Chapitre 3

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Désolée d'avance pour la longueur, mais il est plus facile pour moi de m'y retrouver ^^

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Connor avançait sans faire le moindre bruit, attentif. Il tenait son arc devant lui, une flèche déjà encochée. Son bras lui faisait encore un peu mal, mais le remède de son frère le soulageait suffisamment pour lui permettre de tirer en cas de besoin.

La forêt était toujours silencieuse, mais il n’y avait aucune trace du Ddraig. Pas plus que de la femme. Où avaient-ils bien pu partir ? Il retrouva finalement l’endroit où il était tombé sur eux un peu plus tôt.

Prudemment, il descendit le talus et inspecta les traces. Il découvrit les empreintes de la créature, énormes et profondes. Celles de la femme étaient visibles un peu plus loin, ainsi qu’un peu de sang sur des feuilles basses.

Quelque chose bougea dans les fourrées. Connor fit volteface, prêt à tirer, la respiration bloquée. Les branches s’écartèrent et un lièvre déboula. Quand il découvrit le chasseur, il dérapa et changea de direction à toute vitesse. Ce dernier relâcha son souffle.

Accroupi, il examina les traces de la femme afin de déterminer dans quelle direction elle était partie. La piste qu’il remontait était relativement déblayée par le passage du Ddraig, ce qui prouvait qu’il avait pourchassé sa proie un moment. Mais les traces finirent par s’arrêter nette, comme si le monstre avait stoppé sa charge. La peur s’empara du jeune homme à l’idée de retrouver des empreintes de lutte, ou carrément des morceaux de la femme, mais c’était comme si elle avait tout bonnement disparu !

Le Ddraig avait changé de direction pour partir vers l’est, d’un pas sûrement plus tranquille car la végétation était moins abîmée. Il semblait fouiller les lieux à la recherche de la magicienne, qui n’avait laissé aucune preuve de son passage. Pas de sang, pas de marques de chaussures, pas d’objets tombés… rien. Comme si elle n’avait jamais existé.

Connor s’interrogea. Aurait-elle pu effacer magiquement sa piste pour ne pas être retrouvée ? La bonne nouvelle était qu’elle avait probablement échappé au Ddraig. La mauvaise était qu’il allait avoir du mal à la retrouver. Encore fallait-il que le monstre ne lui tombe pas dessus entre temps.

Le jeune homme ressentit alors l’angoisse lui nouer le ventre. Si la créature et lui étaient à la recherche de la même personne, n’allaient-ils pas finir par se croiser ?

Le jour ne tardera pas, songea-t-il. Je dois tenir jusqu’au lever du soleil, ensuite, elle partira. Si les informations de Faran sont exactes…

Connor inspira à fond pour se calmer. Il était passé maître dans l’art de se cacher, s’il se montrait suffisamment prudent et discret, il pourrait arpenter la forêt les quelques heures qui restaient avant le jour, sans se faire repérer.

Refusant d’imaginer le danger qu’il courait, il repoussa toutes ses sombres pensées dans un coin de sa tête et continua sa traque, attentif aux moindres signes. Cette femme était quelque part, c’était obligé.

Il entendit alors des pas lourds, puis des craquements de branches qui venaient dans sa direction. Une peur viscérale le gagna, incontrôlable, et il sut que c’était le Ddraig. Paniqué et conscient qu’il n’aurait pas le temps de fuir sans se faire remarquer, Connor s’empressa de chercher une cachette de fortune. Pris de court, il eut juste le temps de se jeter dans un trou à peine dissimulé par une racine avant que la bête n’apparaisse. Il pria pour que cela suffise.

Le monstre venait dans sa direction et Connor se mit à trembler, se mordant la langue pour se contraindre au calme. Ne faire qu’un avec les ombres pour ne pas se faire voir, comme le lui expliquait sa mère quand elle lui apprenait à se cacher. Le jeune homme se répéta cette phrase dans sa tête et s’imagina être recouvert par les ombres. Quand il appliquait ce conseil, cela lui permettait parfois de se dissimuler efficacement.

