Jenjen - La bifurcation
Trois jours étaient passés depuis cette nuit-là. Adhan était encore moins bavard qu’à l'accoutumée, si cela était possible, et l’air soucieux et renfrogné ne l’avait plus quitté. Jenjen avait tenté de savoir ce qui s’était passé. Autant demander à un ours de pousser la chansonnette en dansant la gigue.
Pourtant, il se prenait d’affection pour l’irascible vieux barbu. Malgré son rude caractère et ses éternels marmonnements et grognements, il faisait preuve d’une réelle tendresse à son égard. S’il jurait et gueulait souvent, ce n’était jamais contre lui. Il concoctait des potions pour que sa larme brûlante ne s’infecte pas. Depuis cette fameuse nuit, il lui imposait de boire aussi une infecte décoction qui le faisait dormir d’un sommeil sans rêve, ce dont il lui était reconnaissant tant ils s'étaient avérés éprouvants. Auparavant, il s’éveillait littéralement vidé de toutes ses forces après d’invariables cauchemars.
Ils avaient aussi accéléré le pas pour une raison inconnue, mais Jenjen était habitué maintenant à obéir sans poser de questions. Les journées étaient longues, et non content d’imprimer un rythme de marche soutenu, Adhan n’oubliait jamais l’entrainement. Avant de dormir, Jenjen devait manier la dague, l’épée et le bâton… Il s’était essayé à la hache, mais en empoignant l’impressionnante pièce de métal d’Adhan, il n’avait pu ne serait-ce que la lever de terre. Cet épisode lui avait d’ailleurs permis de l'entendre rire pour la première fois. Jenjen aurait dû se vexer, mais il était surprenant de voir comment le sourire pouvait éclairer le visage dur du vieil homme sous son épaisse barbe. Ses yeux pétillaient et son rire rocailleux grondait comme le tonnerre.
— Il semble que la Demoiselle n’aime pas danser avec un autre que moi !
Jenjen compris ce jour-là que la terrible et immense hache avait été prénommée “Demoiselle”, un sobriquet étonnant pour une arme aussi terrifiante. Mais Jenjen aimait l’épée ; tout fermier qu’il était, il éprouvait toujours une certaine admiration pour les chevaliers bardés d’acier, pourfendant les hordes démoniaques de leur épée flamboyante. Adhan était fort et puissant, mais sûrement pas un chevalier. Ce n’était qu’un bûcheron, vieux et sage peut-être, mais un simple paysan. Il aimait ainsi lorsqu’Adhan lui montrait les bases du maniement de l’épée. Cela ne durait jamais longtemps, à son grand regret.
En revanche, le vieux le forçait à des séances de tir à l’arbalète interminables.
— Il vaut mieux savoir moucher un lapin à cinquante mètres que d’apprendre à couper des bras, car tu dois manger tous les jours et tu n’es pas cannibale, prétextait-il.
Jenjen s’exécutait de mauvaise grâce néanmoins, à force d’entrainement, il constatait avec une certaine fierté qu’il faisait des progrès notables ; pas un repas sans que quelques créatures à poil ou à plume tournent sur une broche au-dessus du feu.
Ils arrivèrent à un grand carrefour où la Gran'Route se séparait en deux chemins de terres et de pierre. De simples planches de bois clouées en travers sur un tronc d’arbre indiquaient les directions. Le chemin de gauche menait à Valcendre, vers le nord et celui de droite à Port Espérance plus au sud. Sans jeter un seul regard sur les indications, Adhan prit à gauche et continua à marcher. Jenjen resta planté devant les panneaux.
— Maitre Adhan, je croyais que nous allions à Port Espérance ! s’étonna-t-il d’un ton qui mêlait la colère et l’incompréhension.
Il était coutumier des décisions étranges du vieux, mais ce jour-là, il ne put réprimer sa surprise. D’autant qu’il avait entendu que des dizaines de milliers de paladins et de chevaliers avaient débarqué, environnés d’éclairs et lumières. D’après la rumeur, certains mesuraient plus de deux mètres et leurs épées pouvaient, disait-on, ouvrir la terre en deux. On entendait même que les Dieux dinaient tous les soirs avec Ezael l’Elfe et accordaient force et puissance à ceux qui venaient prêter main-forte à son armée.
