Chapitre 32

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Le lendemain, Océane se leva tôt. Elle voulait déposer plusieurs CV et s’inscrire dans les différentes agences intérim du centre-ville. Le mois de juillet touchait à sa fin, mais dix jours suffiraient à faire rentrer un peu d’argent.

Elle trouva sa grand-mère dans la cuisine, celle-ci finissait de cuire des œufs au plat.

— Bonjour, Oma !

— Bonjour, bien dormi ? répondit-elle en lui jetant un regard. Je vois que tu as remis tes lentilles…

— Heu… Oui. Je compte sortir pour déposer mes CV. Malheureusement, je ne pourrais pas compter sur le Target, ils ont trouvé quelqu’un d’autre pendant que j’étais absente…

Cette fois sa grand-mère eut l’air un peu plus affectée par son propos.

— Ah bon ? Ne t’inquiète pas, tu trouveras autre chose. Dans le pire des cas, il nous reste encore un peu pour voir venir…

Océane acquiesça. Au décès de ses parents, elle et ses sœurs avaient touché un peu d’argent, mais entre les frais de notaire et les crédits à rembourser, il ne restait plus grand-chose. Anika avait bien repris une activité pour subvenir aux besoins de la famille, mais sa santé l’avait rapidement contrainte à s’arrêter.

Machinalement, la jeune femme prépara de l’eau à bouillir pour le thé et s’empara de la boîte contenant celui au jasmin. Les notes florales qu’elle aimait tant l’écœurèrent à peine le récipient entrouvert. Elle rangea la boîte à contrecœur et se mit à renifler les autres avec suspicion. Était-elle devenue allergique ou intolérante au thé ? Le Earl Grey sentait bon, elle se décida à le tester. Après plusieurs gorgées hésitantes, rien d’anormal ne vint, elle put donc se détendre et boire tranquillement.

Sa grand-mère avait toujours été assez taciturne le matin, elle ne s’étonna pas de son silence. Pour autant, elle ne voulut pas tester son humeur et risquer de la trouver aussi peu chaleureuse que la veille, aussi termina-t-elle rapidement de déjeuner avant de se préparer pour sortir.

La matinée passa très vite, la fraîcheur matinale l’accueillit dès qu’elle quitta l’immeuble, pour rapidement laisser place à une chaleur implacable. Ce n’est qu’en montant dans le bus pour rentrer chez elle, qu’elle remarqua que quelque chose clochait : les tempes et le front du chauffeur étaient ruisselants de sueur, les passagers cherchaient tous un peu de fraîcheur en se ventilant soit avec un éventail pour les mieux munis, soit un prospectus pour les plus pragmatiques. Océane ? Elle se sentait bien, elle ne transpirait presque pas… et ça, réalisa-t-elle, ce n’était pas normal. Elle s’assit rapidement tandis que le bus redémarrait.

Elle se mit à étudier ses sens. À l’évidence, elle percevait la chaleur, elle avait remarqué la hausse de température, mais cela ne l’incommodait absolument pas. Elle se rendit compte que même sa peau résistait mieux au soleil ; elle n’avait pas rougi depuis le retour du camping et en dépit de son oubli de mettre de la crème ce matin, sa peau semblait ne pas avoir souffert de l’exposition prolongée à la lumière.

Mis bout à bout, les changements opérant dans son organisme et ses réactions commençaient à faire une liste non négligeable. Légèrement inquiète, elle s’interrogea sur ce qu’elle n’avait pas encore remarqué ou sur ce qui pourrait encore se manifester à l’avenir, regrettant presque d’avoir envoyé promener Maxime. Il n’y a pas que lui qui sache des choses, Alexandre aussi en est un ! murmura une petite voix sournoise dans sa tête. Mais Océane n’était pas prête à l’entendre. Pas encore. Elle préféra vérifier sa boîte mail sur le restant du trajet, espérant avoir de bonnes nouvelles. Deux appels plus tard, elle avait obtenu des entretiens d’embauche pour l’après-midi.

Lorsqu’elle rentra chez elle, une fois de plus, le repas était déjà prêt.

Comme toute famille, il leur arrivait de manger en silence, mais celui qui régnait ce midi paraissait lourd à Océane. Elle essaya plusieurs fois de lancer des conversations : les amies de Daphné, les nouvelles plantes d’Oma, les jeux de cubes de Diane… Mais rien n’y fit, les réponses qu’elle reçut étaient aussi concises que fermées. Elle se résolut à finir son plat sans converser, elle débarrassa et se proposa pour faire la vaisselle. Ses sœurs quittèrent la pièce sans un regard en arrière, seule sa grand-mère resta assise, la regardant nettoyer tout en buvant une tasse de thé.

