Chapitre 34
Un sentiment de culpabilité la saisit quand elle vit sa grand-mère dans la cuisine. Les doutes sur ce qu’elle avait pu ressentir ou observer ne s’étaient pas dissipés : son imagination avait peut-être grossi certains éléments, mais elle restait convaincue que leur attitude à son égard avait changé. Pour autant, elle regrettait de s’être emportée.
— Bonjour Oma.
L’intéressée se tourna et lui adressa un sourire bienveillant.
— Bonjour ma chérie. Tu as meilleure mine ce matin, bien dormi ?
— Oui, merci. Je… Je suis désolée de m’être énervée hier soir…
Anika se rapprocha d’elle pour lui serrer affectueusement le bras et l’embrasser sur la joue.
— Ce n’est rien, c’est oublié. Tu as faim ?
— Je meeeeeeeuuuuuuurs de faim ! approuva Océane. D’ordinaire, je ne suis pas très fan des petits-déj’ façon allemande, mais aujourd’hui j’admets que ta charcuterie et tes œufs au plat me font très envie !
— Prépare le thé, je m’occupe du reste, proposa la grand-mère avec un sourire.
Océane profita de cette occasion pour faire part de ses nouvelles restrictions alimentaires, elle justifia les recherches poussées des analyses par le souhait de Rafael de lui faire un bilan complet. Anika parut surprise, mais cela avait presque l’air forcé. Non, faut que j’arrête d’imaginer des choses… se réprima-t-elle en secouant légèrement la tête.
Ses sœurs les rejoignirent peu après qu’elle commençât à manger. Daphné avait déjà le nez vissé à son smartphone et parla à peine en se servant distraitement des céréales. Diane de son côté semblait encore à moitié endormie, les cheveux en bataille, les bras serrés autour de sa peluche en forme lapin. Lorsque cette dernière s’assit face à Océane, elle la dévisagea longuement avant de se tourner vivement vers sa grand-mère, puis de nouveau vers son aînée, comme si elle réalisait soudainement sa présence.
— Tu travailles pas aujourd’hui ? questionna l’enfant.
— Si, je mange et je me prépare pour y aller.
— Et demain ?
— Demain, je travaille la nuit.
— Et après-demain ?
La petite insista jusqu’à arriver au lundi suivant.
— Là, je ne travaille pas ! affirma Océane.
C’est à ce moment que Daphné se détourna de son téléphone pour s’insérer dans la conversation, visiblement choquée.
— Attends, tu bosses depuis vendredi et t’as pas un jour de repos avant lundi prochain ? Mais c’est pas légal !
— Si c’était un seul employeur, non. Or, je cumule deux jobs, donc tout va bien !
— Bah non, ça va pas ! Et ton prochain jour de repos après celui-là ?
L’intéressée réfléchit un instant.
— …hum… Le lundi deux semaines plus tard ?!
Sa cadette était horrifiée.
— T’es pas sérieuse ? Oma ! Dis quelque chose ! s’insurgea l’adolescente.
Anika qui était restée silencieuse jusque-là semblait embarrassée. Elle se rangea du côté de Daphné, insistant sur la fatigue qu’un tel rythme risquait d’induire à long terme. La jeune femme finit par céder et promit d’arrêter lorsqu’elle aurait de quoi payer son permis et un peu d’argent de côté « au cas où », ce qui parut satisfaire tout le monde.
Vinrent ensuite les questions sur ses missions, sur les collègues, les avantages - Diane envia son aînée de pouvoir manger des burgers à chaque fois qu’elle travaillait au fast food - ainsi que les inconvénients. Sur ce dernier point, dans l’élan de la conversation, Océane manqua de peu d’évoquer le grand nombre de dracs à l’hôpital ; elle se rattrapa de justesse en parlant du grand nombre de malades.
Même si elle ne pouvait s’empêcher de penser que tout cet intérêt pour elle était un peu forcé, car elle se doutait bien que sa grand-mère avait parlé à ses sœurs la veille après leur échange, cela lui fit beaucoup de bien d’avoir ce temps de discussion en famille.
Ce fut avec un esprit apaisé qu’elle quitta l’appartement pour rejoindre l’hôpital. Elle profita du trajet en bus pour répondre à Sonia et elle prit également la résolution d’envoyer un message à Alexandre, lui proposant de se voir le lendemain après-midi.
Elle ne pouvait pas continuer à se voiler la face : elle voulait en savoir plus sur elle, sur ce qu’elle était devenue. Elle avait besoin d’en parler à quelqu’un. Demander à Maxime était hors de question ; de même pour Rafael et Joaquin, elle avait été leur cobaye pendant un après-midi, cela lui avait suffi. Alexandre allait entrer en seconde année de licence de biologie avait-elle retenue lors de son séjour au camping, il aurait peut-être un regard plus critique sur ses analyses ? De plus, son père était notaire, il y avait moins de risque qu’elle termine comme sujet d’expérience en se rapprochant de cette branche de la famille Jorique. Enfin, elle ne pouvait nier qu’il lui plaisait un peu…
Malgré toutes les justifications qu’elle trouva et lista dans sa tête, elle eut du mal à finaliser son message et l’envoyer. Lorsqu’enfin elle s’y résolut, elle fut partagée entre regret et excitation. La réponse ne tarda pas, elle la reçut en moins de cinq minutes. Son interlocuteur acceptait son offre, il semblait ravi d’avoir de ses nouvelles et proposait de se retrouver devant la grande fontaine du centre-ville.