— Maitre Adhan ! Où allons-nous ? Port Espérance est au sud ! N’allons-nous pas nous joindre à la grande armée d’Ezael ?
À ces mots, le vieux bûcheron s’immobilisa. Ce n’était qu’une impression, mais le bruissement de la forêt avait soudain disparu. Dans un grognement de rage, il se retourna avec une rapidité qu’on n’aurait pas soupçonnée de la part d’un homme de sa corpulence. Il lança une hachette de toutes ses forces entre les mots «Port» et «Espérance», fendant ainsi net la pauvre planche de bois. Un des morceaux se détacha et tomba dans l’herbe humide. Sur ce morceau était inscrit «Espérance».
***
Jenjen tournait la broche, l’air maussade. D’un geste négligent, il retira son pendentif du feu et se l’appliqua sur l’épaule sans même esquisser une moue de douleur. Adhan ne cessait de le fixer par-dessus le feu d’un œil presque mauvais. Il n’avait pas dit un mot de la journée depuis le carrefour. Il était parti sur le chemin sans attendre le jeune garçon, sans se retourner. Ce dernier était resté planté là pendant une dizaine de minutes, sans savoir que faire, avant de finalement suivre les traces du vieux.
Adhan se comportait étrangement. Alors qu’ils avaient l’habitude de passer les nuits dans la forêt, il avait choisi une plage de galets très dégagée tout au bord d’une rivière aux flots impétueux. Pour la première fois depuis longtemps, ils allaient avoir le ciel au-dessus de leur tête plutôt qu’un feuillage, et le vacarme de l’eau furieuse plutôt que les inquiétants bruits nocturnes de la forêt. Autre chose inhabituelle, Adhan ne lui prépara pas la décoction qui permettait au jeune garçon de dormir paisiblement. Jenjen pensa qu’il n’en avait plus besoin ou tout simplement que le barbu n’y avait pas pensé.
— Parle-moi de ta famille.
La voix d’Adhan surprit le jeune homme qui ruminait en silence. Son intonation tenait plus de l’ordre que de la question. N’osant le braver de nouveau, il s’exécuta. Ses mots eurent du mal à sortir au début puis, la nostalgie aidant, un flot ininterrompu de détails insignifiants et d’anecdotes sans intérêt lui vint aux lèvres. Il parla ainsi pendant presque une heure.
— … et je me souviens de ma mère lorsqu'on avait fait une bêtise. Elle faisait mine de nous punir pour éviter que mon père ne nous corrige, mais cela consistait à préparer le repas avec elle. Elle aimait cuisiner avec nous, car j’étais tout le temps aux champs et elle ne me voyait pas souvent dans la journée. Et mon petit frère aussi... Il n'avait que trois ans...
Une larme coula sur sa joue. Tous ses souvenirs explosèrent dans son cerveau, délicieux … délicieux et cruels.
— Pourquoi ? cria le jeune garçon. Pourquoi vous me demandez ça ! Vous savez très bien qu’ils sont morts ! Avez-vous oublié ?
Adhan lança un regard perçant dans les yeux du garçon. Et avec une voix calme, si calme, qu’elle semblait être mortelle, une voix qui résonnait à l’intérieur de la tête.
— Il me semble que c’est toi qui as oublié…
Chaque mot le percuta et le blessa comme un coup de masse. Il repassa la journée en pensée et eut honte. Il avait la tête farcie des récits de voyageurs, de rumeurs et de légendes, si pleine d’histoires de héros qu’il n’avait pas eu une seule pensée pour sa famille. Il se mit à pleurer, de tristesse, de honte. Et de rage. Il prit l’épée d’entrainement et s’enfuit dans la forêt. Il libéra sa colère sur les malheureuses branches qui passaient à sa portée en hurlant. Il s’enfonça profondément dans la forêt avant de rebrousser chemin après avoir aperçu un ours.
Il revint au campement quelques heures plus tard, exténué et vidé de toute larme. Adhan dormait déjà, profondément si on en jugeait par ses amples ronflements. Il remarqua la Demoiselle qui dépassait de sous la couverture, ainsi que d’étranges symboles dessinés sur des galets disposés en cercle autour du feu. Trop fatigué pour réfléchir, il se glissa sous sa couverture et ne tarda pas à trouver le sommeil.
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