La roue du karma

7 minutes de lecture

— Vous êtes à six semaines, m’annonça le médecin d’un air blasé.

C’était à peine si je l’avais vu entrer. Je me souvenais vaguement qu’on m’avait amenée là, manipulée... mais qu’est-ce qu’il me racontait ?

— Vous ne vous étiez pas aperçue que vous n’aviez pas vos règles ?

— Euh...

— C’est fréquent chez les jeunes femmes. Quoique vous n’êtes pas si jeune... Il faut compter vos cycles !

— Mais... de quoi parlez-vous ?

Le médecin me regarda.

— Vous êtes enceinte, asséna-t-il en détachant toutes les syllabes. Ah, on m’avait dit que vous compreniez le japonais... Je vais chercher votre mari.

— Quoi ? Non, attendez !

Mais ce sale toubib était déjà parti.

Il revint avec Hide, qui me prit la main avec sollicitude. Il avait l’air terriblement inquiet.

— Lola... est-ce que ça va ?

— Oui... Je crois que j’ai pris un mauvais coup sur la tête.

— Il faut se ménager, dans votre état, continua le médecin, qui était revenu. Vous auriez pu perdre le fœtus... heureusement, vous êtes en pleine santé. Il est bien implanté.

Hide se tourna vers lui, rapide comme l’éclair.

— Implanté ? Qu’est-ce qui est implanté ?

— Le bébé, épela le toubib comme s’il parlait à deux idiots. Votre femme est enceinte. De six semaines.

Hide resta là à le regarder, les bras ballants. Son regard était calme, mort.

— Le... le bébé, répéta-t-il d’une voix atone.

— Oui, le bébé... votre bébé, confirma le médecin en le regardant avec suspicion. Ça a l’air de vous surprendre... vous ne vous y attendiez pas ?

— Euh... non, avoua Hide.

— Problème de contraceptif ? Ça arrive. Si vous voulez avorter, ce n’est pas trop tard, à condition que vous ayez de bonnes raisons... Il y a des solutions auprès des institutions, également, si vous ne vous sentez pas capables de l’élever. Mais pour l’instant, votre femme doit se reposer. Je repasserai plus tard.

Et il nous laissa là, complètement démunis.

Hide tira une chaise, puis vint s’asseoir à côté du lit.

— Lola... commença-t-il.

Il avait l’air catastrophé. Le coin de ses sourcils était relevé, son expression presque suppliante.

— Je ne veux pas avorter, Hide, lui dis-je en posant une main protectrice sur mon ventre. Ça me fait aussi peur que toi — peut-être plus, d’ailleurs —, mais je ne veux pas avorter. L’abandonner encore moins.

— Je t’ai jamais demandé ça... !

— Je vois bien la tête que tu fais.

Il me prit la main.

— Non, je... je suis surpris, c’est tout. (Il hésita.) Et furieux.

— Furieux contre moi ? Je l’ai pas fait exprès, tu sais.

J’avais dû oublier la pilule au mauvais moment. Ça m’arrivait, des fois. J’en prenais deux le lendemain, en pensant que ça compensait. Faut dire que je n’avais jamais eu à m’inquiéter de ce truc, avant Hide... j’avais eu si peu de rapports sexuels !

Mais je trouvais ça gonflé qu’il m’en veuille, à moi. Comme si j’avais essayé de lui faire un gosse dans le dos !

— Je suis furieux contre moi, précisa heureusement Hide. Je n’aurais pas dû te faire participer à ce matsuri... c’était trop, pour toi. Alors que tu portais notre enfant... Quel idiot !

Il abattit son poing sur le lit, avec une violence qui m’étonna. Il semblait bouleversé, dans tous ses états.

Ça doit lui rappeler Miyabi, compris-je.

La dernière fois que la femme qu’il aimait était tombée enceinte, c’était pour perdre l’enfant à la suite d’un viol en réunion, et d’une nuit entière de tortures... Le traumatisme était réel.

— Ça va aller, tentai-je en posant une main rassurante sur ses cheveux. Je suis en pleine forme, le docteur l’a dit.

Il secoua la tête.

— Tout ça en pleine guerre contre le Kiriyama-gumi... et moi, je t’emmène au milieu de la foule, où il aurait pu t’arriver n’importe quoi ! Je suis un imbécile.

— Mais non, Hide. Tu ne savais pas.

— Je te ramène à la maison dès ce soir, décida-t-il en se redressant. Bouge pas. Je vais chercher une chaise roulante.

— Hide... je ne suis pas malade, juste enceinte. Et le doc a dit que je devais rester un peu. Tu n’as qu’à retourner à la fête faire ce que tu as à faire, et moi, pendant ce temps-là, je vais dormir. Tu pourras me ramener après.

— Et te laisser toute seule ? Jamais de la vie. J’ai renvoyé Yûji. Je vais juste lui téléphoner pour le lui annoncer. Il s’inquiétait pour toi.

— Oui, va le lui dire, fis-je en tapotant son bras.

Je réalisai soudain ce que je venais de dire. Le lui dire... lui annoncer que j’attendais l’enfant de son boss. J’étais enceinte. De Hide.

Un sensation de vertige me saisit, comme si j’allais tomber. J’agrippai la main de mon mari, qui la serra plus fort.

— Lola... qu’est-ce qui se passe ?

Les larmes jaillissaient de mes paupières, sans que je puisse contrôler quoi que ce soit.

— Lola ! s’inquiéta Hide en se redressant, cherchant des yeux la présence d’une infirmière.