Le Ddraig arriva à sa hauteur, et Connor serra les dents. De près, il était encore plus terrifiant ! Il avançait lentement tandis qu’il examinait ce qui l’entourait, comme s’il cherchait quelque chose. La femme, ou une nouvelle proie ? Il affichait des traces de lutte, certaines écailles étaient même délogées, mais cela ne semblait pas l’affecter.

La bête huma l’air au niveau de Connor, et promena son regard sur les environs.

Les ombres, pense aux ombres, songea le jeune homme. Je ne fais qu’un avec elles

Les yeux de la créature se portèrent sur lui mais ne semblèrent pas le voir. Il restait parfaitement immobile, à se demander si le son de son cœur n’allait pas le trahir. Au moins, la technique de sa mère semblait marcher, même s’il n’avait aucune idée de ce qui se passait réellement.

Finalement, le Ddraig reprit sa route sans se retourner.

Une fois qu’il fut suffisamment loin, le chasseur s’autorisa à relâcher son souffle et il trembla de plus belle. Heureusement que sa capacité à se cacher avait été la plus forte, même s’il ne comprenait pas comment cela fonctionnait. Avait-il réellement disparu ?

Connor attendit une bonne dizaine de minutes pour être sûr de ne plus rien risquer, avant de se lever et de continuer sa traque dans la direction opposée.

La Ddraig rôdait toujours dans le coin, mais où la magicienne avait-elle bien pu aller ?

Les heures s’écoulèrent lentement, mais bientôt, le chant des oiseaux se fit de nouveau entendre. Après avoir redressé la tête, Connor remarqua que le jour se levait. Il soupira de contentement. Cela voulait dire que le Ddraig allait partir, si ce n’était pas déjà le cas. Malheureusement, cela voulait aussi dire qu’il avait cherché pendant des heures la magicienne sans succès, ce qui réduisait ses chances de tomber sur elle.

Que faire maintenant ? Par où aller ? Et Faran, il devait être mort de peur. Et si le Ddraig avait attaqué son village durant la nuit ? Inquiet à l’idée de ce qui avait pu se produire en son absence, Connor décida de rentrer au village pour rassurer son frère et s’assurer que tout allait bien. Ensuite, il repartirait à la recherche de son inconnue, peut-être avec l’aide d’autres chasseurs.

Le retour lui parut interminable alors qu’il ne pouvait s’empêcher d’imaginer le pire. Quand il entendit enfin l'activité bourdonner dans Ebènne, toutes ses inquiétudes s'envolèrent. Soulagé, il fut ravi de voir que tous commençaient leur travail comme à leur habitude, et que les enfants jouaient et riaient aux éclats dans les rues. Qu'il était bon de voir du monde ! Il prit alors conscience que le quotidien avait le pouvoir de rassurer.

Son pain sous le bras, un enfant ne tarda pas à le voir et se précipita vers lui. Il s’agissait d’Ylahn, un garçon qui aimait Connor comme un frère et qui avait toujours de bonnes histoires à lui raconter. Maigrelet et pas bien grand, les cheveux ébouriffés, il était le petit chenapan du village.

– Connor ! Tu vas bien ? Les chasseurs sont partis à ta recherche !

– Comment ça ?

– Mark les a envoyés tôt ce matin en secret pour te retrouver. Je n’ai pas entendu les explications, mais Faran était là aussi. C’est à cause de la bête ?

Connor tiqua.

– Comment tu sais pour la bête ? Mark et Faran en ont parlé ? Et toi qu’est-ce que tu faisais dehors ?

– Je les voyais de ma chambre. Et c’est Karl l’ivrogne qui parlait d’un monstre tout à l’heure ! Il disait qu’il avait vu une bête cette nuit dans la forêt, alors je me suis dit que c’était à cause d’elle que tout le monde te cherchait. Tu es allé la voir ?

