V
L’ombre de la mort s’ancrait lentement dans ses pupilles. Chaque fibre de son corps pulsait et faisait retentir l’appel mortifère. Une goutte de sueur froide parcourait son échine. Les mains moites et les jambes en coton, Peter courait aussi vite qu’il le pouvait. Une crampe le cueillit puis une autre, un trop plein d’acide lactique.
Cavalant et haletant au possible, ses muscles endoloris et brûlants ne demandaient qu’à se reposer. La fatigue le consumait, si bien qu’une entorse vint le ralentir et le fit s’écrouler. Il se traîna lamentablement contre un mur et sut alors qu’il allait mourir. Les monstruosités approchaient. Peter n’avait pas réussi à trouver la sortie de cette attraction dédaléenne.
L’écrivain aurait pu se relever et, malgré la douleur lancinante, retenter sa chance ou alors se donner la mort pour éviter d’être torturé, mais il ne bougeait plus.
Il pleurait. D’innombrables sanglots secs coulaient de ses yeux rougis, comme si son corps avait oublié comment pleurer. La peur et le stress venaient d’avoir raison de lui. Il vagissait, tenant péniblement sa cheville gonflée.
Un souffle chaud sur sa nuque. Une respiration. Un frôlement.
Une main vint se coller contre sa bouche, l’empoigna, le releva et l’amena puissamment derrière un muret recouvert de tags, à couvert.
- Mais… que…
- Je serais vous, je me tairais, dit le nouvel arrivant. Je m’appelle Walter.
Peter se frotta les yeux et essaya tant bien que mal de calmer sa respiration. Son cœur battait intensément sous sa poitrine comme s’il voulait sortir et partir le plus loin possible. Sa cage thoracique se soulevait fortement. Après plusieurs secondes il réussit enfin à faire cesser les tremblements.
- Pourquoi êtes-vous le seul être « normal »? Je ne comprends pas, murmura Peter.
- Je fais simple ou vous voulez les détails ?
- Au plus simple, je veux m’en aller d’ici.
- Comme vous voulez, bien que pour un écrivain je pensais que vous voudriez tout savoir, Peter.
- Comment connaissez-vous mon nom ?
- Pas le temps de répondre, répondit Walter avec un clin d’œil. Vous n’auriez pas dû entrer ici, comme beaucoup à vrai dire. Un magicien était la plus grande des attractions, fier faiseur de miracles et prestidigitateur de renom. Outre la thaumaturgie et les incantations, le magicien de cette fête foraine avait d’autres pouvoirs. Un beau jour, il a jeté un sort visant à garder prisonnier tous les visiteurs. En plus de garrotter leurs corps à l’intérieur de cet endroit, il a encagé leurs âmes, c’est pourquoi tu ne vois que des coquilles vides, des sortes de zombies.
- Mais ! La fille, elle m’a parlé. Et ces montres…
- Oh ce sont des créatures connues du monde, des démons qui représentent parfaitement la peur dans toute sa splendeur. C’en est presque artistique. Vous avez peur ou vous imaginez avoir peur ? C’est une illusion démoniaque. Vous ne le saurez jamais vraiment. Et la fille, c’est juste parce qu’il l’a autorisé à vous parler. Peut-être pensait-il que vous n’avez pas votre place ici. Peut-être voulait-il voir votre réaction. C’est un homme mystérieux vous savez. Je vais vous ramener à votre voiture.
Il fit signe à Peter de le suivre. Alors que l’écrivain trébuchait souvent sur le sol granuleux et boueux, Walter semblait léviter, se mouvant avec une aisance parfaite. Au bout de minutes interminables, la lueur du jour se matérialisa. Le duo venait de sortir du train fantôme.
Peter plissait les yeux, les rayons du soleil brûlaient ses rétines. S’adaptant petit à petit au jour, il vit les silhouettes humaines errant entre les stands. Des cadavres ambulants sans âmes. Des cris emplis d’effroi retentirent, ce qui fit sursauter l’écrivain.