— Rien, c’est rien, ça doit être les hormones ou je ne sais pas quoi... reniflai-je.

Hide se rassit, rassuré.

— Ça va aller, Lola. Je suis là. Tout va bien se passer, tu verras. Je vais m’occuper de toi.

— Mais tu veux de ce bébé, toi ?

— Bien sûr que j’en veux. C’est le plus cadeau que tu pouvais me faire !

— Vraiment ?

— Vraiment. Je ne m’y attendais pas, c’est tout.

Il se pencha et embrassa mon front.

— Je vais appeler Yûji, et je reviens. Je t’aime, fit-il avant de poser ses lèvres sur les miennes.

*

Lorsque je rouvris les yeux, Hide était allongé à côté de moi, la main placée sur mon ventre. Je jetai un coup d’œil à sa montre : il était vingt-trois heures passées. Hide était resté là, avec moi, toute la soirée.

— Tu as appelé Yûji ? Qu’est-ce qu’il a dit ?

— Je n’ai pas réussi à l’avoir, murmura Hide en rouvrant les yeux. Je réessaierai plus tard. Tu te sens comment ?

— Plutôt mieux.

— Je n’arrive pas à croire que tu portes notre bébé dans ton ventre, ajouta Hide.

— Je n’y crois pas non plus, je te rassure.

Je me demandai à quoi ça ressemblait à six semaines. Sûrement à un têtard pas plus gros qu’un petit pois. Je n’osais pas regarder sur internet, de crainte de me faire peur. Je ne m’étais jamais intéressée à tout ça avant, et en fait, j’étais complètement ignorante.

— Tu crois que c’est un garçon, ou une fille ? demanda Hide.

— J’en sais fichtrement rien. Tu voudrais quoi, toi ?

— N’importe. Mais j’aimerais bien une fille.

Sans trop savoir pourquoi, j’eus soudain l’image de Hanako. J'espérais que ma fille serait aussi belle.

— T’as des idées de prénoms ?

— Pas vraiment. Et toi ?

— Non plus, avouai-je.

J’avais l’impression vague qu’on allait être les pires parents qui existent.

— Normalement, on doit trouver un truc avec les caractères du prénom des parents... Du père pour un fils, de la mère pour une fille.

— Avec moi ça va être vite réglé, je n’ai pas de caractères chinois dans mon nom. Pour un garçon, ça donnerait quoi ?

— Un truc avec hide, kazu, ou ichi... il n’y a pas 36 combinaisons possibles.

— Hideo ? Kazuya ?

Hide fit la grimace.

— Ah non, c’est pas mignon du tout...

— C’est vrai qu’on imagine plus facilement un vieux tout barbu qu’un adorable bébé, avec ces prénoms ! plaisantai-je.

— Taichi, ça peut passer. C’est un prénom à la fois fort et sympa pour un gosse.

— Tu l’écris comment ?

— Avec les caractère de « grand » et de « premier ».

Taichi. Ce n’était pas trop mal, en effet. Même si en France, on risquait de me faire le coup du tai-chi, l’art martial chinois. Mais en France, peu de prénoms japonais passaient : ma grand-mère avait longtemps appelé mon ex-copain Luigi, car elle était incapable de prononcer Yûichi. Elle appelait également mon ancienne colocataire Kiki à la place de Yukari.

Hide et moi étions encore à rêvasser à propos de notre futur enfant lorsque la porte s’ouvrit précipitamment. C’était Tsuyoshi, l’un des kôbun qui nous avaient accompagnés à Narita, flanqué de deux infirmières qui tentaient de l’empêcher d’accéder à la chambre.

— Boss ! hurla-t-il en ignorant les protestations du personnel hospitalier derrière lui. Il faut que vous veniez !

Hide se redressa, les sourcils froncés.

— Qu’est-ce qui se passe ?

— C’est Yûji, boss, fit Tsuyoshi d’une voix précipitée. Il s’est fait planter !

— Planter ?

— Par les types du Kiriyama-gumi, boss ! Y a eu du grabuge !

J’eus l’impression qu’un énorme poids s’abattait sur moi. Yûji...

— Qu’est-ce qu’il a ? fis-je en essayant de sortir du lit. Est-ce qu’il va bien ? Tsuyoshi !

Hide se retourna, et d’une main ferme, me repoussa dans le lit.

— Reste-là, ordonna-t-il d’un ton sans appel. Je vais y aller. Tsuyoshi, tu es venu tout seul ?

— Y a Masaru qui garde la voiture, et Naoto est sur place avec quelques gars... Mais on a appelé Kondô no Aniki : il doit être en chemin.

— Ok. Tu vas rester là avec Lola, ordonna Hide. Je veux que tu veilles sur elle comme sur la prunelle de tes yeux, c’est compris ?

Tsuyoshi obtempéra d’un rapide signe de tête.

— Compris !

— Vous ne pouvez pas rester après vingt-trois heures, objecta faiblement l’une des infirmières. L’heure des visites est passée...

Hide lui jeta un regard noir.

— Désolé pour le règlement, mais ma femme est en danger de mort. Je veux que quelqu’un reste avec elle jour et nuit !

— Oui mais...

Il se tourna vers Tsuyoshi.

— Tu ne bouges pas d’ici. Je vais vous envoyer Masa d’ici une heure.

— Je bouge pas d’ici, patron !

Et Hide sortit comme une tornade, sous les yeux de l’infirmière consternée.

Annotations

Vous aimez lire Maxence Sardane ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0