Depuis ses réalisations dans le bus, ses pensées bouillonnaient. De fil en aiguille, elles l’avaient ramenée à l’histoire qu’Anika racontait souvent à Daphné quand elle plus petite. Alors qu’elle récurait les assiettes, elle brûlait d’envie de demander à son aïeule de lui raconter l’histoire et d’en discuter avec elle, mais quelque chose en elle avait peur de demander. Le comportement étrange de sa famille depuis qu’elle l’avait vue sans lentilles de contact l’intriguait fortement, sans oublier la promesse arrachée par les Jorique sur le secret de leur existence. Finalement, prenant un ton le plus innocent possible, elle se lança.

— Dis, Oma ! Tu te rappelles la légende des dragons et des sirènes ?

Pas de réponse. Elle se tourna et croisa le regard de sa grand-mère. Ses yeux bleu-gris lui avaient toujours paru tendres, mais à cet instant, ils avaient la couleur d’une tempête.

Un frisson traversa la colonne vertébrale de la jeune femme. Pourtant, elle insista, car elle savait qu’elle n’aurait pas le courage de retenter cette requête.

— Tu sais, celle avec la malédiction… ? Après que maman soit partie, tu la racontais souvent à Daphné le soir pour l’apaiser.

— Qu’est-ce que tu veux savoir ? demanda la vieille femme avec froideur.

Océane avala difficilement sa salive et manqua d’échapper un verre dans l’évier.

— Tu pourrais me la raconter ? S’il te plaît ?

Elle se concentra à nouveau sur ce qu’elle faisait, le cœur battant légèrement plus fort qu’il ne le devrait. C’est absurde, pourquoi je réagis comme ça ? C’est juste une histoire que je lui demande ! s’agaça-t-elle.

— Je ne m’en souviens pas vraiment… Pourquoi cet intérêt ?

Les mots étaient prononcés avec une intonation glaciale.

— Oh… Pour rien ! Hum… Avec Sonia, on s’échangeait les histoires que l’on nous racontait quand on était petite… Et je ne me souviens pas bien de cette histoire-là, c’est tout.

Anika acquiesça avec un vague son de gorge, mais n’ajouta rien.

Résignée, Océane soupira.

— C’est pas grave…

La vaisselle propre et rangée, Océane ne s’attarda pas et sortit pour se présenter à ses entretiens. La température extérieure dépassait les trente-huit degrés, mais cela ne gênait toujours pas Océane qui ne se plaignait pas de cet effet secondaire plutôt avantageux.

Son premier entretien fut avec une chaîne de fast-food pour être équipière. Le directeur de l’établissement alla droit au but sur les horaires, les attentes, les conditions de travail, le salaire et contrebalança tous ces désagréments en évoquant des possibilités d’évolution.

— Concrètement, on vous jette dans la piscine et on regarde si vous savez nager. Alors, vous êtes partante ? (1)

Océane acquiesça et s’inquiéta du début de la prise de poste. Le responsable lui proposa de venir dès le lendemain en journée d’immersion pour voir toutes les missions, puis de commencer dès le surlendemain en horaire de nuit.

S’imaginer travailler et gérer un foyer était une chose, Océane découvrit que d’être face à la réalité, face à un recruteur, en était une autre. Elle commençait tout juste à mesurer le quotidien qui l’attendait. Refusant de se laisser intimider, elle accepta la proposition.

Alors que le bus l’amenait à son second rendez-vous, la jeune femme sentait l’appréhension monter lentement, mais sûrement : il avait lieu à l’hôpital Saint-Michel. La ville et ses communes rattachées comportaient trois hôpitaux et plusieurs cliniques ; or si elle savait désormais où travaillait le père de Sonia, elle n’en avait aucune idée en ce qui concernait son oncle Joaquin. Inquiète, elle se mit à se mordiller l’intérieur de la joue, avant de céder et de se manger les lèvres, une mauvaise habitude prise après le décès de son père qu’elle avait réussi à perdre avec le temps, jusqu’à ce jour.

Arrivée devant l’immense bâtisse, elle hésita. Puis elle repensa aux tremblements de plus en plus importants de sa grand-mère, le jeune âge de ses sœurs. Elle n’avait pas le choix. Et même si la chaleur de son foyer lui semblait différente depuis son retour, elle refusait de se laisser décourager. En plus, si ça se trouve, c’est dans ma tête tout ça… pensa-t-elle avant de franchir le hall d’entrée.

Lorsqu’elle ressortit, elle avait réussi à obtenir un second emploi : agent de service hospitalier à mi-temps, un titre bien pompeux pour dire qu’elle ferait le ménage dans les chambres des patients et dans les parties communes. Elle commençait dès le lundi suivant.

Satisfaite de cet entretien, elle s’assit un instant sur le muret qui bordait le bâtiment et relâcha un long soupir. Sur les six dracs qu’elle avait croisés ce jour, cinq d’entre eux se trouvaient à l’hôpital. Le père de son amie l’avait prévenu qu’on en trouvait davantage dans certaines professions, mais elle n’aurait pas pensé en croiser autant à un même endroit, encore moins en si peu de temps. Ce travail, elle en avait besoin, mais elle allait devoir se montrer vigilante.