Soulagée que les choses prennent enfin une tournure positive, Océane descendit du bus, motivée pour travailler.
Les heures s’égrenèrent rapidement, et là où elle redoutait d’avoir à éviter les dracs — des médecins pour la plupart — elle remarqua bien vite que l’étiquette « femme de ménage » lui conférait un superpouvoir vis-à-vis d’eux : ils l’ignoraient totalement. À la fin de la journée, elle constata que ce phénomène ne se limitait pas aux médecins, mais touchait une grande partie du personnel et des visiteurs. Être femme de ménage, c’était incarner ce rouage invisible, mais essentiel au bon fonctionnement de l’hôpital. Elle ne se formalisa pas de ce constat, réalisant que de nombreux métiers souffraient de ce manque de considération dans l’opinion publique. En ce qui la concernait, cela l’arrangeait de rester invisible : elle venait, faisait ses heures et repartait.
Sur le trajet du retour, la jeune femme prit enfin le temps de regarder son téléphone. Sans surprise, Sonia était déçue de son absence pour la fête d’anniversaire à venir, mais elle insistait pour connaître ses prochains jours de repos. Océane se sentit tiraillée. Même si cela lui avait traversé l’esprit, il lui était inconcevable de renoncer à leur amitié, pour autant elle ne souhaitait plus avoir affaire à son frère ou son père. Elle finit par céder en proposant de se promener dans la galerie marchande le surlendemain. Son message, à peine envoyé, reçut une réponse dans la minute qui suivit. L’enthousiasme sincère de son amie lui réchauffa le cœur.
Daphné et Anika finissaient de préparer le repas quand elle rentra, tandis que Diane regardait un dessin animé. Elle embrassa le front de sa benjamine, avant de rejoindre la cuisine pour dresser la table.
Ayant retrouvé son appétit, Océane se servit plusieurs fois ce soir-là, ne laissant aucun reste pour le lendemain.
— Va falloir faire des courses plus souvent si tu continues à manger comme ça ! releva Daphné alors que son aînée raclait le plat.
— Je te rappelle que je n’ai pas mangé ce midi, se défendit Océane.
— Il faudra te faire une boîte à réchauffer la prochaine fois, suggéra Anika.
L’intéressée acquiesça.
— N’empêche que les placards sont vides. Tu veux que je t’accompagne faire des courses demain après-midi ? proposa Daphné.
Le ton amorphe avec lequel elle s’exprima en disait long sur son envie de pousser un caddie.
— Plutôt en fin de matinée, j’ai quelque chose de prévu l’après-midi.
— Quoi ? interrogea sa cadette, tout en s’emparant de son téléphone.
Océane hésita à leur dire la vérité, ne voulant pas que cela soit mal interprété. Malheureusement pour elle, ce délai de réponse fut considéré comme une confession.
— T’as rencard ? demanda Daphné, délaissant soudainement son téléphone, les yeux pétillants. C’est qui ? Je le connais ? Mathieu ? Karim ? Non ! Lucas ! C’est ça ? Mais attends, il ne sortait pas avec Sandrine ?
Donner un nom de garçon était dangereux en présence de Daphné, elle les retenait tous et adorait spéculer sur les relations de sa sœur. Les rares fois où Océane avait eu un petit-copain, elle n’avait pas arrêté de lui poser des questions et avait été dévastée à chaque rupture, plus qu’Océane ne l’avait été elle-même.
Luttant contre le sang qui montait à ses joues, elle mit un terme aux théories folles de sa sœur, non sans remarquer le franc sourire de Diane et celui, plus discret de sa grand-mère qui ne manquait rien de la conversation.
— D’une, ce n’est pas un rencard ! Et de deux, vous ne le connaissez pas.
L’euphorie passagère de Daphné s’estompa quelque peu.
— C’est qui ? demanda-t-elle d’un ton suspicieux.
— C’est qui ? renchérit Diane.
Océane tourna lentement son regard vers sa grand-mère, guettant le dernier écho. Elle ne fut pas déçue.
— C’est qui ? surenchérit Anika avec un sourire curieux.
— Ce n’est pas un rencard ! répéta l’intéressée.
— Pourquoi tu deviens toute rouge, alors ? releva innocemment la benjamine.
Daphné arbora un sourire diabolique.
— La vérité sort de la bouche des enfants ! Bon allez, accouche ! C’est qui le bellâtre que tu nous caches ?
L’espace d’un instant, elle regretta un peu son isolement des jours précédents. Juste un peu. Acculée, elle soupira.
— C’est Alexandre, un des cousins de Sonia…
Daphné s’agita sur sa chaise, cette conversation était une aubaine pour elle. Pourtant, soudain, elle se figea.
— Attends voir… C’est pas lui qui avait de l’acné, un appareil dentaire et qui s’était moqué de tes piqûres de moustique la dernière fois ?
L’interrogatoire se poursuivit encore un long moment. Ne pouvant leur partager la « vraie » raison de leur rencontre, celle-ci avait tous les critères d’un rencard et ce fut tout ce que Daphné affirma retenir de la conversation en partant dans sa chambre.
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