I

6 minutes de lecture

Peter était perdu.

Son GPS venait de lâcher.

Cela faisait plus d’une heure qu’il tentait en vain de retrouver son chemin, conduisant nonchalamment sur une grande ligne droite en plein Kentucky. Il venait de traverser Louisville et un décor sylvestre se dessinait devant lui. Le végétal tentait de résister à l'envahissement de l'ère moderne. Entre les pins blancs, les ormes et cyprès se dressaient fièrement quelques tulipiers de Virginie, l'âme naturelle de ces nombreux états du Sud-Est des États-Unis. L'arbre au lis était drappé d'un feuillage jaune-vert rappelant à Peter les dimanches qu'il passait avec ses grands-parents. Son aïeule lui préparait des pancakes gras recouverts d'un miel foncé.

Humant l'odeur invisible laissée par cette relique, Peter souriait. Les souvenirs émettaient des fragrances exquises qu'il fallait choyer. En parlant de sentiments exigeants un entretien éternel, il imaginait ses amis et sa femme l'attendant coléreusement pour célébrer la publication de son premier roman. Peter aimait répéter que, tant qu’il n’était pas arrivé, il n’était pas en retard. Ses proches devaient s'impatienter dans la demeure de son vieil ami d’école, maintenant devenu PDG d’une grande société.

Ah, Terry ! Ce bon vieil ami d’enfance avec qui il faisait les quatre cents coups. Tous les soirs, après l’école, les deux comparses se retrouvaient pour converser et blaguer jusqu'à pas d’heure. Ils se sentaient un, tout en restant deux. Un lien unique les reliait, un amour fraternel des plus forts qui rendait atone le sentiment amoureux.

Peter tapa de rage sur son GPS et son tableau de bord. Une bonne bouteille de Jack Daniel's siégeait du côté passager et il mourait d'envie de boire jusqu'à l'ivresse. Lui, d'habitude mesuré, s'était juré de festoyer comme jamais.

La radio n’en faisait qu’à sa tête, allant de station en station. StairWay To Heaven retentissait :

Ooh, it makes me wonder,

Ooh, it makes me wonder.

There's a feeling I get

When I look to the west,

And my spirit is crying for leaving.

In my thoughts I have seen

Rings of smoke through the trees,

And the voices of those who standing looking.

Led Zeppelin avait bercé son enfance. Jimmy Page et Robert Plant étaient ses héros musicaux, des hérauts mélodieux capables de rythmer chaque cœur. Il avait assisté à d’innombrables concerts, toujours aux premières loges. D’ailleurs, c’était lors de leur « Led Zeppelin North American Tour Spring » en plein hiver 1970 qu’il avait rencontré la femme de sa vie : Rebecca dansant et vivant le Rockau plus proche de la scène. Sa chevelure blonde l’hypnotisait, ses fesses parfaites guidaient son regard. Et lorsque son visage angélique se tourna vers lui, ses barrières se brisèrent. Un regard fugace. Une parole muette. Un amour naissant.

Alors qu’il écoutait, se replongeant dans sa jeunesse, le poste changea de fréquence et ce fut au tour d’une bonne blague de Steve Harvey durant l’émission Family Feud. Une de ces nombreuses facéties provoquant l’hilarité générale du public et des auditeurs. Les ondes radios bourdonnèrent et laissèrent place à des informations arrivant grâce au flux continu de CBSN. Il était question d’enlèvements et de tueurs en série qui longeaient la côte Ouest.

Peter ne comprenait pas tout, la voix hachée du présentateur devenait inaudible.

Contemplant un ciel noir de jais qui devenait menaçant, il vit une multitude d'étoiles brillantes. Une tempête éclata, des éclairs plus puissants les uns que les autres zébraient le ciel constellé. Des déchirures dans la voûte céleste. Un châtiment divin adressé à l’humanité. La foudre tombait ça et là, éclaircissant l’obscurité environnante.

  • Il ne manquait plus que ça.

Son véhicule se décala sur la route suite à une bourrasque. Admirant le ciel craquelé, il s'interrogea sur l'attrait des chasseurs d’orages pour ces feux de Zeus. Tout jeunot, Peter avait vu une sorte de javelot lumineux s’abattre sur un arbre, éclatant son tronc. Depuis lors, la prudence était de mise.

La radio se remit à grésiller. Ce fut à ce moment-là que l'égaré décida de s’arrêter entre deux séquoias à feuilles d'ifs, mit ses feux de détresse et sortit son smartphone.

Aucun réseau.

  • Ça fait vraiment début de film d’horreur. Ça me donne une idée de roman, se dit-il, le sourire aux lèvres.

