L'ombre et la lumière

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Début juin, Anfal quitta définitivement Tokyo pour Bali. Le studio se trouva sans manager, et la troupe sans chorégraphe attitrée. Sa plus ancienne élève japonaise, Mavi, devait la remplacer, mais nous savions que ce ne serait que provisoire : elle attendait un enfant et projetait de partir s’installer à Okinawa pour lui éviter les retombées radioactives. Contre toute attente, Sao proposa mon nom, et en milieu de mois, Mavi me téléphona. « Est-ce que tu serais prête à me remplacer au studio, ne serait-ce que pour un an ou deux ? » Elle m’apprit qu’Anfal y avait déjà pensé l’an dernier, mais qu’à l’époque, personne n’était sûr que je resterais au Japon. « Maintenant que tu es mariée, je sais que je peux te le proposer », ajouta Mavi. Est-ce que tu serais d’accord ? »

J’acceptai aussitôt. J’en avais marre de passer la majeure partie de mes journées à la maison. En outre, cela faisait longtemps que je rêvais de passer complètement professionnelle. Ce studio avait été ma vie pendant des années, j’y avais même enseigné. Je ne parvenais pas à croire à ma chance.

« On parlera des aspects pratiques après le cours du mardi soir, m’apprit Mavi. Je te passerai le code pour la boîte à clé du studio à ce moment-là ».

Hide somnolait à côté de moi : il s’était endormi devant le baseball après une dure journée de travail. Depuis notre discussion et la séance de « dressage » qui avait suivi, il faisait des efforts notables pour rentrer plus tôt. J’ignorais si c’était notre conversation à cœur ouvert qui l’avait convaincu, ou s’il craignait une nouvelle « punition » de ma part. En tout cas, il était là à neuf heures tous les soirs.

— Hide, fis-je en le secouant. Mavi vient de m’appeler. C’est moi qui vais remplacer Anfal au studio !

Hide ouvrit les yeux, l’air un peu perdu.

— Quoi ?

— Je suis directrice du studio de danse orientale d’Omote sandô ! exultai-je. Tu vois, moi aussi je grimpe les échelons.

— Bravo, me félicita Hide en se redressant. Je suis fier de toi. Viens, on va sortir pour fêter ça.

Je jetai un coup d’œil à l’heure. Onze heures et demie.

— Je ne disais pas ça pour que tu m’invites à faire la fête...

— Faut marquer le coup pourtant. Allez. Ça n’arrive qu’une fois dans une vie, des moments comme ça.

Je le suivis dans le dressing. Il attrapa une chemise italienne en soie à motifs de chaînes — un truc largement décolleté qui criait à la mafia — et un costume clair pour aller avec, puis me mis d’office dans les mains une robe en lamé argenté très courte qu’il m’avait offerte. Je ne l’avais jamais mise, ne trouvant pas d’occasion pour cela.

— On va où ? Au Unit ?

— Non. Au Baron de Paris.

— Au Baron ? J’ai jamais réussi à y entrer, même avec Mavi...

— Je suis sûr qu’aujourd’hui tu réussiras. Allez.

Le Baron de Paris était l’un des clubs les plus sélects de toute la ville. Mais c’était aussi l’un des rares endroits où l’on pouvait s’asseoir lorsqu’on ne dansait pas. À minuit, tout le monde n’était pas arrivé, et nous pûmes avoir une table. Hide commanda une bouteille de Moët et Chandon pour fêter ma « promotion ». C’était la première fois que je me retrouvais à boire du champagne dans un club, seule avec lui : à l’époque du Tete, nous étions toujours au minimum quatre filles quand un client commandait une grosse bouteille.

Hide dansa peu. Il resta surtout assis sur le sofa à fumer des clopes et à boire, en me regardant danser, baigné dans l’étrange lumière rouge du club, qui lui donnait un aspect psychédélique très années 70. De temps en temps, des hommes s’approchaient de moi : je m’empressais de m’éloigner ou de les repousser avant que Hide ne les voie, pour leur propre bien. Je vis Hide plisser des yeux une fois ou deux, mais rien de plus méchant.

— Je vais faire un tour aux toilettes, lui dis-je à un moment.

Pendant que je me remaquillais devant le miroir, une fille sortit de l’une des cabines. C’était Hiromi Nomura.

— Lola ! s’écria-t-elle en me voyant. J’ai appris que tu as pris la succession d’Anfal à la place de Mavi... tu crois que tu vas y arriver ? Mais félicitations !