Elle jeta un regard à sa montre, il était encore tôt et elle n’avait pas le courage d’affronter son foyer. Après une longue hésitation, elle se redressa et prit la direction de la grande librairie en centre-ville, si sa grand-mère refusait de lui raconter cette légende, peut-être en trouverait-elle des traces ailleurs ; au cours du temps et des différentes générations, il y avait bien dû avoir des fuites, non ?

En dépit de sa tolérance à la chaleur, pénétrer dans le magasin climatisé fut un vrai bonheur, elle songea d’ailleurs qu’un tel investissement ne serait pas une mauvaise idée ; malgré l’épaisseur des murs de l’appartement et les efforts pour se protéger de la chaleur, la température montait facilement en journée et une forte canicule était prévue pour le mois d’août. Gardant cette idée en tête, Océane se dirigea vers le rayon fantastique, bien consciente qu’il y avait peu de chance qu’elle trouve son bonheur au rayon Histoire.

Elle éplucha les différentes étagères, survolant de nombreux ouvrages, parcourut également les mythes et légendes des autres pays et des autres continents. En vain. Elle ne trouva rien qui se rapproche un tant soit peu de l’histoire d’Anika. Déçue, mais déterminée, elle sortit et se dirigea vers la vieille ville où se trouvaient plusieurs bouquinistes proposant des livres anciens.

Après deux heures à fouiller et chiner dans les petites boutiques des vieux quartiers aux ruelles pavées, Océane s’avoua vaincue et se résolut à prendre le chemin du retour. Sa seule satisfaction résidant dans l’achat d’un livre sur le codage informatique ; à défaut de pouvoir faire des études, elle avait décidé d’essayer de se former seule. Elle ne voyait rien d’avilissant à faire le ménage, mais elle n’était pas convaincue de vouloir faire cela toute sa vie et elle avait surtout peur que cela ne suffise pas à assurer l’avenir de ses sœurs et couvrir les soins de sa grand-mère.

Ne voulant pas prendre le risque d’essuyer d’autres rejets auprès des siennes, Océane passa le reste de la journée et la soirée seule dans sa chambre, essayant de s’occuper avec son ordinateur et ses livres.

Après une nuit agitée, elle se prépara pour sa journée d’immersion. Stressée, elle vérifia trois fois qu’elle avait bien mis ses lentilles. Elle prévint qu’elle ne rentrerait pas pour manger à midi et partie en direction du restaurant.

Une fois les formalités administratives réglées, elle suivit la manager - Léa - qui lui présenta les différents postes. Le travail en lui-même n’était pas si compliqué, en revanche l’étroitesse des allées pour circuler, les odeurs, mais surtout les bruits allaient être plus difficiles à gérer.

La journée passa à toute allure et lorsqu’elle quitta enfin le restaurant, les oreilles bourdonnant encore des bips de toutes les machines et des cris pour annoncer les commandes, Océane savoura le calme relatif de la rue. Des fourmis plein les pieds, elle se traîna jusqu’à l’arrêt de bus, puis se laissa tomber sur le banc.

Le rythme à tenir ainsi que la foule d’informations à retenir l’avait épuisée, malgré tout elle était également rassurée : c’était loin d’être insurmontable. De plus, grâce aux horaires de nuit, ce n’était pas si mal payé. Elle devait encore valider sa période d’essai, mais elle était confiante.

Le soleil amorçait son coucher alors qu’elle rentra. Elle trouva Daphné et Anika lovées dans le canapé devant la télé. Cette vision la blessa, mais elle n’en montra rien, se contentant de rejoindre la cuisine pour réchauffer l’assiette qui lui avait été mise de côté. Elle mangea avec pour seule compagnie les échos du film qui parvenaient vaguement jusqu’à elle. L’appétit lui faisait défaut, elle s’efforça néanmoins de finir son plat avant de laver ses couverts.

Tandis qu’elle prenait le chemin de sa chambre après une bonne douche fraîche, elle aventura un regard dans le salon. Daphné s’était allongée sur le canapé, la tête posée sur les genoux de leur grand-mère. Elle mourrait d’envie de les rejoindre, mais une fois de plus, elle ne se sentit pas capable d’essuyer un rejet ou un abandon.

Alors qu’elle allait se tourner pour se coucher, elle croisa le regard d’Anika et se mit à espérer qu’elle lui propose de les rejoindre, elle sentit même la joie monter et alléger la fatigue de la journée quand elle prit la parole.

— Tu vas te coucher ?

Au son de sa voix, il fut évident que la question était rhétorique. La joie retomba comme une pierre lourde dans sa poitrine. Résignée, elle ne put que hocher la tête.

— Bonne nuit, alors. Repose-toi bien.

— Merci. Bonne nuit, Oma. Bonne nuit, Daph…




(1) funfact : j'ai vraiment eu cette phrase lors de mon entretien d'embauche à Lidl il y a quelques années... (Oui, j'ai pris le post et oui, j'en ai bavé...)

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