– Si on veut. Ylahn, tu veux bien me rendre un service ?

– Oui, quoi ?

– Va trouver Faran, dis-lui que je vais bien et que je suis chez Karl.

Le garçon trépignait.

– Est-ce que c’est vrai ? Il y avait une créature dans la forêt ? Tu l’as vue ? Elle était comment ? C’est quoi ?

– Calme-toi, bonhomme. Transmet mon message à Faran, et je te raconterai tout.

– Ça marche !

Il partit au pas de course exécuter sa mission, ravi de l’histoire qui l’attendait. Quant à Connor, il devait aller voir Karl. Ce dernier était réputé pour inventer des histoires farfelues à cause de l’alcool, mais s’il avait vraiment vu le Ddraig, alors il pourrait avoir des informations sur la femme. Peut-être que cela donnerait au jeune homme des indications sur l’endroit où chercher. Toute piste était bonne à prendre.

Connor partit donc d'un pas décidé vers le seul endroit où il était possible de trouver le vieil homme à tout moment de la journée : la taverne. Habituellement, il était avachi à sa table préférée, une chope de bière dans la main. Cette fois-ci pourtant, il n’était pas là. Surpris, Connor décida de se rendre à son domicile. Même s'il n'avait pas mis les pieds là-bas depuis longtemps, il se rappelait encore l'odeur épouvantable d'alcool et d'urine qui infestait la maison et dut refouler le dégout que cela lui inspirait.

Comme tous les enfants du coin, Connor et son frère adoraient voir Karl pour écouter ses histoires, quand ils étaient petits. Le vieil homme semblait toujours convaincu de ses récits d'aventures, et l'interdiction des parents les rendait encore plus fabuleux.

Arrivé devant la vieille maison délabrée, le chasseur frappa plusieurs fois à la porte, ce qui décolla des morceaux de peinture à chaque coup. Une voix étouffée lui ordonna d'entrer et il pénétra prudemment dans la maison. L'odeur d'alcool lui agressa les narines et il plissa le nez de dégoût. L’habitat de Karl était sombre et désordonné. Ce dernier était vautré sur un siège, une choppe dans la main, une pipe dans l'autre. Au moins, l'odeur de cette dernière était agréable, et Connor se concentra dessus pour ne pas vomir.

Loin du héros qu'il se plaisait à dépeindre, Karl n’était qu’un petit homme fripé avec des yeux exorbités, dont les cheveux fous grisonnants se dressaient comiquement sur son crâne. Sa peau laiteuse était visible à travers les trous de ses habits qui auraient mérité d’être jetés depuis des années. Quant à lui, être jeté dans une rivière ne lui aurait pas fait de mal non plus.

– Regardez donc qui voilà ? s'écria le vieil homme en se redressant un peu. Connor ! Ça faisait longtemps ! T'es d'venu un homme, maintenant. Quel âge que ça te fait ?

Comme son invité ne répondit pas, il but une grande rasade de bière, rota, et posa bruyamment sa chope sur la table.

– Tu viens écouter mon histoire comme les mômes ?

– En partie.

Connor prit place sur un fauteuil en face de lui et plissa le nez tant l'odeur de la maison était épouvantable.

– Vous dites avoir vu une créature, dans la forêt.

Le vieil homme hocha la tête, mais avant qu'il puisse ouvrir la bouche pour entamer son récit, le chasseur le devança :

– Non, je ne veux pas d'histoires. Juste un descriptif de la bête.

Karl se gratta la barbe et fuma un coup de sa pipe.

– Effrayante, qu'elle était ! Que les dieux me carbonisent si j'mens, je l'ai courageusement...

– Pas de mensonges ! coupa sèchement Connor. Racontez-moi la vérité et je m’engage à ne pas la dévoiler aux enfants. J'ai besoin de ces informations.

Son interlocuteur fuma encore pour se calmer. Au ton sans appel du jeune homme, il se décida à obéir.

