Le lac sans fond
Lorsque je vis l’expression sur le visage de Hide, je sus que c’était foutu. Je l’avais perdu. Devant lui se tenait son amour de jeunesse, la femme qu’il n’avait jamais pu se résoudre à oublier. Celle dont le souvenir l’avait empêché d'avoir plus que des aventures de passage, des coups d’un soir avec des hôtesses ou des professionnelles des soap-lands. Celle qu’il vénérait tellement qu’il avait accepté l’amour à sens unique de sa sœur jumelle, la seule créature dans le monde entier à lui ressembler.
Voilà toutes les pensées qui traversèrent mon cerveau au moment où mon mari fut mis en face de Miyabi.
Cette dernière le regardait sans ciller, le visage n’exprimant aucune émotion. Elle n’avait pas l’air de le reconnaître. Mais lui... Oh, lui... jamais je ne l’avais vu ainsi. Jamais. La détresse dans ses grands yeux noirs, qui avaient perdu cette ligne acérée habituelle, et, en même temps, la joie. L’indicible et indescriptible bonheur de constater que Miyabi n’était pas morte, et qu’elle était là, juste à côté de la magnifique fille qu’ils avaient eue ensemble.
— Papa... osa Hanako avec un sourire timide. Voilà maman.
Hide continua d’ignorer sa fille. Il fit quelques pas en avant, puis s’arrêta à distance prudente.
— Miyako ? murmura-t-il doucement, comme s’il craignait d’effrayer un oiseau.
Lorsqu’il était près de moi, Hide était déjà grand, mais à côté de Miyabi, il paraissait immense. En le voyant si précautionneux, je pris la pleine mesure de ce que leur couple avait été. Lui, le jeune combattant de MMA à l’aube de sa force physique, tout juste investi d’une nouvelle et puissante virilité. Elle, la jeune fille délicate et sophistiquée, qu’il osait à peine toucher et protégeait comme un lys rare et sauvage. Cet équilibre fragile avait volé en éclats au cours de cette nuit funeste, lorsqu’un gang de barbares les avait torturés. Mais dix-huit ans après, ils étaient de nouveau mis l’un en face de l’autre. Un sacré coup du destin.
Et aujourd’hui, son ancien amour ne le reconnaissait plus.
— On se connait ? répondit Miyabi en relevant le regard vers Hide.
Elle le fixait comme un chevreuil apeuré hypnotisé par des phares dans la nuit. Je vis la tristesse dans les yeux de Hide, mais aussi — et c’était le plus bizarre — un certain soulagement.
— Elle ne me reconnait pas, constata-t-il, retrouvant son attitude habituelle.
Sa voix avait repris ce ton froid et coulant, d’où émanaient assurance et autorité.
— Elle ne se souvient de rien d’avant sa sortie de l’hôpital, confirma Hanako. Mais je lui ai tout de même dit qui tu étais.
Hide jeta un regard acéré à sa fille.
— Tu le sais depuis combien de temps ?
Hanako croisa les bras, l’air de défier son père.
— Que je suis ta fille ? Depuis que je t’ai vu. Maman a une photo de toi sur sa table de nuit.
— Elle avait perdu le bébé, répéta-t-il d’un ton mécanique.
— Une femme peut saigner beaucoup dans ces circonstances, répliqua Hanako en fixant Hide de ses yeux glacés et étincelants. Si tu réfutes la paternité, je porterai l’affaire devant le tribunal et je t’imposerai un test génétique. Je ne te demande rien, si ce n’est de le reconnaître. Mais ton argent, et même ton nom de famille, tu peux les garder. Moi, je conserve celui de Kiryûin.
Un duel silencieux se joua entre eux pendant un court instant, puis Hide abdiqua.
— Ne parlons pas de cela devant elle, murmura-t-il en tournant la tête.
C’était mieux, en effet. Surtout que Miyabi avait changé d’expression. Quelque chose, dans ses yeux noirs comme un lac sans fond, s’était allumé.
— Kazu-chan... murmura-t-elle en tendant ses longs doigts blancs vers Hide.
Kazu-chan. Le diminutif que les gens très proches de lui utilisaient lorsqu’il était jeune, que ce soit Nobutora, Kiriyama ou, maintenant, Miyabi. Finalement, il n’y avait que Noa et moi à l’appeler Hide.
Lorsque la main de Miyabi se posa sur sa joue, il ferma les yeux. Le voir s’abandonner avec tant de soulagement à ce toucher de fantôme me retourna le ventre. Il ne l’avait pas oubliée. Elle était toujours là, tout au fond de son cœur.