— Hiromi ! répondis-je sur le même ton. Merci. On va faire au mieux !

Je me sentais nerveuse : Sao m’avait dit que Hiromi était mariée à un puissant magnat de la finance, et qu’elle connaissait le milieu. J’avais peur qu’elle identifie Hide au premier coup d’œil. Je décidai de ne pas lui présenter.

Ce qui allait être dur.

— Tu es toute seule ? demanda-t-elle quasi immédiatement.

Je secouai la tête, sans préciser le nom de mon accompagnant.

— Et toi ?

— Moi, je suis toute seule, sourit-elle d’un air à la fois coquin et mystérieux.

Je me souvins des rumeurs qui disaient que Hiromi « chassait » les hommes. Son mari était un homme très occupé, nettement plus âgé qu’elle, et il la trompait sûrement aussi.

— Tu sors souvent seule ? m’enquis-je. Moi aussi je le faisais beaucoup. Un peu moins depuis que je suis mariée.

— J’aime bien... Je me sens libre, quand je suis seule, libre de faire ce que je veux, soupira-t-elle en ramenant une mèche soigneusement brushée derrière ses ongles manucurés.

Je remarquai qu’elle portait un gros caillou à l’annulaire. Sûrement un cadeau de son mari, le président de Nomura Securities.

— Pareil. J’aime bien papillonner çà et là.

— Fais attention quand même. L’endroit est mal fréquenté ce soir... J’ai vu un de ces types tout à l’heure, fit-elle en dessinant du doigt une cicatrice fictive sur sa joue.

Mon pouls s’accéléra.

— Un de ces types ?

— Un yakuza, murmura-t-elle en se penchant en avant.

Je déglutis. Ma bouche était sèche.

— Ok. Je vais faire gaffe. À plus, alors !

— Oui. À plus, fit-elle en agitant ses doigts.

Je sortis des toilettes et allai rejoindre mon mari.

— Je suis un peu fatiguée, lui dis-je en surveillant du regard le couloir d’où Hiromi pouvait apparaître à tout moment. On rentre ?

— Déjà ? On vient à peine d’arriver.

— J’ai envie de faire l’amour, murmurai-je à son oreille en passant mon bras autour de son cou.

Ce projet parvint à décider Hide. Il expédia son verre, écrasa sa clope dans le cendrier et se leva.

— Allez, on y va.

Au moment où nous quittions la table, je me retournai, apercevant Hiromi qui me regardait. Je lui fis un rapide signe de la main. Hide, devant moi, lui tournait le dos : avec un peu de chance, elle ne l’avait pas vu.

*

Je n’eus pas de nouvelles de Hiromi dans les jours qui suivirent, et lorsque je la recroisai au studio, elle ne me toucha pas un mot sur la soirée. J’archivai donc l’incident : je l’avais échappé belle. Si Hiromi avait identifié mon mari comme yakuza, elle risquait d’en parler à tout le monde. Mais pour le moment, j’avais autre chose à penser. Kiriyama avait fait envoyer un gros bouquet de fleurs en guise d’excuses... Je n’étais pas convaincue. Hide non plus, au départ. Sauf que Kiriyama se présenta à son bureau et, baissant la tête devant lui, lui présenta ses excuses en bonne et due forme.

— Si je n’étais pas ton frère juré mais ton subordonné, osa clamer Kiriyama, je me couperais le doigt pour réparer le tort que j’ai causé à ton adorable épouse sous l’emprise de l’alcool. Est-ce que tu pourras un jour me pardonner ?

J’étais là, ce jour-là. Venue aider à trier des dossiers immobiliers. Mon intérêt pour le sujet n’avait pas faibli, et Hide avait accepté que je lui donne un coup de main. Ni lui ni moi n’avions prévu la visite de Kiriyama.

Et évidemment, Hide marcha dans son jeu.

— C’est bon, fit-il en aidant son ancien ami à se relever. Je n’en demande pas tant... Mais tu devrais aussi présenter tes excuses à Lola. Elle a eu très peur, tu sais. Que tu sois bourré n’excuse pas tout.

J’en voulus à Hide de m’obliger à faire face à Kiriyama à nouveau. Ce type était un violeur, qui convoitait tout ce qu’il identifiait comme les « possessions » de son soi-disant meilleur ami.

— Il n’y a pas que l’alcool, m’expliqua Hide une fois son frère juré parti. Kiriyama est accro au shabu. C’est ça, la source de tous ses problèmes.

