Chapitre 56
Dans les jours qui suivirent, Océane s’occupa de toutes les démarches administratives. Les compétences spéciales de Daphné furent particulièrement utiles pour obtenir l’aide la plus adaptée à leur situation. La jeune femme commençait à reprendre confiance en l’avenir jusqu’au samedi où, alors qu’elle faisait du tri dans sa chambre avec l’aide de ses sœurs, elle reçut un appel de détresse de sa meilleure amie.
Sonia était en pleure au téléphone. Il y avait eu un terrible incendie au manoir dans lequel des hommes de sa famille s’étaient rendus pour passer un moment de détente. Par chance, son père avait survécu, il était à l’hôpital : il attendait des greffes de peau pour soigner ses brûlures et la fumée avait endommagé ses poumons. Son frère, lui, avait seulement été un peu intoxiqué par la fumée. En revanche, son grand-père, ses oncles et Alexandre n’avaient pas survécu.
À chaque nom évoqué, la jeune femme visualisa la mort de la personne. Elle s’étonna qu’à moitié du décès de Paulo, son regard vide l’avait marqué, pour autant elle avait pensé qu’il survivrait pour son épouse et son autre fils.
— Demain a lieu la cérémonie… S’il te plaît, viens ! Je ne peux pas affronter ça toute seule !
Les émotions se battaient avec rage dans le cœur de la jeune femme ; elle souffrait d’entendre son amie si affligée, une partie d’elle regrettait, culpabilisait du mal qu’elle avait causé, mais l’autre songeait froidement qu’elle n’hésiterait pas un instant à recommencer.
— Je suis désolée… Je ne vais pas pouvoir…
Même si elle voulait tenir la main de son amie, il y aurait certainement d’autres dracs à ces enterrements, des dracs qui connaissaient sa véritable identité et ne toléreraient pas sa présence. Enfin, elle n’avait pas envie de rendre le moindre hommage aux hommes responsables de la mort de sa grand-mère et des tortures de ses sœurs.
— Quoi ? Mais pourquoi ?
La voix de Sonia monta dans les aigus, suivis de sanglots.
— Je ne peux pas…
Son amie s’énerva comme elle le faisait rarement.
— T’es qu’une sale égoïste ! Moi je ne t’ai jamais laissé ! Ni pour ta mère ni pour ton père ! En plus, c’est pas comme s’il s’agissait d’inconnus ! Sale hypocrite ! Alexandre t’appréciait vraiment, tu sais !
Chaque mot fut comme un coup dans sa poitrine.
Au nom d’Alexandre, elle le revit, l’arme pointée vers elle, le regard déterminé à la tuer. Cette fois, ce fut son tour de s’énerver, elle sentit une vague de chaleur la traverser, elle ne chercha pas à la maîtriser.
— Oma est morte, lâcha-t-elle sans mettre les formes. On a eu un accident de voiture, elle est morte dans mes bras. Daphné a été blessés ainsi que Diane qui a perdu deux doigts. J’ai mes propres problèmes à gérer.
Le silence à l’autre bout du fil trahit la stupeur de son interlocutrice.
— Le monde ne tourne pas autour de toi, Sonia.
Lasse et en colère, elle raccrocha au nez de son amie.
Hurler, frapper, pleurer… les besoins de se défouler crépitaient sur sa peau comme de l’électricité. Mais elle se contenta de serrer les dents et de souffler lentement. Elle devait apprendre à maîtriser sa rage, la situation présente était un bon exercice. Avec hésitation, Daphné se mit à côté d’elle avant de la prendre délicatement dans ses bras, imitée ensuite par Diane.
— Tu t’es peut-être un peu trop énervé sur elle, non ? hasarda sa cadette en se reculant.
— Oui… soupira Océane, agacée. Je m’excuserai plus tard, mais là c’était trop dur à gérer.
Sa sœur hocha la tête avant de se pincer les lèvres.
— J’ai quelque chose qui ne va pas aider, mais comme on fait du tri…
Elle lui tendit le portrait d’Alexandre, celui qu’elle avait fait durant l’été, avant son baptême.
— Je l’ai trouvé au fond de ton tiroir…
Océane prit le dessin. Elle le fixa longuement, incapable de discerner ses sentiments. Une minute avant, elle le voyait encore tirer sur elle, puis sur Anika. Et là. Là, elle voyait son sourire timide et charmeur. Elle se remémorait ces longues conversations qu’ils avaient échangées, pensa à la crème pour les mains qu’il avait eut la gentillesse d’acheter pour elle. Sa respiration devint difficile. Elle pouvait mentir à voix haute et prétendre qu’elle n’avait jamais rien ressenti, son cœur, lui, savait qu’elle avait commencé à s’ouvrir à lui.
