Chapitre 35
Ce soir-là, Océane repoussa le moment de se coucher autant que possible, afin de se lever au dernier moment et être en capacité de gérer la journée ainsi que la nuit de travail à venir.
Lorsqu’elle croisa sa cadette dans la salle de bain, celle-ci lui adressa un large sourire narquois.
— Alors, on a hâte de faire les courses ? Ou bien est-ce autre chose ?
Elle soupira et la poussa hors de la pièce.
Les commissions furent vite réalisées et vite rangées. Après quoi, ne supportant plus les questions de sa cadette, Océane s’isola dans sa chambre pour se reposer un peu. Cependant, une fois étendue sur son lit, elle ne parvint pas à se détendre, mille et une pensées contradictoires se bousculant sous son crâne.
Ce fut avec les mains moites et presque un quart d’heure d’avance qu’elle se présenta au point de rendez-vous. Alexandre, quant à lui, arriva dix minutes plus tard, lui adressant un sourire radieux dès qu’il la vit.
Alors qu’il s’approchait d’elle, Océane se mit à paniquer, craignant qu’il ait mal interprété la raison de ce rendez-vous. Or, elle n’était pas sûre de vouloir quoi que ce soit de plus qu’un cours de rattrapage sur les dracs et elle n’était certainement pas prête à affronter le déluge de questions surexcitées « qu’autre chose » pourrait déclencher chez sa sœur, mais aussi chez Sonia. Aussi prit-elle l’initiative de faire le dernier pas vers lui pour lui faire la bise. Elle perçut aussitôt un peu de surprise dans son regard, mais celle-ci ne s’attarda pas, laissant rapidement place à son air confiant et malicieux habituel. Après avoir échangé quelques banalités, il s’enquit de l’avoir fait attendre, mais elle le rassura sur sa propre avance.
— Alors, dis-moi, quelle divinité dois-je remercier dans mes prières pour avoir eu l’honneur de ce message et de cette rencontre ?
— Hum… Celle des dragons, je suppose ?
Son interlocuteur fronça légèrement les sourcils.
— Si tu veux bien, j’aimerais en savoir plus sur tout ça. Tes oncles n’ont pas été particulièrement bavards jusque-là… J’ai remarqué des changements, mais je ne sais pas si je dois en craindre d’autres et j’avoue que ça m’inquiète un peu…
Les bras croisés, Alexandre l’écoutait avec sérieux.
— D’ordinaire, ces informations se transmettent au sein d’une même famille…
Les épaules d’Océane commencèrent à s’affaisser. Allait-elle réellement être obligée de recontacter cet hypocrite de Maxime ?
— Mais ton cas n’est pas ordinaire, n’est-ce pas ? dit-il en décroisant les bras. Allez viens, on va discuter tranquillement quelque part de moins fréquenté.
Ravie de pouvoir compter sur lui pour avoir des réponses, elle le suivit jusqu’à une terrasse quelques rues plus loin. Le lieu, jusque-là inconnu à la jeune femme, la séduisit aussitôt. Les tables et leurs sièges étaient tous dépareillés ; çà et là se trouvaient des poufs, des chaises en fer forgé, des fauteuils en cisailles, des bancs en bois… Une immense tenture multicolore était tendue au-dessus, atténuant les rayons du soleil tout en offrant une mosaïque de couleurs aux regards des clients. Enfin, à côté de l’entrée de l’établissement, se trouvait une étagère à livres avec un écriteau « Servez-vous ! ».
— Je me doutais que cet endroit te plairait ! déclara Alexandre, visiblement satisfait de l’émerveillement dans le regard d’Océane.
L’intéressée acquiesça, incapable de retenir son sourire.
Seules trois autres personnes occupaient la terrasse, ils s’installèrent à l’opposé, sur des fauteuils en cisaille recouverts de coussins en tissus.
Leurs boissons commandées, Alexandre dévisagea Océane avec curiosité.