– C'était énorme et terrifiant ! Jamais j'ai croisé un truc pareil ! Quand je l'ai vu, j'ai ressenti une peur que jamais, au grand jamais, j’avais ressentie. Y'avait pas un bruit, je te jure, et cette terreur était inexplicable. C'te chose... Elle était grande ! Ça ressemblait à un... enfin... tu sais un...

Il essaya de mimer en agitant comiquement les bras.

– Un dragon ?

– Voilà ! Un dragon ! Un dragon sans ailes. Elle avait des épines partout, une queue immense qui fouettait l'air, et des crocs plus longs que les couteaux du vieux boucher ! Et ses yeux… Des yeux épouvantables, qui terrorisent même les plus courageux. On aurait dit... la mort elle-même !

Connor se passa la main dans les cheveux.

– Quand étiez-vous dans la forêt ?

– Je sais plus trop... Quelques heures avant le lever du soleil.

Ce qui voulait dire qu’il avait croisé le Ddraig bien après Connor. Ses indications seraient donc plus récentes.

– Mais qu’est-ce que vous faisiez dehors à cette heure, pour commencer ?

Karl émit un rire mal à l’aise.

– Bah…

– Je ne dirai rien.

– Je… cherchais des animaux un peu particuliers.

– Vous braconniez vous voulez dire ?

– Non… Oui… Ne dis rien je t’en supplie ! C’est mon seul gagne-pain.

– Promis. Avez-vous vu une femme durant votre expédition ?

Comme Karl le regardait avec surprise, il se fit plus précis :

– Cette bête chassait-elle une femme ?

Le vieil homme fronça les sourcils.

– Bah, j'ai bien vu quelqu'un courir. La bête la poursuivait avant de s'arrêter pour me regarder, et repartir. Mouais, je crois que c'était une femme...

Connor sentit l'espoir renaître. La magicienne avait visiblement semé son adversaire avant de se faire rattraper de nouveau. Ce qui voulait dire qu’elle avait pu le semer de nouveau !

– Se sont-ils battus ?

– Non, je...

– Vous a-t-elle paru grièvement blessée ?

– Qu'est-ce que j'en sais, je...

– Dans quelle direction est-elle partie, est-ce qu’elle...

– Connor !

La voix du vieil homme était plus assurée qu'il en avait l'air.

– Désolé mon garçon, la peur m'a fait fuir. J'ai vu c’te créature se jeter à la poursuite de la femme, elle avait peut-être une vingtaine de mètres d’avance, mais je ne sais pas ce qu'elle est d’venue.

Connor hocha la tête. Son cœur battait à tout rompre tant l’espoir l’envahissait.

– Où étiez-vous ? De quel côté ?

Karl caressa sa barbe.

– Dans la crête... vers la dent du loup. C'est ça !

– Merci, Karl, ce sera tout.

Le vieil homme hocha la tête. Connor le croyait, aussi n'insista-t-il pas pour le bombarder de détails. De toute façon, son invité n'était plus de ceux qui croyaient à tout et n'importe quoi.

Connor quitta la maison et prit une grande goulée d'air pour chasser l'odeur de l'alcool. Il avait une nouvelle piste à présent, il savait par où continuer ses recherches.

– Connor !

Faran accourait, Il’ika sur son épaule, l’air complément affolé. Il se jeta sur son frère pour le serrer fort dans ses bras !

– Espèce de crétin, tu sais la peur que j’ai eu ?! Je me suis inquiété toute la nuit pour toi ! Mark n’a pas voulu envoyer les chasseurs avant l’aube, ils sont tous partis à ta recherche il y a de ça plus de deux heures ! Et tu reviens comme une fleur, en envoyant Ylahn me prévenir ?

– Je suis désolé Faran, mais je ne pouvais pas rester sans rien faire. Regarde, je vais bien, il ne m’est rien arrivé, et maintenant que la nuit est finie, le Ddraig est repartie. Si je ne t’ai pas prévenu, c’est que Karl avait des informations qui peuvent m’aider à retrouver la femme.