Voyant sa sœur perdue dans la contemplation du portrait, Daphné prit doucement la parole.
— Tu devrais le garder.
Son aînée leva aussitôt les yeux vers elle, perplexe.
— Je n’ai pas oublié ce qu’il a fait, je ne pourrais jamais. Mais… Je crois que tu l’aimais bien avant ça et ce dessin montre qu’il ne se résumait pas qu’à l’homme dans le manoir. Je sais que t’as déjà supprimé les conversations et toutes les photos de lui sur ton téléphone, mais ce dessin, c’est un peu le témoin d’un autre temps, non ? T’as fait des yeux normaux là, c’était donc avant que tout devienne compliqué ?
L’analyse de sa sœur la stupéfia.
— Et puis, au dos, t’as dessiné un oiseau que je trouve joli ! On va pas déchirer un si joli dessin à cause de lui, si ?!
La boutade eut raison d’Océane qui rit de bon cœur avant de ranger le dessin avec les autres. Pour l’instant, elle le conservait, elle pourrait toujours s’en débarrasser si elle changeait d’avis.
Une semaine s’écoula, puis deux. Les blessures des filles s’estompèrent et le quotidien reprit lentement ses droits. Un quotidien bien trop calme au goût d’Océane qui partit un jour faire des courses toute seule, pour revenir une heure plus tard avec dans une main un sac plein de fournitures pour s’occuper des deux chatons se trouvant dans la boîte de transport qu’elle tenait de son autre main. La surprise et la joie dans le regard de ses sœurs valurent toutes les bêtises qui s’annonçaient et les plantes qui allaient être mangées, puis vomies et qu’il faudrait ramasser.
Diane pleura de joie en serrant la boule de poil dans ses bras, elle accepta même de parler pour leur donner des noms. Les greffiers furent officiellement nommés Chalumeau pour le orange et Chatzi pour le gris.
— Tu sais qu’ils vont vite s’appeler « non, fais pas ça » et « descends de là » ? ironisa Daphné en les caressant.
La remarque fit glousser la petite qui s’empressa d’aider leur aînée à ranger la litière, les croquettes et autres accessoires.
Puis arriva le moment de prendre l’école pour les filles. Océane les accompagna la boule au ventre, craignant qu’il leur arrive quoi que ce soit, mais les premiers jours s’écoulèrent sans le moindre problème. Jusqu’au soir où elle rentra des courses pour découvrir Maxime dans le salon avec Daphné.
Son sang se figea. Il l’avait aidé du début à la fin, mais cela ne signifiait pas qu’il ne lui en voulait pas pour la mort de sa famille. Elle se déchaussa et s’avança prudemment, dévisageant sa sœur.
— Avant que tu t’énerves, parce que oui, je connais cette tête ! Sache que c’est moi qui l’ai appelé. T’en fais des tonnes pour nous, mais tu ne t’occupes pas de toi. Lui, je veux bien lui faire confiance. Et je pense que vous des choses à vous dire.
Elle commença à s’éloigner.
— Je vais chez la voisine avec Diane, essayez de ne rien casser ! Ou alors, juste le lit ?
— Daph’ ! s’exclame Océane.
— Ou bien la table, c’est la bonne hauteur, mais faudra en racheter une après !
— Daph ! Ça suffit !
L’adolescente referma la porte d’entrée derrière elle, empêchant sa sœur de la gronder d’avantage.
Océane sentit ses joues s’empourprer et le sourire moqueur que Maxime lui adressa n’aida pas.
— J’aime bien ta sœur, elle est marrante.
La jeune femme soupira avant de s’asseoir sur le canapé, invitant son hôte à en faire de même.
— Elle fait la fière, mais elle, comme Diane, n’arrive toujours pas à dormir seule. Tous les soirs, elles se glissent dans mon lit. Les cauchemars tendent à diminuer, mais ils sont toujours là.
Le sourire de Maxime s’estompa.
— J’ai appris pour Oma, je suis désolé… Sonia n’ose pas te rappeler, elle s’en veut de t’avoir insultée, mais elle a du mal à gérer tout…
Il soupira, las.
— … tout ce qui s’est passé. Surtout qu’elle n’a pas tous les éléments pour comprendre.
Elle acquiesça, se promettant de recontacter son amie.
— Tu es retourné chez toi ?
— Pendant que mon père était à l’hôpital, oui : pour voir ma mère et ma sœur. Mais depuis son retour, il refuse que j’y mette les pieds. Même à l’enterrement, ç’a été compliqué. Je suis devenu persona non grata dans ma famille.
Il s’efforça de lui sourire, mais ses traits tirés trahissaient sa fatigue et son chagrin.
— Mais ça va. J’ai trouvé un job à côté de mes études, je suis autonome ! Et j’ai encore quelques amis sur lesquels je peux compter.
