Changement de priorité
Les funérailles de Yûji se déroulèrent en « petit » comité : seule la cinquantaine d’hommes appartenant directement et exclusivement au clan Ôkami était présente. Il y eut une veillée mortuaire, que j’accomplis seule avec Hide au crématorium, en présence d’un moine qui récitait des sûtras dans des vapeurs d’encens. Hide et moi jouions le rôle des « parents » de ce pauvre Yûji... c’était terriblement triste, surtout en sachant que j’attendais un enfant. Je trouvais tellement étrange d’avoir appris que je portais la vie le jour même de la mort de Yûji... comme s’il y avait eu une espèce de « passation ». Hide resta assis en tailleur devant le cercueil toute la nuit, un chapelet bouddhiste noué dans la main gauche et le visage renfermé dans de sombres méditations. Le lendemain, le corps fut amené à la crémation. Ce fut encore Hide et moi qu’on chargea de collecter les cendres. Au moment d’attraper le « bouddha de gorge », la seconde vertèbre, avec de longues baguettes de bois blanc, je sentis mes doigts trembler. Mon mari, qui tenait l’os avec ses propres baguettes lui aussi, posa une main ferme et réconfortante sur mon bras. Je réussis à attraper le petit os noirci et à le mettre dans l’urne sans le faire tomber. Il semblait aussi fragile et friable qu’un os de poulet.
Dehors, le parapluie déployé, l’inspecteur Uchida nous attendait.
— J’ai appris pour ton jeune kôbun, dit-il à mon mari. C’est vraiment regrettable... mais j’espère que tu ne vas pas faire de conneries.
Hide, qui portait l’urne entourée de soie blanche dans ses bras, lui jeta un regard noir.
— Je ferai ce qui doit être fait.
— Ça ne servira pas à ce jeune homme mort que tu retournes en prison, fit Uchida cruellement. Pense à ta femme. Et à votre enfant.
Je relevai la tête vers lui, presque aussi vite que mon mari :
— Comment savez-vous ça ? demanda ce dernier d’un ton où perçait une sourde menace.
Il s’était placé devant moi, comme pour faire barrière.
— J’ai mes informateurs, sourit Uchida.
— Aucun de mes hommes n’est au courant, objecta Hide sombrement.
— Non... mais je sais que Lola-san a été hospitalisée à Chiba avant-hier, et je suis allé voir le doc dans le cadre de l’enquête sur l’assassinat de Hama Yûji. C’est lui qui me l’a dit.
Je vis que Hide serrait les poings.
— Et le secret médical, ça ne vaut que pour les honnêtes citoyens japonais ? ironisa-t-il, furieux.
— À vrai dire, c’est l’infirmière qui a vendu la mèche. Le médecin ne voulait pas parler, mais suite à ma question directe, il a été obligé de balancer l’info. Ne lui en tiens pas rigueur, Ôkami.
Mon mari grogna quelque chose d’indistinct. Il passa devant lui et continua vers la voiture, où Masa l’attendait.
— Hidekazu ! l’interpella Uchida. Je suis sérieux... Quoi que tu aies en tête, laisse tomber.
Hide l’écouta sans se retourner, puis il s’engouffra dans la voiture.
*
Masa nous conduisit directement à Karuizawa. Il y avait déjà amené Hanako, qui nous accueillit avec nervosité.
— Pourquoi on doit quitter Tokyo ? s’enquit-elle dès notre entrée dans la maison. Et qu’est-ce que vous allez faire de cette urne ?
Hide ne lui répondit pas. Il se dirigea d’office vers le couloir qui menait au pavillon de thé, l’urne dans les bras. Je le suivis. Comme je l’avais deviné, c’était là que se trouvait son autel bouddhique. Je m’agenouillai derrière lui alors qu’il sonnait la cloche, après avoir déposé l’urne et la tablette mortuaire toute neuve portant le nom posthume de Yûji. J’en discernai deux autres, dont une portant un nom féminin. Les tablettes de Miyabi et de son enfant, mort dans son ventre.
Hanako s’assit discrètement dans mon dos.
— Qu’est-ce que c’est ? murmura-t-elle.
Je m’abstins de répondre à la place de Hide. Ce dernier alluma un bâtonnet d’encens, puis joignit les mains brièvement. J’étais en train de l’imiter lorsqu’il nous fit face.
— Ces tablettes sont celles de ma famille, expliqua-t-il.
— Tes parents ? s’enquit Hanako avec la liberté de ton qui la caractérisait.