– Ne me dis pas que tu vas repartir de nouveau ?

– Bien sûr que si ! À la rigueur, je vais retrouver les chasseurs, ils pourront peut-être m’aider.

– Tu m’as fichu une de ces trouilles !

Connor sourit et le serra contre lui.

– Je vais bien.

– Et ton bras ?

– C’est supportable. Mais je ne dirai pas non à une autre dose de ta pommade.

– Allez, viens.

Ils retournèrent donc dans la boutique de l’apothicaire. En chemin, ce dernier expliqua à son frère que Mark et lui avaient décidé d’attendre un peu avant de prévenir les habitants de l’apparition des Ddraigs. Pour éviter la panique, ils préféraient réfléchir à comment leur annoncer. Hormis les chasseurs, personne n’était au courant.

– Entre Karl et les enfants qui vont colporter, cela va vite se savoir, répliqua Connor.

– On abordera le sujet dans la journée. Je voulais aussi attendre que l’on te retrouve… tu es le mieux placé pour en parler.

Une fois arrivés, Faran fit installer Connor sur une chaise pour s’occuper de son bras. Ce dernier se laissa faire, ses pensées entièrement tournées vers la magicienne.

Quelqu'un entra précipitamment dans la boutique, ce qui fit tinter la clochette. Ylahn, complètement terrorisé, bégaya, voulut parler, mais personne ne comprit ce qu'il tentait d'expliquer. Connor s'approcha et posa une main sur son épaule.

– Calme-toi, Ylahn. Respire lentement, voilà, comme ça. Maintenant, dis-nous tout.

Les deux frères redoutaient qu'il soit arrivé malheur. Qui sait ce qu’avait pu laisser le Ddraig dans son sillage.

– C'est horrible ! Connor, viens vite ! Faran aussi, on a besoin de toi, on a...

– Doucement, doucement. Dis-moi ce qui se passe.

– Des cadavres... Les chasseurs qui cherchaient Connor ont ramené des cadavres. Ils les ont mis dans le centre-ville dans l’attente de Faran.

Connor se décomposa. Du bout des lèvres, comme brûlé par les mots, il osa demander :

– Qui ?

– Je ne sais pas. Trois hommes... et une femme.

Le jeune homme sentit son cœur disparaître dans un abîme de douleur. Faran était tout aussi blême. La menace était donc réelle, quelle qu’elle soit. Sans vraiment avoir conscience de ce qu'ils faisaient, les deux frères se précipitèrent vers le centre-ville, Ylahn sur les talons. Connor avait le ventre noué d'angoisse. Il s'imaginait déjà voir le corps inerte de la magicienne. Cette femme si belle, sans vie sur le sol. Il serra les dents pour contenir ses larmes. Après tout, il ne la connaissait même pas, alors, pourquoi tant d'émotions ?

Quand ils arrivèrent au centre-ville, ils découvrirent tous les villageois rassemblés autour des quatre cadavres qu’une couverture cachait. Les gens les laissèrent se frayer un chemin dans la foule. Les deux frères s’empressèrent de rejoindre Mark qui attrapa Connor par l’épaule pour le sermonner.

– Espèce d’inconscient ! Qu’est-ce qu’il t’a pris de partir en pleine forêt malgré le danger ?! Faran était mort d’inquiétude ! Tu aurais pu y laisser ta peau.

– Je vais bien, mais il y avait une femme blessée. Je devais retourner l’aider, mais je ne l’ai pas retrouvé…

Il porta un regard désespéré vers la couverture. Compatissant, Mark ne rajouta rien.

– Nos chasseurs viennent de les ramener. Faran, je crois qu’il va être temps de tout expliquer, murmura le chef.

– Il faut d’abord que je sache qui est la femme, souffla Connor.