Les émotions qu’elle retenait depuis presque un mois remontèrent toutes en même temps, l’étranglant de chagrin. Il aurait été si facile pour lui d’ignorer son appel comme son cousin. Au manoir, il aurait pu se concentrer sur son père et éteindre les flammes qui s’étendaient dans son dos au lieu d’aller secourir ses sœurs et sa grand-mère. Et à présent qu’il avait perdu la moitié de sa famille et qu’il était rejeté par celle qui avait survécu, il aurait pu l’insulter, la détester. Au lieu de cela, il la regardait avec compassion, inquiétude même pour la tâche violacée qui refusait de disparaître de son cou.
Elle lui devait tout alors qu’il n’avait plus rien.
— Je suis tellement désolée, Maxime…
Les mots quittèrent ses lèvres tandis qu’un torrent de larmes inondait ses joues. Honteuse, elle plaqua ses mains contre son visage, mais il se rapprocha d’elle pour les baisser avant de la prendre dans ses bras. Elle le serra contre elle, laissant sa culpabilité et son chagrin s’échapper. En l’entendant renifler, elle comprit que lui aussi laissait son cœur se vider. Ils restèrent un moment dans les bras l’un de l’autre, se libérant de leur prison de paraître, se réconfortant.
Lorsque les derniers spasmes se calmèrent, Océane se redressa.
— Je ne mérite pas ta gentillesse…
— Et ta famille ne méritait pas ce qui lui est arrivé, répondit Maxime avec gravité. Je préfère souffrir éternellement de mon dragon prisonnier que de faire du mal à une innocente.
Les mots touchèrent Océane, mais les faits restaient les mêmes pour elle.
— Je suis une meurtrière, Max… Je ne mérite pas ton pardon.
Il caressa doucement sa joue, effaçant une larme.
— Ce jour-là, dans cette pièce, j’ai vu des monstres. Tu n’en faisais pas partie. Tu as même été capable de les laisser partir. Si Alex n’avait pas été aussi stupide et cruel que son père, il serait certainement encore vivant… Et ta grand-mère aussi. On ne peut défaire ce qui s’est passé ce jour-là et en ce qui me concerne, je ne regrette aucun de mes choix. Alors, allège-toi de cette culpabilité-là au moins, d’accord ?
Elle le dévisagea avec intensité, regrettant de l’avoir repoussé après son baptême. Elle finit par acquiescer, même si elle n’était pas convaincue de parvenir à le faire. L’échange avec Thérèse lui revint, elle hésita un instant puis se lança.
— Un chant d’amour.
— Quoi ? répondit Maxime qui ne saisissait pas d’où venait cette affirmation.
— Un dragon ne peut être libéré que par le chant d’amour d’une sirène.
Son interlocuteur la regardait ébahi. Malgré elle, elle analysa ses réactions : de la tension dans sa posture, aux traits de son visage en passant par le halo rougeâtre de ses yeux. Son attitude trahissait sa surprise face à cette révélation, mais il ne portait aucune trace de malice.
— C’est ma mère qui m’a libérée, semble-t-il, quand j’étais petite…
Il lui offrit un sourire tendre.
— Elle devait beaucoup t’aimer… C’est un beau cadeau qu’elle t’a fait.
Océane lutta contre les émotions qui menaçaient de la submerger de nouveau. Comment pouvait-il rester si calme et attentionné envers elle après une telle révélation ?
— Est-ce que tu as toujours tes identifiants pour le catalogue des dracs ?
Il fit la moue.
— Je ne m’y suis pas connecté depuis plus d’un an, mais oui.
— Tu pourrais me les donner ?
Cette fois, il la dévisagea avec stupeur.
— Ça fait quelque temps déjà que j’étudie l’informatique et les codes sources. Bon, ce n’est pas grand-chose, mais j’ai déjà réussi à pirater quelques pages internet. Les sirènes sont d’accord pour révéler aux dracs le moyen d’être libéré et si ça peut éviter que d’autres drames ne se produisent…
Maxime la regarda avec sérieux, évaluant sa demande. Il n’avait pas l’air très emballé par cette idée.
— Je ne sais pas, Océane. Je ne veux pas que cela se retourne contre toi ou tes sœurs…
Son inquiétude la toucha. Elle lui offrait sur un plateau la possibilité de révéler au monde entier comment être libre, mais lui ne pensait qu’à sa sécurité.
— J’envisage de suivre une formation à distance pour compléter mes connaissances et essayer d’obtenir un travail dans ce domaine… Tu voudras bien me les donner si je m’améliore ?
Il la considéra avec gravité.