— Je ne sais pas qui a eu l’idée de ces lentilles que tu portes, mais c’est vraiment du gâchis... Je comprends la nécessité, bien sûr, mais je préfère leur couleur azur et or…
Azur et or. Les mots touchèrent Océane plus qu’elle ne l’aurait voulu. Embarrassée, elle sirota sa boisson, espérant que sa fraîcheur limiterait le rouge qu’elle sentait monter à ses joues. Semblant ne pas remarquer sa gêne, Alexandre reprit la parole en s’adossant à son fauteuil.
— Je t’écoute, que veux-tu savoir ? Quelle sagesse puis-je t’apporter ? demanda-t-il avec un grand sourire.
Océane avait longuement réfléchi aux différentes questions qui l’intéressaient et comment les poser sans risquer de s’exposer. Car si elle partageait certaines caractéristiques avec eux, il y en avait d’autres qui différaient, à commencer par l’absence de « bête » au fonds d’elle. Elle ne savait pas si ces différences étaient une bonne ou une mauvaise chose et surtout, elle n’avait pas oublié les avertissements d’Anthony et ne souhaitait pas susciter plus d’intérêt qu’elle ne le faisait déjà. Aussi commença-t-elle par les résultats d’analyse, après tout, ceux-ci étaient déjà connus de ses oncles : elle lui tendit son téléphone avec les documents ouverts et lui demanda son avis.
Intrigué, Alexandre prit un moment pour étudier la dizaine de pages avant de rendre son verdict.
— RAS ! Ta glycémie et ton albumine sont un peu basses, mais c’est normal après un baptême. Il faut que tu manges plus et un peu plus riche pour que tout revienne dans l’ordre. Pour les leucocytes, ils sont naturellement plus élevés chez nous ; chez toi ils sont plus importants, mais une fois encore, c’est lié au baptême, je pense… Pour moi, il n’y a rien de choquant ou d’inquiétant dans tes résultats, de même pour la ponction. Rassurée ?
Les épaules de l’intéressée se détendirent tandis qu’elle expirait lentement.
— Oui, merci ! Les intolérances alimentaires aussi sont habituelles ?
— L’estragon, c’est très commun, le jasmin beaucoup moins, dit-il en regardant à nouveau le téléphone. Mais à part te donner un peu mal au ventre, cela ne te fera pas grand-chose, ne t’inquiète pas.
Cette mention arracha une moue à Océane qui gardait un mauvais souvenir de son dernier repas comportant ces éléments. Toutefois, elle ne trouva pas utile d’en parler, se doutant que sa sensibilité plus accrue avait dû être liée au baptême récent ainsi qu’à la ponction qui l’avait affaiblie.
— Et le chèvrefeuille ? insista-t-elle.
Son interlocuteur lui rendit son téléphone en affichant un sourire malicieux.
— Pas vraiment une intolérance… Je t’expliquerai une autre fois si tu veux !
Cette façon pas si subtile que ça de lui arracher un autre rendez-vous ne manqua pas à Océane qui se crispa légèrement, se demandant si lui aussi allait faire de la rétention d’information. Elle mit cette crainte de côté et aborda un autre point.
— Est-ce qu’on a des caractéristiques physiques différentes des… autres ? demanda-t-elle et jetant un rapide regard alentour, espérant ne pas être écoutée.
Son attitude craintive sembla amuser Alexandre.
— Personne ne nous écoute, détends-toi, la rassura-t-il avec bienveillance. Pour ce qui est des superpouvoirs, malheureusement, c’est plutôt limité et difficile à juger, car la plupart d’entre nous n’avons pas de point de comparaison !
La remarque était pertinente, Océane hocha la tête. Si elle était capable de remarquer des différences entre avant et après, la grande majorité d’entre ne connaissaient que l’après.
— Du coup, je suis intrigué ! Qu’as-tu remarqué comme changement ? demanda-t-il en se penchant vers elle.
Ce retournement de situation, elle ne l’allait pas prévu. La testait-il ? