La fugitive aux mollets dévorés par les chiens

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Hanako se glissa dans la pièce. Elle portait un plateau avec une nouvelle théière, qu’elle posa par terre, près du futon, puis s’assit, les mains sur son giron. Et attendit, tête basse.

— Je suis désolée, finit-elle par dire. Je ne voulais pas te faire mal. Ni à toi ni au bébé.

Je lui jetai un regard peu amène.

— Pourquoi tu m’as dit ça de cette façon, alors ? Tu aurais pu me l’annoncer avec plus de tact.

— J’étais en colère. Je voulais te le dire, de toute façon. Je ne pouvais plus garder le secret.

Le secret. Celui qui m’avait hantée depuis que je connaissais Hide... Miyabi était vivante. Et c’était la mère de la jeune fille qui se tenait devant moi.

— Depuis combien de temps sais-tu que Hide est ton père ? lui demandai-je.

— Depuis l’été dernier, quand il est venu présenter ses excuses à Nobutora pour l’histoire avec le Si Hai Bang. J’étais en vacances, et en entendant sa voix alors que je passais dans le couloir, j’ai jeté un œil dans la pièce par curiosité. Normalement, on m’empêche de rencontrer les hommes de l’organisation, mais celui-là m’interpellait. Je l’ai tout de suite reconnu : c’était le même homme qui était sur la photo que chérissait ma mère, juste un peu plus âgé.

— Ta mère... elle ne se souvient pas du tout de lui ? demandai-je prudemment.

— Elle a tout oublié. Heureusement... Même si Nobutora a tenté de me le cacher, je sais ce qui lui est arrivé. Et tout ça... c’est de sa faute, à lui, fit Hanako en se rembrunissant.

— C’est faux, Hana, tentai-je. Ton père n’y est pour rien...

— S’il avait mis sa fierté de côté et accepté de se coucher, il ne serait rien arrivé à ma mère. Elle aurait gardé toute sa tête, et j’aurais eu une vie normale, avec mes deux parents, loin des yakuzas.

Je secouai la tête, désolée. Je doutais que Hide ait pu échapper aux yakuzas. C’était son destin, en quelque sorte.

— Ton père était un combattant professionnel, lui rappelai-je. Il aurait eu d’autres ennuis.

— Mais peut-être que ces ennuis n’auraient pas impliqué ma mère ! objecta Hanako d’une voix dure.

— Tu ne peux pas savoir, murmurai-je.

Hanako garda le silence, serrant ses poings blancs sur ses genoux. Elle essayait de se calmer. Je la regardai, songeant qu’elle avait hérité du sang chaud et du tempérament explosif de Hide.

— Est-ce que tu en as parlé à Nobutora ? m’enquis-je au bout d’un moment. Demandé des explications ?

Hanako releva le visage vers moi.

— Oui. Après la réunion. Mais il a refusé de me parler. Il m’a hurlé dessus, a menacé de me frapper... et il a dit qu’il me tuerait si je disais quoi que ce soit. Je ne l’ai pas pris au sérieux, cela dit. Je suis allée voir Saeko. Elle, elle a parlé. Elle m’a confirmé qu’il était bien mon père, mais m’a suppliée de garder le secret.

— Et tu as accepté ? m’étonnai-je.

— Au début, non, fit Hanako, morose. J’ai fouillé et trouvé le numéro de mon vrai père dans l’annuaire de cartes de Nobutora et menacé de l’appeler, devant elle. Alors, on a fait un deal, elle et moi. Elle m’a promis qu’elle lui dirait le jour de mes vingt et un ans. Puis tu es apparue... et j’ai vu en toi l’occasion de gagner du temps.

— Tu as dû me haïr...

— Non. Je suis lucide : je sais bien qu’il ne reviendra jamais avec ma mère, vu l’état dans lequel elle est. Elle ne supporte plus qu’on la touche... même moi, je ne peux pas la prendre dans mes bras. Je trouve ça bien que tu sois avec lui. Mais je veux qu’il prenne ses responsabilités, et qu’il s’occupe de nous ! J’en peux plus d’être ici, à la merci de ces petits vieux rétrogrades.

Cela me rappela que j’ignorais toujours pourquoi Nobutora et Saeko avaient retenu Miyabi chez eux.

— Hanako... est-ce qu’ils retiennent ta mère contre son gré ?

— Elle essaie de s’enfuir, régulièrement, confirma Hanako. Mais de toute façon, qui se serait occupé d’elle ? C’était ça ou l’internement. Je voulais que Nobutora force mon père à prendre ses responsabilités, mais je suppose qu’il ne lui a rien dit pour ne pas entraver son ascension dans la hiérarchie du Yamaguchi-gumi, afin de pouvoir le nommer plus tard comme son successeur... C’est aussi pour ça que je lui en veux. Nobutora nous a sacrifiées aux intérêts du clan !

— Quand et comment a-t-il retrouvé ta mère ? Tu le sais ?

— Pas vraiment, avoua Hanako. Saeko et lui refusent de me dire quoi que ce soit... Ils m’ont promis que je saurais tout le jour de mes vingt et un ans. Mais je trouve que ça a trop duré.

Hanako se releva. Elle alla se planter devant la fenêtre, regardant le kura au loin.

— Ma mère serait tellement mieux, à Tokyo ou Karuizawa... et moi aussi. Au début, je me disais que mon père n’était qu’un mafieux comme les autres, une grosse brute qui méprisait et maltraitait les femmes. Je n’avais pas envie de vivre avec lui. Mais quand j’ai vu à quel point il se montrait attentionné avec toi... j’ai eu envie de l’avoir comme parent. Cela m’a rendue jalouse... Je ne pouvais pas te détester non plus, car tu étais tellement gentille avec moi. Alors, je m’en suis prise à lui. À lui qui refaisait sa vie comme si de rien n’était, alors que ma mère souffrait dans la solitude et l’enfermement, et qu’on me forçait à renoncer à mon rêve et à me marier. S’il n’avait pas fait de prison, il aurait retrouvé maman avant Nobutora, et on aurait été une vraie famille. C’est injuste, non ?

— Oui, c’est injuste, acquiesçai-je faiblement.

Elle avait raison. Miyabi méritait de retrouver Hide. Et Hanako, de vivre avec son père.

Mais il y avait une dernière chose dont j’avais besoin de m’assurer.

— Nobutora... demandai-je avec hésitation. Est-ce qu’il... rend visite à ta mère, dans le kura ?

Hanako se tourna vers moi.

— Non, jamais. Mais dis-moi... est-ce que tu veux la voir ?

Je sentis mon cœur se rétracter.

— Tu veux dire que... Elle est ici ?

— Bien sûr. Elle vit là-dedans, tu sais... l’hôpital ne lui convient pas. Elle ne le supportait pas, alors on l’a vite ramenée. Nobutora avait affrété un convoi spécial pour qu’elle puisse passer le nouvel an aux onsen avec eux, mais elle a passé la nuit à sortir de sa chambre et à errer dans les couloirs. Je crois qu’elle est même entrée dans la chambre des gens, pendant la nuit... Quand je ne suis pas avec elle, ça se passe comme ça.

C’était donc ça. Les pleurs que j’avais entendus... J’omis de lui dire que Miyabi était entrée dans notre chambre, et que je l’avais prise pour un fantôme. Hide... elle avait dû le voir. Peut-être même qu’elle le cherchait.

Hanako traversa la pièce, soudain revigorée. Avoir dit la vérité semblait l’avoir libérée d’un grand poids.

— Viens, on va la voir, fit-elle en me prenant la main. À cette heure-là, habituellement, elle est en pleine forme.

*

Miyabi... la vraie, en chair et en os. J’allais enfin la voir, rencontrer celle qui hantait mes cauchemars depuis si longtemps.

Je suivis Hanako jusqu’au kura sans rencontrer le moindre obstacle. Je croisai même Satsu, qui me gratifia d’un signe de tête aimable.

— Le dîner est bientôt prêt ! nous apprit-elle.

Hanako s’arrêta devant elle.

— Tu as préparé le repas de maman ?

Satsu se figea. Elle me regarda, l’expression trahissant son inquiétude.

— Oui, mais...

— Je vais lui porter, coupa Hanako. Avec Lola.

— Euh... bon, d’accord.

Ainsi, tout le monde était au courant. Même Satsu. J’eus du mal à chasser la pointe de ressentiment qui piqua mon cœur à ce moment-là.

Hanako fit un détour par la cuisine, attrapant un plateau déjà prêt. Puis elle ressortit dans le couloir.

— Tu veux que je t’ouvre la terrasse ? lui proposai-je. À condition que les chiens soient rentrés...

— On ne les lâche que la nuit, me confirma Hanako en s’engageant dans un petit couloir de service. Et on ne passe jamais par le jardin.

Je la suivis, interloquée. Il y avait peut-être une autre porte donnant sur l’extérieur. J’étais curieuse de voir comment elle allait ouvrir le kura : il n’y avait qu’une fenêtre, à plusieurs mètres du sol...

Cependant, Hanako n’alla pas dehors. Elle s’arrêta devant une petite porte avec un boîtier à code, et me mit d’office le plateau dans les mains. Là, elle pianota sur le clavier, et la porte glissa sur ses gonds avec un chuintement mat, comme dans James Bond. Révélant un escalier qui s’éclaira automatiquement.

Un passage secret, réalisai-je, stupéfaite. Le vieux Nobutora avait pensé à tout.

— On passe toujours par-là, m’apprit Hanako en s’engageant dans le couloir. T’imagines si on devait traverser le jardin à chaque fois et monter sur une échelle... Ce n’est pas possible.

Je la suivis dans l’escalier, le pouls battant à mes tempes et l’estomac noué. Qu’est-ce que j’allais trouver au bout ? Un genre de Sadako Yamamura échevelée, qui écrivait sur les murs ? Une femme sanglée dans une camisole de force ? Je ne savais pas si j’étais prête pour ça.

Mais au bout du couloir commença à nous parvenir le son chaleureux d’un morceau de jazz. Je me souvins soudain de ma stupéfaction en découvrant que Hide, ce gangster tatoué aux costumes flashy et à la grosse montre en or, écoutait Thelonious Monk. « Ça t’étonne ? » m’avait-il alors demandé avec un sourire vainqueur. Mais c’était Miyabi qui lui avait fait découvrir ce genre musical. Ça avait toujours été Miyabi. Miyabi, la danseuse raffinée, trop belle et trop pure pour intégrer un gang de filles ou devenir hôtesse de bar comme sa sœur jumelle. Celle que Hide avait choisie, justement pour cette raison. Pour la première fois, je commençai à comprendre le ressentiment de Noa.

Hanako poussa une autre porte, dévoilant une pièce lumineuse, décorée comme une pub pour intérieur suédois. Il y avait des petites bougies qui répandaient leur chaleur sur une grande table blanche, croulant par ailleurs sous les livres d’art. Des photographies artistiques au mur, des peintures. Et une femme, debout devant un chevalet, ses longs cheveux de soie noire dénoués, vêtue d’une robe de coton indigo, pieds nus. Elle était en train de peindre.

Miyabi.

— Maman ? l’interpella Hanako. Je t’ai apporté ton dîner.

La femme se retourna. C’était, évidemment, la copie conforme de Noa, mais avec les cheveux noirs, intouchés par les outils des coiffeurs et leurs produits chimiques. Elle ressemblait à une vestale de sanctuaire shintô, un genre de prêtresse Kiko dans Inuyasha.

Et elle était magnifique, plus belle encore que je ne l’avais imaginée.

— Hana ? Qui amènes-tu là ?

Hanako se tourna vers moi.

— Je te présente Lola. C’est l’épouse de l’un des hommes de grand-pa. Elle voulait te rencontrer. Elle est danseuse, comme toi...

Je dégainai le sourire le plus chaleureux — et le plus fake — qu’il me restait en magasin.

— Enchantée, Miyabi.

Elle me sourit. Un sourire exquis, qui dévoilait des dents blanches comme la nacre.

— Oh, plus personne ne m’appelle comme ça... j’ai arrêté la danse il y a longtemps, dit-elle d'une voix profonde et musicale.