— Non. Mes parents m’ont abandonné à la naissance, et je ne sais même pas s’ils sont morts ou vivants.
— Alors qui ?
— Mon enfant mort prématurément, et la femme qui le portait.
Hanako laissa passer un silence.
— Qui te dit qu’ils sont vraiment morts ? finit-elle par dire. Ça porte malheur de faire les tablettes mortuaires de gens qui sont encore vivants.
Hide la regarda, le visage fermé. Hanako soutint son regard sans ciller. Sa nature insolente, et sa volonté d’entrer en conflit avec le lieutenant de son père adoptif avaient repris le dessus... pour elle, affronter Hide était sans doute une manière détournée de s’opposer à Nobutora.
— Laisse-le, murmurai-je à Hanako en espérant qu’elle m’écouterait.
Heureusement, Hanako avait pris un peu de plomb dans la cervelle, depuis la proposition de Kiriyama. Elle avait eu réellement peur.
Après avoir déposé l’urne de Yûji dans son autel bouddhique — où elle resterait jusqu’à son transfert dans le cimetière —, Hide retourna dans la maison. Il s’installa dans le salon, dans ce grand canapé de cuir noir où j’avais discuté de bondage avec lui, un jour pas si lointain. Puis, après s’être fait servir son whisky et allumer sa clope par Masa, il prit le téléphone qui était devant lui.
Il appelait Nobutora.
— Oyabun, annonça-t-il d’entrée de jeu. Hier soir, un de mes hommes s’est fait descendre par le Kiriyama-gumi.
Hanako, qui était assise à côté de moi, me regarda.
— Si, je suis sûr de ce que j’avance. J’ai plusieurs témoins, précisa Hide en réponse à ce que je devinais être une objection de Nobutora. Hanako ? Elle est avec moi, à Karuizawa. En sécurité. Avec Lola. À ce propos...
On y était. Hide allait révéler à son boss que j’étais enceinte.
— Je voulais vous prévenir que j’ai décidé d’exiger une réparation du Kiriyama-gumi. Non, je me fiche de leur argent. Ce gosse n’avait personne. J’ai fait un serment, j’ai juré de le protéger comme un père. J’ai échoué à mon devoir. Je dois le venger. Bannissez-moi si vous estimez que c’est mieux... tout ce que je vous demande, c’est de prendre soin de mon épouse enceinte, et de Hanako. Je ne veux pas qu’elles restent à Tokyo tant que la guerre fait rage.
Hanako saisit ma main, faisant écho à ce que je ressentais.
— Hide ! m’écriai-je. Non !
Mais il ignora ma supplication.
— Très bien. Je vous les envoie dès demain. Merci pour votre compréhension, oyabun. Et désolé de causer tout ce remous.
*
Seule avec Hide, je tentai de le faire renoncer à ses projets. Hanako s’était déjà barricadée dans sa chambre : elle ne voulait pas retourner chez ses parents adoptifs.
— Tu ne peux pas m’envoyer chez lui, répétai-je pour la énième fois. C’est le premier endroit où Kiriyama me cherchera, s’il veut me trouver.
— Il n’en aura pas le temps, répondit Hide en posant un gros sac de sport sur notre lit. On va le traquer sans répit.
Le visage fermé, je le regardai jeter des vêtements dans son sac. Je crus y voir une cagoule, un treillis et une veste militaire du type de celle que portaient les forces spéciales en intervention. Le tout en noir, comme s’il planifiait une opération ninja.
— Qu’est-ce que tu comptes faire ?
— Le forcer à s’expliquer.
— Avec une panoplie de terroriste... !
— On va devoir se frayer un chemin jusqu’à lui : il ne sortira pas de son QG quoi qu’il arrive.
Hide tira un coffre métallique de sous notre lit et pianota rapidement un code pour l’ouvrir. J’étouffai un cri en le voyant sortir un fusil à lunettes démonté, qu’il jeta dans le sac avec le reste.
— Mon dieu... mais qu’est-ce que c’est que ce truc !
— Un fusil anti-matériel coréen, répondit Hide après m’avoir jeté un rapide regard.
— Mais pourquoi faire ? Tu comptes assiéger une place forte, ou quoi ?
Hide ne me répondit pas. Il plaça cinq chargeurs dans son sac, puis le referma d’un coup de zip rageur.
— Hide... soufflai-je. Tu ne peux pas faire ça ! Rappelle-toi ce qu’a dit Uchida...
Cette fois, il me fit face.