– Nous l'ignorons. Je ne l'ai jamais vu. Pas plus que les hommes qui sont avec elle. Mais tu peux regarder si tu la reconnais… J’espère que tu as les boyaux bien accrocher.

Connor déglutit péniblement. Ses jambes menaçaient de céder. Son frère s'approcha et posa une main apaisante sur son épaule.

Lentement, il s'agenouilla près des quatre macchabées, Faran à ses côtés. L’hésitation le paralysa un moment, il n'osait soulever la couverture pour découvrir la magicienne. Non, il ne pouvait pas. Il ne voulait pas la voir. Pas morte...

Le jeune homme prit une grande inspiration. La vision presque brouillée par l'angoisse, il serra les dents, les yeux humides de larmes, et retira la couverture.

Son cœur faillit exploser !

Ses yeux étaient rivés sur le visage de la femme, comme s'il ne pouvait croire ce qu’il voyait.

Ce n'était pas elle !

Peut-être allait-on le trouver sadique ou cinglé de sourire face à une morte, mais Connor éprouvait un soulagement si intense qu'il se sentit presque coupable vis-à-vis de la malheureuse. Pour autant, cela ne voulait pas dire que son inconnue n'avait pas succombé quelque part. Elle n’avait peut-être juste pas été retrouvée.

– Je vois que ce n'est pas celle que tu cherchais, lança Mark.

– Non, ce n'est pas elle.

– Moi, je sais qui c'est, déclara Faran. Elle habitait dans le village voisin, je la voyais de temps à autre, dans la forêt, quand elle ramassait des plantes. En revanche, je ne connais pas les trois autres hommes, on dirait des soldats, des gardes, ou des mercenaires. Que pouvaient-ils bien faire ici ?

– Peut-être accompagnaient-ils la femme que Connor a vue.

Faran souleva un peu plus la couverture et retint de justesse son petit déjeuner qui menaçait de sortir. Les quatre corps étaient dans un état épouvantable ! Leur ventre était labouré, charcuté, et les tripes pendaient sur les côtés. Pour certains, il leur manquait un bras ou une jambe, parfois les deux. Les membres semblaient avoir été arrachés, et beaucoup d'os s'étaient disloqués. La femme avait même les chevilles brisées et un avant-bras en moins. Leurs vêtements étaient rouges de sang. De profondes griffures barraient leurs jambes, leurs bras et leur torse. Leur poitrine était perforée à plusieurs endroits.

L'armure des trois hommes avait été déchiquetée comme s'il s'agissait de tissu tout à fait banal. Faran eut du mal à définir quelles blessures avaient réellement tué ces malheureux.

Incapable de soutenir cette vision plus longtemps, l'apothicaire rabattit la couverture. Connor avait déjà vu des cadavres d'animaux, tués par un ours, un loup ou un puma. Même les prédateurs ne faisaient pas preuve d’autant de sauvagerie. Les deux frères se redressèrent pour s'éloigner, l'estomac révulsé.

– Je suis profondément navré de ce qui est arrivé, lança Faran.

– Qui les a tués ? beugla un homme.

– Nous allons lui faire payer à ce fils de chien !

Le brouhaha retentit et Faran se tordit nerveusement les mains. Il avait des choses à dire, mais ne savait pas comment faire pour se faire entendre. Il voulut ouvrir la bouche puis se ravisa. Dans ce tumulte, plus personne ne faisait attention à lui.

– Inutile de vous emporter, coupa Mark. Faran, je pense que tu es le plus compétent pour parler de ce qui nous arrive.

L’apothicaire se tordit les mains, le rouge aux joues. D’une voix tremblante, il annonça :

– Il s’agit d’un Ddraig.

Les plus vieux, qui connaissaient la légende des Ddraigs, pâlirent et poussèrent des cris terrorisés. Quant aux autres, ils cherchaient visiblement comment réagir à cette nouvelle.