— C’est pas interdit par le règlement interne du Yamaguchi-gumi ? Tu devrais en parler à Nobutora !

— Si, ça l’est. Mais je veux lui laisser une chance de régler ça lui-même. J’ai accepté qu’il vienne s’entraîner avec moi, comme avant. Après tout, on a commencé le karaté ensemble, au collège. Il n’aurait jamais dû arrêter.

Je levai les yeux au ciel, agacée.

— Tu crois vraiment qu’un footing, quelques pompes et deux trois gauches bien placées vont le sortir de sa dépendance à la meth ? C’est une aide médicale qu’il lui faut. Il profite de ta générosité pour mieux te doubler !

— Je ne crois pas. C’est pas le genre, s’entêta Hide.

Je ravalai ma colère et me tournai vers la fenêtre, le ciel gris et déprimant du mois de juin à Tokyo. La mousson avait commencé et il pleuvait sans discontinuer depuis une semaine.

— Je pensais qu’au bout d’autant de temps, tu aurais fini par te rendre compte que tu es entouré de sociopathes, Hide. Et ce Kiriyama est sans doute le pire de tous !

— Je préfère essayer de voir d’abord l’étincelle de lumière chez les gens plutôt que leur grosse part d’ombre, me répondit Hide calmement.

Les lunettes sur le nez, il étudiait des stratégies dans un bouquin de mah-jong, probablement en vue de l’une de ses parties qui allaient durer toute la nuit. Son indifférence m’énerva. Je savais que de pauvres filles se faisaient agresser sexuellement par des yakuzas tous les jours, et je ne portais pas Noa dans mon cœur. Mais tout de même ! Pardonner à ce sale type... son comportement était inexcusable.

— Kiriyama a violé Noa, assénai-je brutalement.

Hide me balança un regard qui brilla comme un flash. Le mot « viol », surtout accolé à « Noa » ou « Miyabi », était tabou.

— Je sais, lâcha-t-il tout de même.

— Et ça ne te fait rien.

Hide ferma brutalement son bouquin.

— Allez, on rentre, décida-t-il.

***

J'ai eu beaucoup de mal à écrire ce chapitre où il ne se passe pourtant pas grand chose. J'ai le syno jusqu'à la fin et n'ai qu'à rédiger mes notes pour chaque chapitre en suivant ma ligne directrice, mais pour la première fois depuis que j'ai commencé cette saga, j'ai éprouvé de grosses difficultés à écrire aujourd'hui. C'est dû au premier refus que j'ai reçu pour le T1 : "Captive du yakuza", de la part de BMR, une maison qui publie de la romance.

Ce n'est pas le premier refus que je reçois, loin de là ! "Captive du yakuza" est le 4° roman que j'essaie de faire éditer. Mais je pensais avoir bien cerné (et répondu) aux attentes des ME après 3 ans à fréquenter les éditeurs et je suis donc très déçue. Je sais bien que je vais en recevoir d'autres, mais ce premier refus est douloureux et surtout, il m'a fait douter de la direction que j'ai donnée à ce roman et cette saga. Est-ce que ce n'est pas trop "compliqué" ou "intello" ? Je sais que les ME de romance veulent des choses méga simples, et je croyais avoir simplifié mon style à l'extrême avec ce projet. Est-ce que la romance n'est pas "trop facile" et le protagoniste masculin "trop gentil" ? Deux bêta-lecteurs, qui ont par ailleurs apprécié le roman, m'ont déjà fait cette remarque.

Je me console en me disant que, comme pour mes précédents romans refusés, j'ai écrit l'histoire que je voulais écrire. Pour moi, l'écriture est une passion de toujours qui peut s'avérer un peu lourde parfois mais qui reste avant tout un plaisir. Il n'y a que depuis que je partage mes écrits et tente de les faire éditer que c'est devenu douloureux. Mais il y a aussi de grandes joies, et c'est pour cela que je m'acharne. Je pense (et j'espère !) que demain tout cela sera oublié et que je retrouverai le plaisir d'écrire cette histoire et de faire vivre ces personnages. Je n'aurais peut-être pas dû commencer les envois avant d'avoir mis le point final à la saga... j'ai déjà abandonné des projets en voyant que je n'arrivais pas à les caser en ME et j'espère que le périple édito de celui-là n'impactera pas sur la suite. Il faut que je me dépêche de finir !

Fin du quart d'heure perso, désolée et merci de m'avoir lue ^

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