Le soleil, à son acmé, dardait de ses rais les enveloppes dépouillées de leurs âmes. Elles n’émettaient aucune ombre.
La touffeur désagréable commençait à faire transpirer Peter. Son maillot lui collait au corps. Essuyant un mince filet de sueur, il sentit des regards. Une imposante chappe de plomb l’habillait, il n’était plus libre mais esclave de ses affres. Quelqu’un fixait son dos.
Il risqua un regard en arrière. Les quatre silhouettes menaçantes se trouvaient à quelques mètres, mais elles ne bougeaient plus. Peter n’arrivait plus à respirer et à penser, leurs regards se nourrissaient de son âme.
Walter le prit par les épaules et le força à avancer. Leur fuite était si rapide qu’ils étaient déjà aux abords de l’entrée. L’écrivain ne ressentait plus aucune douleur, l’entorse n’était plus qu’un mauvais souvenir.
- Voilà, Peter. Vous êtes libre.
- Je serai toujours hanté.
- Les monstres vivent en nous. Parfois ils l’emportent et il nous faut les comprendre pour cohabiter avec eux. Nos relations avec ces entités sont commuables, nous avons le pouvoir sur nos peurs.
- Je ne veux plus rien savoir. Il faut que je démarre ce vieux tacot. Je ne sais pas quel est le problème, dit-il en haussant le ton.
- Ne t’en fais pas, répondit-il, passant du vouvoiement au tutoiement. Elle va redémarrer dès que tu enclencheras le contact.
La pénombre écrasa l’écrivain à l’instant même où il sortit de la « Cool Zone ». La pluie refit son apparition, incessante et charriant une odeur méphitique. Les éclairs reprirent leur vacarme assourdissant. Le ciel cotonneux ne cessait de pleurer.
Quelque chose avait changé dans l’attitude de Walter. Celui-ci se tenait bien droit et regardait Peter comme s’il le connaissait depuis des années. Effrayé et interloqué, le nouvel écrivain se retourna et vit que l’enseigne était différente. Elle était délabrée et recouverte de tags. L’enseigne était ambrée et cramoisie comme si du sang remplissait chaque lettre. Seule le « E » semblait à moitié rempli.
- L’enseigne maudite, susurra Peter.
La grande horloge, elle, sur le sol, était fracassée, mais donnant toujours l’heure « 11h35 ». La petite aiguille représentait un boa arc-en-ciel aux écailles iridescentes. Sa langue bifide léchait le nombre « 11 », un léger sifflement bruissait.
La grande aiguille, elle, évoquait une araignée velue, une tarentule noire d’encre. Elle arborait des yeux rouge sang et tissait une fine toile autour du chiffre « 7 ». La trotteuse tournoyait si vélocement qu’elle en devenait imperceptible.
- Je parie que c’est à cette heure-là que le magicien a lancé son sort, n’est-ce pas ? interrogea Peter.
- Non, il est 11h35, regarde ta montre Peter.
Il était 11h35. Un frisson parcourut l’échine du dramaturge.
- Je ne comprends pas. Venez avec moi, c’est l’occasion ou jamais de vous enfuir. Je ne comprends pas la magie qui opère ici, mais je sais que je suis vivant et vous aussi, donc fuyons ! cria Peter sans le vouloir.
- Je ne peux pas, répondit Walter avec un sourire désabusé.
- Mais pourquoi ? Je peux peut-être vous aider, dites-moi ce que je peux faire.
- Tu ne peux rien faire.
- Il doit bien y avoir une solution.
- Oui, peut-être. Tu peux garder en mémoire ce que tu as vécu et en faire un roman. Simple suggestion.
Ils se toisèrent et Peter vit une détermination et une résignation si forte dans le regard de Walter qu’il détourna le regard et s’en alla.
- Comment s’appelle ce magicien ? demanda Peter en remontant dans sa voiture.
- Walter.
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