– Les Ddraigs sont des créatures qui ressemblent à des dragons sans ailes, continua-t-il pas très assuré. Ils vivent dans les neiges éternelles de la montagne Blanche. Lorsqu'une catastrophe menace nos royaumes, ils viennent nous prévenir en tuant des personnes dans les villes et villages concernés.

Un murmure horrifié parcourut la foule.

– Si tu veux parler de la foutue histoire de Karl, alors sache que c'est faux ! tonna quelqu’un.

– Je l'ai vu, j’vous dis !

Karl s'approcha de sa démarche claudicante. Il avait abandonné sa pipe et sa chope de bière, au grand étonnement de tous. Il désigna Faran du doigt, ce qui le fit rougir de plus belle.

– La garçon dit vrai ! Il y a vraiment un monstre qui a tué tous ces malheureux.

– Tu dis n'importe quoi, vieil ivrogne, répliqua une femme.

– Non.

Tous se tournèrent vers Connor avec des regards surpris. Très sérieux et sûr de lui, il pointa Karl du menton.

– Pour une fois, il semblerait qu’il ne raconte pas n'importe quoi, reprit-il. J'étais dans la forêt cette nuit et j'ai vu cette chose. Il s’agit bien d’un Ddraig. Cette créature est maléfique. Je n'ai jamais rien vu d'aussi terrifiant. Elle était porteuse de morts. Elle existe, et elle est venue faire ce carnage, cette nuit même.

Les gens connaissaient très bien Connor, personne ne douta de sa sincérité. La terreur s'empara alors de chacun et ils s'empressèrent de poser des tonnes de questions à Faran qui ne savait plus où donner de la tête. Les femmes serraient leurs progénitures dans leurs bras, ou encore leur mari, désespérées à l'idée de les perdre. Les hommes serraient les poings. Seuls les enfants semblaient inconscients du danger.

Mark ramena le calme d'une voix autoritaire et laissa l'apothicaire s'exprimer. Ce dernier ne sentait pas du tout à l’aise face à tant d’attention.

– Le Ddraig est venu nous annoncer qu'un immense danger nous guette, et j'ignore quoi. Peut-être annonce-t-il un hiver meurtri, ou une épidémie. Peut-être une guerre. Nul ne le sait.

– Qu'est-ce qu'on va faire ?! s'écrièrent plusieurs personnes.

– Ne pas paniquer. J'ignore ce que nous risquons, mais je vais me rendre à Val-les-eaux, une ville qui commerce avec la ville royale de Valong, pour en savoir plus. Sinon, je me rendrai à la capitale elle-même. Pour l’instant, soyez prudents, et entraidez-vous. Ne gaspillez rien, prenez soin de votre santé. J'ignore ce qui va se passer, il faudra être vigilant.

Mark s'approcha de Faran.

– Quand veux-tu partir, mon ami ?

– Dans une semaine, tout au plus. Il me reste pas mal de préparatifs et je dois organiser mes commandes. De plus, Connor m'accompagnera, et je préfère attendre que son bras aille mieux. Le voyage prendra bien trois jours.

– Bien. Que les esprits de nos ancêtres t'accompagnent.

– Merci.

Les habitants remercièrent chaleureusement l'apothicaire, soulagés de l'avoir avec eux. Il se donnait tellement de mal, c'était un point rassurant parmi tous les malheurs qui ne manqueraient pas de s'abattre.

Faran rattrapa alors son frère qui essayait de quitter Ebènne en se soustrayant à son regard. Il voulut lui saisir l'épaule, mais Connor se déroba sans même le regarder. Une fois de plus, l'apothicaire fut sidéré par les capacités de son frère.

– Où vas-tu comme ça ?

Un sourire éclata sur les lèvres du jeune homme.

– J’ai une nouvelle piste ! Il faut que j’y retourne.

– Tu...

– Je suis sûr qu’elle est toujours vivante !

– C'est impossible...

– Je le sens en moi... Écoute, je ne sais pas comment, je ne sais pas pourquoi, mais j'ai la conviction qu'elle est en vie et qu'il est important que je la trouve.

