De la craie et de l'eau
Dans la cour de l’école, les enfants jouent. Ils sont encore petits, se disent leurs parents en les regardant. Ils ont le temps de grandir. Qu’ils profitent. Après, ce n’est plus aussi drôle. Mais ils ne leur en diront rien. Non, ils se contenteront de les regarder de loin, de leur faire un signe de la main, d’esquisser un sourire. Tout en douceur. Comme ces dessins à la craie, si colorés, qu’ils esquissent sur le gravier et sur les murs, qu’une pluie d’été lavera mais qui pourtant, d’une certaine façon, continueront de vivre dans leurs rêves. Car le lendemain, les même craies, les mêmes mains gratteront les mêmes surfaces, créeront d’autres nuages, d’autres fleurs, d’autres amis avec lesquels ils riront jusqu’à la prochaine averse.
Les professeurs qui les regardent faire, un sourire aux lèvres, n’ont plus touché ces crayons poussiéreux depuis des années maintenant. Les parents non plus, d’ailleurs. Les animateurs les récupèrent régulièrement, disséminés aux quatre coins de la cour de récréation. Ils savent que tous les enfants n’aiment pas faire des dessins par terre avec ces craies pastelles, mais parmi ceux qui apprécient, il y en a un qui les inquiète, sans qu’ils ne comprennent vraiment pourquoi. Il n’a pas l’air malheureux, au contraire, il a toujours ce magnifique sourire qui illumine son visage et ces traces de feutre, de peinture, de stylo sur les mains et sur le visage, et ses parents le récupèrent tous les jours à l’heure en riant et en s’extasiant devant ses dessins et les milliers de couleurs différentes qui recouvrent vraisemblablement chaque centimètre carré de sa peau. Pour eux, c’est normal, ils sont des artistes. Pour les encadrants, c’est un rien inhabituel. Ils n’osent pas leur en parler, ils pensent que ça lui passera, cependant, avec le temps, ils commencent à croire qu’ils se trompent.
Alphonse, le jeune garçon qui passe ses récréations sur un bout de mur, dissimulé par un arbre, a en effet ça de spécial qu’il est rarement accompagné par qui que ce soit d’autre. Et ce que peu de gens savent, c’est que pourtant il parle. Tout seul, semble-t-il. Tout seul. Et la réalité, c’est qu’effectivement, pendant un certain temps, il a travaillé, murmurant, chantonnant, gratouillant son bout de mur du bout de ses doux crayons. Sans vraiment savoir ce qu’il fait, il a imité ses parents. Et après plusieurs années, il a achevé un travail qu’il ne se souvient pas avoir entamé. Face à lui se tient un grand frère, vêtu d’orange, tout aussi souriant, les mains propres et le visage sérieux. Il veut changer ça, inverser la courbe de ses lèvres. C’est alors qu’une main efface sa trace et lui fait signe de s’approcher. Il s’est assis au pied du mur, les yeux rivés sur la silhouette au mur qui danse. Elle s’accroupit et, d’une voix douce, lui tends la main.
« Moi c’est Nathan !
- Moi c’est Alphonse !
- Alors dis-moi, qu’est-ce que tu fais là tout seul ?
- Je sais pas trop… J’aime bien être là.
- Ca ne te dérange pas d’avoir personne avec toi ?
- Ben… Tu es là, non ? »
Le nouveau venu éclate de rire la première fois qu’il entend cette réponse. Et il ne la repose plus jamais. Depuis ce jour, ni l’un ni l’autre n’ont eu la moindre envie de se séparer. Tous les jours, à chaque moment de liberté, le petit Al, comme ses maîtresses aiment bien l’appeler, s’installe sous son arbre, au fond de la cour et discute avec le jeune garçon qu’il y a dessiné. Ils parlent de tout et de rien, du temps, des cours, des peluches et des dessins animés. Al montre ses dessins, ses colliers de nouille, son masque de hibou pour la fête de l’école, il lui récite les poèmes et les leçons qu’il apprend, lui dessine les lettres et lui chante l’alphabet. Il se fiche bien des autres enfants qui jouent à chat ou au facteur. Lui, ce qu’il veut, c’est parler à Nathan. Lui montrer qu’il sait lire, maintenant, parler, colorier, compter. Le jour de son anniversaire, il lui offre une part du gâteau qu’il a fait avec sa maman. Ensemble, ils grandissent, chacun apprenant de l’autre ce qu’il ignore.
Ses parents savent, bien sûr, qu’il s’est fait un ami, un dénommé Nathan, avec lequel il partage beaucoup de choses, des livres, des jouets, des dessins. Et pour eux, il n’y a rien de plus normal que ça. Tout ce qui leur importe, c’est que leur fils revienne avec un sourire et une journée bien remplie à leur raconter avec les yeux qui brillent. Et ils l’ont rarement vu aussi joyeux que ces dernières années. Le passé ne l’avait pas épargné, pas plus que ses parents, le petit village qu’ils habitaient le savait. Alors le fait de les voir heureux, tous les trois, offrait une splendide image à tous ceux qui connaissaient ce qu’ils avaient traversé. C’était également la raison pour laquelle les animateurs toléraient cet isolement et ce comportement qui, perçu de l’extérieur, pouvait inquiéter.