— Mi-chan, soupira-t-il en refermant sa main sur la sienne.
Puis il fit mine de l’entourer de ses bras.
Et là, Miyabi vrilla.
— Non... Ne me touche pas ! hurla-t-elle en le repoussant.
Elle ne supporte plus qu’on la touche. Même moi, je ne peux pas la prendre dans les bras.
C’étaient les mots de Hanako. Sa mère était une grande traumatisée. Et Hide venait justement d’actionner le levier.
Il ne comprenait pas. Impuissant et catastrophé, il regardait Miyabi se recroqueviller en tremblotant, la respiration hachurée. Il tenta de la soutenir, de l’aider à se relever, à reprendre son souffle. Mais cela ne fit qu’ajouter à la panique de la pauvre femme, qui, les bras devant elle, sembla soudain prise de tétanie. Son visage était d’une pâleur de mort.
— Elle ne supporte pas le contact, cria Hanako en poussant son père. Quand ça lui arrive, elle s’étouffe... Tiens bon, maman !
Saeko, qui jusque-là attendait silencieusement à la porte du salon, fit demi-tour sur place.
— J’appelle le docteur ! nous annonça-t-elle avant de disparaître dans le couloir.
Pour moi, Miyako faisait une crise de panique. J’avais été sujette à ces crises après le cauchemar Idriss, et il m’avait fallu de longues années avant de pouvoir ressortir dans les lieux publics sans la crainte de voir surgir l’un de ces épisodes. Mais j’avais été traitée pour ça, par un psychiatre. Alors que visiblement, on s’était contenté de médicamenter Miyabi.
— Miyako, fis-je en m’agenouillant devant elle. Regardez-moi.
Ses yeux tremblotants remontèrent timidement sur les miens. Je savais ce qu’elle ressentait. Cette angoisse sortie tout droit des couches les plus primaires du système limbique, la sensation de mort imminente... J’avais expérimenté tout cela moi aussi. L’inconscient est comme un lac sans fond sur lequel l’individu navigue en aveugle, protégé de ses noirceurs par une frêle embarcation, disait Freud. Sous la planche, l'enfer. Et en croisant le regard sombre de son amour perdu, Miyabi venait de se pencher au-delà de la barque.
— Quelle méthode avez-vous utilisée pendant vos cours de danse ?
Je sentis son attention revenir vers moi, aussi fragile qu’un essaim de papillons tourmentés par une lampe lors d’une nuit d’été.
— La... la méthode... Feldenkrais, bégaya-t-elle. Je n’arrive plus à res... respirer... Je.. je vais... mourir !
Hide s’agitait derrière moi. Son élan se communiqua dans mon dos. Chez lui, la peur se manifestait par l’action, de préférence directe et frontale. Je le repoussai en me calant fermement contre lui, sans me retourner.
— Vous vous souvenez de la respiration de Feldenkrais ? (Miyabi hocha la tête.) Vous prenez une longue inspiration, et vous comptez jusqu’à cinq. Un... deux... trois...
Elle dut s’y reprendre à deux fois, mais, courageusement, fit l’exercice.
— Expirez, maintenant. Sur le même temps. Un... deux... Expire.
Ma voix avait pris le ton didactique et maternel qu’Anfal utilisait pendant ses cours. Lorsque Miyako eut fait cinq répétitions, je changeai de méthode.
— Appuyez-vous contre le mur, lui conseillai-je. Voilà, comme ça. Maintenant, sentez votre bras... sentez comme il est lourd et chaud. N’oubliez pas de respirer. Un... deux...
La respiration de Miyabi se calma. Ses yeux, qui restaient fixés sur moi, se dilatèrent. Elle n’était plus en situation de panique vitale. Je continuai à suivre le protocole de la même voix rassurante, en énumérant toutes les parties de son corps qui étaient « lourdes et chaudes » : son bras gauche, ses jambes, sa tête et son plexus solaire. À la fin, Miyabi respirait normalement, et en était au stade des « paupières lourdes ».
— C’était quoi ? me demanda Hide, stupéfait. Un genre d’hypnose ?
— On appelle ça le training autogène. C’est enseigné par les psys en France aux patients sujets aux crises d’angoisse... et par les profs de théâtre et de yoga, accessoirement.
Hanako me regardait comme si j’étais le messie.
— Merci pour maman... je vais lui chercher son médicament.
Je restai seule avec Miyabi, qui respirait calmement, de manière concentrée. Hide se tenait plus loin. Il n’osait plus s’approcher. C’était sans doute mieux, vu ce que cela avait provoqué en elle de le reconnaître. Peut-être même avait-elle eu des flashs, des réminiscences du cauchemar sans nom qu’elle avait vécu...