Faran aurait voulu oublier toute cette histoire, laisser le cadavre de la magicienne là où il était, mais il ne pourrait rien faire pour empêcher son frère d’y aller, il le savait.

– La créature est peut-être encore dans le coin, c’est trop dangereux, tenta-t-il néanmoins.

– Tu m’as dit toi-même qu’elle n’agissait que durant une nuit. Il n’y a plus rien à craindre.

– On ne sait jamais !

– Je ne peux pas me permettre d’attendre.

Faran soupira.

– Tu ne veux même pas prendre le temps de te reposer ?

– Non ! Je me reposerai quand elle sera en sécurité.

– Connor, je t'en prie, sois très prudent.

– Ne t'en fais pas. Il'ika, tu viens avec moi ? Tu ne risqueras rien.

La fée hocha la tête. Au moins pourrait-elle garder un œil sur son ami. Elle s'éleva dans les airs et se tint devant le visage de Faran. Elle caressa une mèche de cheveux blonds et lui sourit.

– Veille sur lui, tu sais comment il est. Il'ika, même si c’est impossible, surveille cette femme, si elle est en vie. C’est une magicienne. Et Connor est… et bien c’est Connor. Il voit toujours le bon, même là où il ne devrait pas…

Elle l'embrassa sur la joue et s'empressa de rejoindre son ami. Déterminé, Il'ika sur son épaule, Connor s’enfonça dans la forêt.

Le jeune homme ne trouva pas sa belle inconnue. Quand il rentra le soir, dépité, Faran se voulut réconfortant. Il expliqua aussi qu'en tant que magicienne, elle avait dû effacer toute trace de son passage. Il faudrait donc persévérer pour la retrouver, mais si elle avait eu la force de le faire, peut-être était-elle toujours vivante.

Mais l'apothicaire n'y croyait pas lui-même et en était secrètement ravi. Cela ferait un problème de moins à gérer.

Connor reprit donc ses recherches avec Il'ika. Il commença à croire que la magicienne était partie très loin d'ici, ou qu'elle était tombée dans la cascade.

Plusieurs jours passèrent, et tous les espoirs du jeune homme s'écoulèrent avec eux. L’inconnue avait disparu, et il ne la retrouverait jamais. Il aida donc Faran à préparer leurs affaires la veille de leur départ. Son bras allait beaucoup mieux, mais le sourire ne lui revint pas pour autant. Morose, il ne parla pas de la journée et son frère ressentit une profonde peine pour lui.

Le soir, il ne mangea pas non plus. Faran eut beau insister, il refusa de toucher son assiette. Même Il'ika ne parvint pas à l'égayer.

Alors que le repas se terminait, Connor voulut faire une dernière inspection avant de partir. Il n'avait pas d'espoir de trouver cette femme, pourtant il ne pouvait pas se coucher et partir le lendemain sans avoir essayé une dernière fois. Qui sait dans combien de temps il allait revenir...

Il ne chercha pas à être discret. Du bout de sa botte, il tapa dans les pierres, les mains dans les poches, les cheveux au vent. Il marcha longuement, sans savoir où il allait. Comme rien ne troublait la tranquillité de la nature, et que Connor ne sentait aucun danger, il décida de continuer. Marcher ne lui faisait pas de mal, bien au contraire.

Au bout de deux heures, il réalisa qu'il était parti assez loin. Il allait rebrousser chemin, bredouille, quand quelque chose capta son regard. Un éclat de lumière. Intrigué, Connor s'avança, le cœur battant à tout rompre. Il ne voulait pas se nourrir de faux espoirs, mais il ne pouvait s'empêcher d'espérer. De nouveau, il vit cet éclat, et il comprit qu’il s’agissait du reflet d'une des lunes sur une lame !

Son sang ne fit qu'un tour. Sans se soucier d'effrayer ou non le propriétaire de l'arme, Connor s'élança.

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