Qui d’ailleurs aurait dû les inquiéter. Car le petit garçon avec lequel le jeune Alphonse bavardait, seul malgré les apparences, avait les traits exacts que ses parents ne pouvaient s’empêcher de dessiner. Ce petit garçon roux, avec son T-shirt orange, son jean et ses baskets blanches, son sourire angélique partageait nombre de caractéristiques avec celui qu’on appelait désormais ‘le frère perdu’, Edmond, son grand frère, de quatre ans son aîné. Tué sous les yeux de sa famille par un chauffard fou, un jour de pluie. Les trois survivants, choqués, avaient pendant des années subis les regards de pitié et leur propre impuissance. Il leur avait fallu du temps pour s’en remettre, par une thérapie des arts. Pour leur fils restant, cette thérapie n’avait pas eu l’effet escompté. Il n’avait ni oublié, ni accepté la disparition de celui qui partageait sa chambre depuis sa naissance. Au contraire, il avait commencé à la refuser, absolument. Ses dessins, ses paroles, ses gestes, rien ne laissait suggérer qu’il avait compris qu’il ne le reverrait pas. À vrai dire, personne n’avait eu le cœur de lui expliquer le concept de ‘mort’. Pour cette unique raison, les animateurs s’étaient toujours refusés à lui parler de quoi que ce soit en rapport avec son frère ou de l’absence de la personne avec laquelle il semblait communiquer.
Il fallait cependant que Nathan, comme l’appelait Alphonse, disparaisse, afin de lui permettre d’accepter pleinement la réalité. Cela arriva un jour de printemps, nuageux. Alors que leur professeur leur avait rendu leur liberté, il avait découvert l’arbre à côté du mur mutilé. Les branches qui jusque-là protégeaient son dessin avaient été coupées, laissant la pâle lueur de ce matin nébuleux se refléter doucement sur l’orange de la craie. Lorsque l’enfant s’approcha de celui qui l’attendait, il vit qu’il ne détournait pas le regard. La silhouette rousse avait le regard perdu dans les nuages qu’enfin il pouvait contempler.
« Nathan ?
- Oui Alphonse ?
- Pourquoi tu regardes le ciel ?
- Parce que c’est là que j’irais, un jour.
- Pourquoi ? s’inquiète immédiatement le petit garçon. Tu m’aimes plus ? Tu veux t’en aller ?
- Bien sûr que non, lui réponds l’autre en secouant doucement la tête. Mais un jour ou l’autre, on va tous au ciel.
- Mais moi je veux pas que tu partes ! protesta-t-il, les poings serrés.
- Personne ne veut partir, tu sais. Personne, même pas moi. Je n’ai pas le choix.
- Ma maman elle dit qu’on a toujours le choix.
- Elle dit aussi que pour peindre la vie, il faut de l’ombre et de la lumière, n’est-ce pas ? sourit le dessin. Du bien et du mal. De la vie et de la mort. Des choses que l’on peut choisir et d’autres qui nous restent inaccessibles, quels que soient les efforts que l’on fait. Ce n’est pas très joyeux, pourtant, c’est comme ça. On n’a pas vraiment d’autre choix, malheureusement.
- Mais… Mais Nathan, tu vas pas aller au ciel, toi aussi ?
- Si. Comme tout le monde, tu sais. Comme ton frère.
- Mon frère ? Mais non, Ed…
- Ton frère s’est fait renverser par une voiture, Alphonse, répliqua l’enfant roux, tranchant. Peu importe que tu le vois ou non, il ne reviendra pas. Il ne reviendra plus, tu le sais au fond de toi. Je n’étais là que pour atténuer ton chagrin le temps de l’enfance, mais à la première pluie, je disparaîtrai. Je ne suis qu’un dessin sur un mur, Al. Rien de plus qu’une ombre que tu as créée pour ne pas souffrir. Mais tu vas grandir en comprenant que je vais le rejoindre, qu’il est au ciel, lui aussi.
- Tu lui tiendras compagnie, alors ? En attendant que j’arrive, tu voudras bien… ? »
Il secoue la tête, regarde vers le ciel puis revient vers lui en souriant tristement.
« Nous n’avons plus beaucoup de temps. Il pleuvra d’ici la prochaine récréation. Mais je veux que, quand la cloche sonnera, tu te retournes et tu ailles en classe avec un grand sourire, d’accord ? Je te promets, je prendrais soin de lui pendant que toi tu vis, d’accord ?
- Ça veut dire que tu vas partir ?
- Ça veut dire que même lorsque la pluie aura effacé toute trace de ma présence, je veux que tu continues de penser à moi comme à un frère. Ça veut dire que je veux que tu continues de penser à ton frère comme à un ami. Ça veut dire que je veux voir ce grand sourire sur ton visage lorsque tu penses à nous.
- Mais… Tu pourrais pas rester ?
- Tant que tu te souviens de moi, je suis avec toi, dans ton cœur.
- Dans mon cœur ? Mais…
- Oui, dans ton cœur, répète-t-il, le regard perdu tandis que la cloche retentit. Alors ne m’oublie pas, s’il-te-plaît.
- Mais…
- Allez, va, on t’attend.
- Non, je veux pas ! proteste-t-il à nouveau, essuyant des larmes qui n’en peuvent plus de couler. Nathan, je veux pas !
- Si, tu n’as pas le choix. Va.
- Non !
- Ne m’oublie pas. C’est tout ce que je veux. »
Alors qu’un adulte prend sa main pour l’emmener vers les bâtiments, Alphonse lutte. Il ne veut pas. Il ne veut pas. Il le répète, encore et encore, à tous ceux qui veulent l’entendre. Il ne veut pas. Il ne veut pas. Et pourtant, les premières gouttes de pluie commencent à tomber alors que derrière les carreaux de la classe, ses yeux rouges contemplent le temps qui efface les dernières traces de son ami. Ils contemplent une innocence lavée par une soudaine averse caractéristique de ces journées de printemps. Ils contemplent des souvenirs mis de côtés, des souvenirs qu’il voudrait oublier, désormais. Des souvenirs dans lesquels un petit garçon roux disparaît, effacé par la pluie.
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