— Il faudrait vraiment que tu ne laisses aucune trace permettant de remonter jusqu’à toi… Mais oui, si tu veux. On pourra même chercher d’autres sites dans d’autres langues pour propager l’information. Les dragons n’auront plus d’excuse pour s’en prendre aux sirènes.
Elle releva le « on » dans sa phrase, mais ne dit rien. Une fois de plus, il se proposait d’être son allié. Une fois de plus, il était prêt à être à ses côtés dans une quête dangereuse.
Elle le remercia d’une petite voix, puis laissa un court silence sceller leur accord.
Avec hésitation, elle aborda ensuite ce sujet si sensible qui la mettait mal à l’aise.
— Même si on travaille ensemble sur ce projet, il faudra que l’on prenne un peu de distance toi et moi…
Son regard trahit son étonnement.
— Pourquoi ça ?
Elle lutta contre le sang qui montait à ses joues. Il devint difficile de continuer à le regarder dans les yeux. Elle poursuivit son propos, à contrecœur.
— Tu as évoqué des sentiments pour moi quand on allait au manoir… Mais je suis comme toi, un dragon. Je ne pourrais jamais te libérer et je n…
— Je t’arrête tout de suite Océane, la coupa-t-il le regard sérieux. Je ne t’ai pas menti dans la voiture, mais je ne t’ai pas tout dit…
J’aurais du m’en douter, ses sentiments n’étaient pas sérieux… s’alarma-t-elle, se reprochant d’en avoir développé elle-même.
— Les dragons, les mâles en tout cas, ne sont pas très sentimentaux… Mais lorsque l’un de nous est amoureux, notre cœur ne nous appartient plus. Un dragon peut littéralement mourir d’amour s’il perd sa compagne. Même s’il était mal-formé, je pense que ton père ne faisait pas exception à cette règle, c’est pour ça qu’il s’est laissé dépérir à la mort de ta mère…
Océane était abasourdie, cette information changeait tout : son père ne les avait pas abandonnées ? Conscient du trouble que cette révélation venait de causer, Maxime lui laissa un instant avant de reprendre la parole.
— Le fait est que mon cœur ne m’appartient plus depuis longtemps, lui dit-il avec intensité. Je n’attends rien de toi et ne te forcerai jamais à rien que tu ne désires. Mais je suis prêt à tout pour te voir heureuse, même si c’est auprès d’un autre.
La déclaration frappa la jeune femme de toute sa puissance. Son rythme cardiaque s’accéléra, mais elle se refusa à l’écouter. Elle ne méritait pas un tel dévouement. Elle baissa son regard, incapable de supporter l’amour inconditionnel qui se dessinait dans les prunelles de Maxime.
Un nouveau silence s’installa. Elle chercha un autre sujet de conversation pour briser la tension entre eux.
— Tu squattes toujours chez ton ami ?
Il hocha la tête, acceptant par la même occasion le changement de sujet.
— On hésite à prendre un studio à deux, mais c’est pas donné et tu t’en doutes, mon père m’a coupé les vivres.
— Tu pourrais dormir ici.
La proposition quitta ses lèvres avant d’être formulée ou même réfléchie dans sa tête. Elle se sentit rougir pour de bon.
— Je veux dire… On a une chambre de libre si ça t’intéresse ! T’es pas obligé ! Mais Daph’ te fais confiance et je ne pense pas que Diane s’y opposera !
Elle vit le coin de ses lèvres s’étirer.
— Par contre, faudra participer aux tâches ménagères ! Ça implique aussi les chats, parce que oui, on a des chats maintenant ! Et puis, il faudra que tu supportes le caractère de Daphné, surtout le matin…
Il mit un terme à son débit accéléré en la prenant délicatement par le cou, s’approchant doucement d’elle. Mais ce fut Océane qui franchit les derniers centimètres les séparant. Après tout ce qu’ils avaient vécu, tout ce qu’il avait prouvé… La chaleur de ses doigts contre sa peau balaya ses derniers doutes, et elle se laissa enfin aller, posant ses lèvres contre les siennes.
— Ça veut dire oui ? demanda-t-elle d’une petite voix.
Il lui offrit un large sourire avant d’acquiescer d’un mouvement de tête.
— Par contre, tu dormiras dans ta chambre ! Déjà que Daph va être insupportable en apprenant tout ça…
— On fera comme tu veux. Rien ne presse, lui murmura-t-il doucement avant de l’embrasser à nouveau.
Une douce sensation de quiétude la traversa. La vague de chaleur qui l’envahit n’avait rien à voir avec son dragon. Elle avait le soutien et la confiance de ses sœurs, et à présent, elle savait qu’elle pouvait aussi compter sur Maxime. L’avenir restait un mystère, mais pour la première fois, il ne lui faisait plus peur. Elle ne serait pas seule pour l’affronter.
Fin :)
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