te regarde ? Tu préfères quand c’est Noa, c’est ça ?
Il se retourna, vaincu. Et commença à retirer ses fringues poisseuses de sueur et de sang séché. J’éprouvai une vague de tendresse envers lui, avant de me rappeler que ce con avait passé sa journée avec Noa, et sa soirée à se castagner avec ses potes. Maintenant, il était en taule, de nouveau. Et allait embarrasser son boss, par-dessus le marché. Lui qui parlait souvent de ne « pas faire de vagues »... toujours à faire la morale, et dès qu’il y avait une connerie à faire, il sautait à pieds joints dedans.
Comme moi, finalement.
— Hide, lui dis-je alors qu’il enfilait son caleçon en essayant de ne pas montrer ses parties aux flics. Je t’ai apporté à manger, aussi.
Il se retourna. Je lui avais amené une tenue décontractée, un jean et un t-shirt blanc, accompagné de son sweat-shirt favori. J’espérais qu’ainsi il ferait bonne impression aux flics, que ça lui donnerait un air innocent. Malheureusement, quoi qu’il porte, Hide avait l’air dangereux. En partie à cause de sa musculature hors du commun.
— Tiens, fis-je en lui tendant ce que je lui avais apporté. Un sandwich aux œufs brouillés, des onigiri thon mayo. Je t’ai pris aussi du jus de pêche, une bouteille de thé et une cannette de café.
— Merci, tu me sauves, sourit-il en attrapant la nourriture entre les barreaux. J’ai rien bouffé depuis hier midi...
On aurait dit un singe en cage. Ils ne pouvaient pas ouvrir sa cellule ? Mais j’avais beau regarder le planton, il restait immobile.
— T’inquiète, murmurai-je, on va te sortir de là. Ton avocat est en route. Et l’inspecteur dit que l’organisation... va tout faire pour que tu sortes vite.
Entre deux bouchées de thon-mayo, Hide me jeta un coup d’œil piteux.
— Tu avais vraiment faim, mon pauvre chéri, m’apitoyai-je.
Il tendit sa main à travers les barreaux. Je la lui frottai, sous le regard absent du planton.
— Qu’est-ce que je ne donnerais pas pour fumer une clope... ! grinça-t-il.
— Tu pourras fumer bientôt. Je te l’ai dit, ils vont te faire sortir vite.
Hide baissa la tête. Il avait honte.
— Visite terminée ! annonça soudain le gardien, comme s’il reprenait vie.
Uchida refit son entrée, apparaissant dans le champ de vision de Hide. Ce dernier le salua en silence.
— Ton avocat arrive, lui annonça-t-il.
— Oui, ma femme me l’a dit. Merci.
Il me fit passer ses vêtements sales à travers les barreaux. Je les fourrai dans mon sac, en boule.
— On se voit bientôt, Hide. Bon courage.
Il me fit un vague signe de la main, debout derrière les barreaux. Au moment où la porte se refermait sur lui, je songeai que je ne supporterais jamais de le voir en taule. Je n’étais pas faite pour être une femme de yakuza, en fin de compte.
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