Il redémarra dans l’espoir de trouver un moyen de communication. À défaut de traquer des tornades et autres déluges, il tenta de débusquer une quelconque cabine téléphonique.

Énervé et impatient, Peter décida de s’en griller une et ouvrit la boîte à gant. Un paquet de Lucky Strike quasi-neuf s’offrait à lui. Il en sortit une qu’il s’empressa d’allumer, prit une grosse bouffée et se calma instantanément. Il avait l’habitude de fumer une clope à chaque fois que quelque chose le tracassait. Il savait pertinemment qu'il allait succomber à cette saleté plus vite que le destin en avait déjà décidé, mais il ne pouvait faire autrement. C’était un très bon remède contre l’anxiété.

Un paysage lugubre se matérialisait, seuls des arbres massifs ornaient les deux côtés de la route. Ceux-ci semblaient mornes, ternes, les branches et les feuilles tiraient vers le bas comme s’ils se doutaient de ce qui allait arriver. Eplorés et désabusés, ils suivaient la direction de Peter.

Des trombes d’eau venaient s’abattre sur sa voiture, une Pontiac qui avait du vécu au compteur mais qui lui permettait de rouler à sa guise. Des souvenirs en tout genre pétaradaient dans son esprit. Il se rappela le soir où il avait fait l’amour pour la première fois, à l’arrière avec une belle blonde plantureuse.

  • Comment elle s’appelait déjà ? Lisa je crois. C’était quelque chose. Deux minutes intenses.

Le sourire aux lèvres, une autre réminiscence se manifesta. Un beau jour de juillet, il roulait en direction de la laverie quand son téléphone se mit à sonner. Sa femme l’appelait pour lui dire que le crédit de la maison avait été accepté. Après tant d’années de galère à multiplier les petits boulots sans saveurs ni revenus, une petite éclaircie venait de voir le jour.

Les essuie-glaces crissèrent, ce qui le ramena à la réalité. Ils n’arrivaient pas à suivre le rythme incessant de la pluie. Le vent se leva encore un peu plus fort, si bien que l’un d’eux s’envola et alla s’exploser contre un arbre, griffant au passage le pare-brise déjà bien abîmé.

Il continua sa route sur une centaine de mètres, la voiture bringuebalante, lorsqu’il aperçut au loin une sorte de parc d’attraction. Un grand manège trônait à plus de trente mètres de haut. Peter percevait, malgré les trombes d'eau qui s'abattaient sur sa fidèle automobile, des cris d’enfants apeurés, faisant suite à la descente vertigineuse qu’offrait le célèbre Grand 8.

  • Enfin un signe de vie, soupira-t-il.

Sa voiture cessa brusquement de fonctionner. Les voyants lumineux s'éteignirent et pourtant le moteur vrombissait timidement. Il descendit, rabattit sa capuche, jeta son mégot fumant au loin et alla inspecter sous le capot.

Peter n’était pas un mécanicien émérite mais il savait reconnaître les problèmes de sa voiture avec qui il avait partagé bon nombre d’aventures. La transmission, la batterie, les bougies… À première vue, rien ne semblait cassé ou usé.

Un brouhaha immense le fît sursauter. Il décida de filer voir cette fête foraine pour quémander un peu d’aide. Par chance, sa Pontiac l’avait lâché à deux pas de l’entrée. Il avança, bravant le vent et la pluie puis tomba sur l’enseigne rougeoyante. Personne ne pouvait passer à côté sans être happé par l’intensité lumineuse qui s'en dégageait.

Il leva les yeux et lu l’inscription :

< COOL ZONE >

Juste sous l’enseigne se trouvait une grande horloge poussiéreuse et usée qui indiquait 11h35. Ses aiguilles restaient statiques. Peter regarda sa montre et vit qu’il était effectivement 11h35.

Un papillon jaune et bleu tenta de s'envoler de l'un des interstices du cadran. Peter l’imaginait voler à sa guise, l’enviant quant à sa liberté d’aller là où il voulait quand il voulait. C’était un Acherontia atropos. Appelé communément Sphinx à tête de mort, il arborait une marque dorsale représentant un crâne de squelette.

11h35… Comme quoi, les coïncidences habitaient bien ce monde. Peter décida d’entrer et fut sidéré par le nombre de personnes arpentant toutes les attractions, les bornes d’arcade ou encore les machines à sous. Alors qu’il venait de franchir le seuil de cette Cool Zone, le mauvais temps mourut comme par magie. Plus les secondes s’égrenaient, plus le soleil commençait à poindre, dardant de ses rayons l’endroit des réjouissances.

  • Je peux bien prendre du bon temps avant d’aller les rejoindre, je ne suis plus à dix minutes près. Voyons voir ce qu’on a là.

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