— Je les accompagne, décida Hide lorsque Saeko revint avec le médecin.
Hanako, qui les suivait, administra à sa mère le comprimé anxiolytique.
— Très bien, approuva Saeko. Nobu et moi resterons avec Lola.
Hide ne prit même pas la peine de répondre. Toute son attention était focalisée sur Miyabi, que le docteur escortait prudemment hors du kura tout en prenant soin de ne pas la toucher. Hanako suivait derrière avec les affaires de sa mère.
La petite famille était enfin réunie. Sans moi.
*
— Il ne faut pas vous en faire, me rassura Saeko devant un thé fumant. Il vous aime, quoi qu’il arrive.
Je relevai le nez de ma tasse. Hide était parti depuis plus d’une heure, déjà. C’était sans doute normal, le temps d’installer Miyabi dans sa chambre à la clinique, de régler les formalités et peut-être, même, de boire un café avec sa fille. D’après ce que j’avais compris, Miyabi faisait des séjours réguliers à l’hôpital psychiatrique.
— Vous avez très bien réagi pendant toute cette histoire, continua Saeko. Plus j’apprends à vous connaître, Lola, plus je me félicite que vous soyez sa femme. Hidekazu a besoin d’une épouse qui a la tête froide et les deux pieds sur terre, comme vous.
— Mais que va devenir Miyabi ? ne pus-je m’empêcher de demander. Je veux dire, Miyako ?
— Eh bien, nous allons continuer à nous occuper d’elle, évidemment, répondit Saeko comme si cela allait de soi.
Cependant, j’avais perçu un léger doute dans son ton. Elle n’y croyait pas elle-même.
— Ça m’étonnerait que Hide abandonne Miyako comme ça, dis-je à sa place. Ce n’est pas son genre.
Il voudra la prendre chez nous, à Karuizawa, terminai-je dans ma tête. Éviter de prononcer cet augure funeste à haute voix permettrait peut-être de conjurer le sort.
Je n’étais pas fondamentalement contre cette pauvre femme. Mais je redoutais que Hide retombe amoureux d’elle. S’il ne l’était pas déjà...
— Vous savez, autrefois, les hommes japonais entretenaient des concubines, commença Saeko. À l’époque de ma grand-mère, c’était courant... et les épouses légitimes ne pouvaient rien dire. Ma grand-mère a même élevé le fils de la maîtresse de son mari, une prostituée... Quelle humiliation c’était, pour elle qui était une geisha !
— Oui, vous me l’avez déjà dit, répliquai-je d’une voix dure. Mais nous sommes en 2013, et il est hors de question que j’accepte cela de Hide. Il a déjà une fille d’une précédente union, d’accord. Mais pour moi, ça s’arrête là. S’il couche ne serait-ce qu’une fois avec une autre femme, Miyabi ou autre... ce sera la fin de notre mariage.
— Ce n’est pas son genre, s’empressa de rectifier Saeko. Il n’a même pas accepté que Nobu lui paye une femme, lorsqu’il est sorti de prison !
— C’est tout à son honneur, grinçai-je. Cette coutume est pour le moins rétrograde !
— Que voulez-vous, les hommes ont certains besoins, s’enfonça Saeko. Mais Hidekazu a toujours beaucoup pris sur lui.
— S’il avait eu moins de self-control, je ne serais pas tombée amoureuse de lui, sifflai-je.
J’étais néanmoins rassurée d’apprendre qu’il avait refusé le « cadeau » de son boss. Hide s’était bien gardé de démentir, sûrement parce qu’il n’aimait pas s’expliquer, et qu’il pensait que je ne le croirais pas.
— Il est comme ça, continua Saeko. Presque chevaleresque, en fait... C’est le sang des Kiryûin qui coule dans ses veines. C’étaient des samouraïs, vous savez ! Son père, Tatsuo, était comme ça aussi : il n’y avait qu’une seule femme, pour lui.
Encore heureux, pensai-je à travers moi. Mais une crainte subsistait. Et si cette femme unique, ce n’était pas moi, mais Miyabi ?
***
Encore un chapitre pas facile à écrire et dont je ne suis pas trop satisfaite, en partie à cause des vacances ! J'ai changé d'environnement, et mon rythme d'écriture s'en ressent... je viens de passer trois jours sans écrire une ligne, ce qui est assez rare. Il faut vite que je finisse ! On se rapproche du dénouement...
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