— Miyako, crut m’apprendre Hanako, une pointe de fierté dans la voix. C’est son vrai prénom.

Hanako était transformée, en présence de sa mère. Sa raideur, son animosité avaient disparu : elle semblait être redevenue une petite fille.

— Donc, vous faites de la danse ? me demanda Miyako. Asseyez-vous... vous allez manger ici avec moi, n’est-ce pas ?

Hanako se figea d’un air coupable. Elle n’y avait pas pensé.

— Je vais chercher les plateaux. Reste-là, Lola !

Et elle quitta la pièce, me laissant seule avec sa mère.

Miyako me guida vers un canapé moelleux, recouvert de plaids et de coussins exotiques.

— Voulez-vous du thé ? me proposa Miyako.

— Euh oui, merci... répondis-je, n’osant pas refuser son hospitalité.

— Je vais vous en préparer.

Je n’avais jamais vu un tel intérieur au Japon. Le kura était aménagé comme l’un de ces lofts que l’on voyait au concept store architectural de Daikanyama, tout en bois blanc façon Key West, avec une mezzanine qui était sûrement sa chambre. Elle avait un petit coin cuisine, envahi de jolies plantes vertes, et une partie isolée du reste qui devait être la salle de bains. Rien à voir avec l’horrible prison que je m’étais imaginée.

— Je vous ai déjà vue, vous savez, sourit Miyako en revenant avec le plateau de thé — un ensemble de porcelaine anglaise avec des petits chats tous mignons. Vous étiez dans cet hôtel, au Nouvel An. Je vous ai vue par la fenêtre de ma chambre.

Je relevai les yeux vers elle, ne sachant pas trop comment réagir. De quoi se souvenait-elle exactement ? Hanako m’avait dit qu’elle avait tout oublié. Oubliait-elle également ses crises ? Elle en avait eu une les deux fois où elle m’avait vue, aux sources thermales, puis dans le jardin ce soir-là, avec les chiens... deux évènements pendant lesquels elle avait aussi dû voir Hide. Qu’est-ce que ça lui ferait, de le voir ?

Mais je n’eus pas le loisir de creuser cette piste. Hanako était déjà de retour, suivie de Satsu, avec notre dîner, qu’elle disposa sur la table blanche. Miyako partit préparer du thé pour tout le monde, et Satsu nous laissa, après m’avoir regardé d’un air circonspect. Nul doute qu’elle allait aussitôt faire son rapport à Saeko.

Le dîner se déroula dans la chaleur et la bonne humeur. Aucun sujet qui fâche ne fut abordé : on parla peinture, musique et danse. Je compris pourquoi Hanako étouffait avec les yakuzas, et la raison pour laquelle elle tenait tant à monter à la capitale. Sa mère était si raffinée, si cultivée ! Je trouvais même incroyable qu’elle se soit intéressée à un jeune voyou qui tapait et se faisait taper pour de l’argent. Il était aisé de deviner pourquoi Hide avait été si fasciné par elle, en revanche... elle avait le même type de charisme qu’Anfal. Celui d’une artiste de scène, en pleine possession de son pouvoir. Quel genre de vie aurait eu Hide, avec elle ? Sûrement une vie de rêve, lumineuse et chaleureuse, éloignée de toute la noirceur crasse du monde de la pègre. Miyabi avait même réussi à transformer un entrepôt en havre de paix : nul doute qu’elle changeant en or tout ce qu’elle touchait. Et si elle cachait des ténèbres en elle, alors, elle les contenait bien.

Au moment de repartir, néanmoins, j’eus la curiosité de jeter un œil sur le tableau qu’elle était en train de peindre. Là, j’eus un véritable choc. D’une grisaille de toile d’araignée, il représentait une femme à moitié nue, au linceul déchiré, dont les mollets étaient assaillis par des chiens aux crocs sanglants, lancés à sa poursuite. Mais le pire, c’était son expression de terreur pure, de désespoir absolu, alors qu’elle cherchait à les fuir dans cette forêt grise. Et surtout, ses entrailles sanguinolentes, qu’elle tenait entre ses longs doigts blancs.

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