— Désolé, Lola. Mais je suis obligé de régler ce problème. Si je ne fais rien... il ira de plus en plus loin. Et puis, c’est une affaire d’honneur. Je dois lui faire payer sa dette.
— Si tu retournes en taule... je ne le supporterai pas, Hide, lui dis-je en le regardant droit dans les yeux. Je rentrerai en France illico, avec mon bébé !
Il planta ses yeux dans les miens.
— Lola. J’ai besoin de savoir que je peux compter sur toi, pour ce coup-là.
Hide avait donc considéré l’éventualité d’une arrestation, alors que j’attendais mon premier enfant, dans un pays étranger. À la pensée qu’il prévoyait de m’abandonner, la colère m’envahit.
— Démerde-toi tout seul ! Je n’ai pas choisi de subir ça, répliquai-je en sentant les larmes me monter aux yeux.
Hide s’approcha. Je tentai de le repousser : il me prit les poignets, plaquant mes mains sur son torse.
— Tu m’as épousé, me rappela-t-il. Tu as accepté de devenir la « grande sœur » de mes hommes. Si je vais en taule... ils auront besoin de toi.
Mon pouls s’accéléra.
— Comment ça ?
— Si je vais en prison, tu devras tenir le clan, Lola. Comme Saeko l’a fait lorsque son mari a été mis sous les barreaux.
— Il est hors de question que je joue les parrains intérimaires, Hide, sifflai-je en serrant les poings sur ses pectoraux. Si tu tiens à ta petite famille criminelle, arrange-toi pour rester en liberté !
— Masa t’aidera, Lola. Miyajima aussi. Et Hanako, tu as pensé à elle ? Est-ce que tu la laisserais se débrouiller toute seule ? Elle s’est attachée à toi. Il y a aussi Tsuyoshi, Masaru... leurs femmes et leurs enfants, qui dépendent des revenus de leur mari. Les nouvelles recrues, qui sont des jeunes paumés, qui ont besoin de nous. Et qui versera l’argent à Natsumi ? Qui s’occupera de la tombe de Yûji ?
À la pensée de tous ceux qui dépendaient de mon mari, le vertige me saisit. Hide m’avait piégée. Je n’avais aucun argument à lui opposer.
— Je sais que tu feras ce qu’il faut, murmura-t-il en posant ses grandes mains fortes sur mes joues. C’est pour cela que je t’ai choisie. Tu es forte, Lola, bien plus que tu ne le crois. Tu sauras quoi faire pour maintenir la famille à flot... et Nobutora, de toute façon, ne te laissera pas tomber. Saeko non plus. Tu pourras compter sur eux, tout comme moi, je pourrai compter sur toi.
— Hide...
Pour toute réponse, il posa ses lèvres sur les miennes, m’imposant un baiser lent, plus doux, mais non moins passionné que d’habitude. Mes mains, toujours posées sur son torse, se détendirent. J’avais envie de le repousser encore, de lui hurler dessus... mais j’en étais incapable. Sous ses doigts, son toucher et ses caresses, ma peau devenait incandescente.
Lorsqu’il me poussa sur le lit, mon bras heurta le sac qui contenait son matériel de guerre. Ma colère flamboya comme un feu de paille, s’élevant et redescendant aussi vite. Hide était prêt à tout sacrifier pour sa vengeance : son gang, sa liberté... et moi, sa femme, la mère de son enfant à naître. Mais, malheureusement, c’était aussi ce qui me plaisait tant chez lui. Il était si pur, si extrême... et lorsqu’il avait choisi un chemin, il y restait quoi qu’il en coûte, sans dévier d’un pouce, droit vers l’objectif. Je savais que les yakuzas réglaient souvent leurs conflits — y compris la mort de leurs hommes — par une tractation financière. Mais Hide avait choisi d’affronter ce Kiriyama, à l’ancienne. Je savais que c’était mal, que cela risquait de me séparer de lui, de le conduire en prison. Et pourtant, c’était la seule chose à faire. Pour la mémoire de Yûji, et la paix du clan.
Si ça se trouve, c’est la dernière fois que je fais l’amour avec lui, réalisai-je alors qu’il m’embrassait.
Je le laissai ouvrir mon chemisier et dégrafer mon soutien-gorge. Il caressa longuement mes seins endoloris, mon petit ventre gonflé par la grossesse. Très vite, je me retrouvai allongée sur le lit vêtue de mon seul string en dentelle noire. Hide me l’enleva aussi... et embrassa mon pubis, après m’avoir écarté les cuisses.
C’était la première fois qu’il me faisait ça. La première fois, d’ailleurs, qu’un homme me faisait ça. Par réflexe, je refermai un peu les jambes, un peu gênée. La main enroulée sur l’une de mes cuisses, il se mit à en embrasser l’intérieur, me poussant à m’ouvrir à nouveau. C’était exquis. Plus encore lorsqu’il caressa mes replis intimes avec ses longs doigts, puis vint plaquer sa bouche rougie par nos baisers sur mon clitoris.
Je rejetai la tête en arrière, retenant un cri silencieux.
En fait, j’avais terriblement envie de lui.
— Hide... lui murmurai-je. Vas-y...
— Je ne veux pas faire de mal au bébé. On va faire autrement.
— Tu ne lui feras pas mal, lui répondis-je. T’as qu’à juste faire doucement.
Mais il préféra se concentrer sur ce qu’il était déjà en train de faire. La pointe de sa langue effleura mes lèvres, avant de s’immiscer plus profondément. Sa bouche mouillée fouillait dans mes chairs comme s’il voulait me dévorer. Je pouvais sentir le frottement de son menton mal rasé sur mes parties les plus sensibles : loin de me déranger, ce contact rugueux et viril m’excitait. Ma main descendit sur ses larges épaules, remonta sur sa nuque, puis migra vers ses cheveux.
— Encore... soupirai-je, à bout de souffle. T’arrête pas...
La langue de Hide s’introduisit dans ma fente, lente et doucereuse. Mes hanches bougèrent pour aller à sa rencontre, tout mon corps avide de recevoir encore plus de plaisir. Ses caresses me rendaient folle. La façon dont il me torturait en me refusant la délivrance de la pénétration, tout en titillant les parties les plus sensibles de mon anatomie... Je rêvais de le sentir en moi, d’être emplie par cette verge massive, que je savais tendue et prête pour moi, mais qu’il me refusait. J’aurais voulu l’avoir tout entier sous mes doigts, mais il se soustrayait à mes caresses de plus en plus impérieuses, me laissant tout juste lui toucher les épaules et les cheveux. Et si c’était la dernière fois que je passais ma main dans ces mèches hérissées, que je respirais ce mélange de tabac, de peau mâle et de gel à la noix de coco ? Que je posais les yeux sur cette musculature ciselée, ce demi sourire ironique, ces lèvres qui savaient se faire si caressantes ? Et cette langue, qui explorait les moindres sillons de mon intimité avec délicatesse et gourmandise, et ces doigts qui s’insinuaient en moi avec tant d’habileté, à un rythme lancinant... C’était trop. La jouissance monta dans mes chairs gonflées par l’excitation, puis elle m’emporta comme une déferlante, me laissant pantelante, vidée, comme une étoile de mer échouée sur la plage.
Hide releva ses yeux noirs vers moi. Il déposa un baiser sur mon ventre, délaissant mes organes endoloris, abrutis par le plaisir brut qu’il venait de me dispenser.
Puis il se redressa.
— Hide... murmurai-je en le voyant reboutonner sa chemise, que j’avais ouverte pendant nos ébats.
— Je dois y aller. Masa te conduira à Kôbe cette nuit, quand tu auras fini de préparer tes affaires.
Je baissai la tête. Hide m’avait offert cette dernière étreinte avortée comme ultime cadeau d’adieu. Il ne comptait pas rester et passer la nuit avec moi, et je savais sa décision sans appel. Fugitivement, j’eus le souvenir de son départ pour le duel avec Li Intyin, le tueur des Triades. Ce jour-là aussi, il m’avait éloignée. J’avais fait fi de ses volontés en allant le rejoindre... mais cette fois, ce serait différent : Masa en personne me conduirait à Kôbe, pour me mettre sous la surveillance des Onitzuka. Et qu’est-ce que je serais allée faire dans une guerre entre gangs armés ? Ce n’était pas comme assister à un combat à la loyale derrière une grille. Et même là, mon implication avait failli me coûter cher. Hide avait raison : je ne pouvais pas me permettre de risquer la vie de notre enfant. Maintenant que j’étais mère, les choses avaient changé. La priorité, désormais, c’était protéger mon bébé.
— Si tout se passe bien, je viendrai vous chercher moi-même dès demain, m’informa Hide. On passera quelques jours à Kôbe, puis on partira au vert à Hawaï. Ça te va ?
Je hochai la tête. Ça m’allait très bien.
Pourvu que le plan se déroule comme prévu.
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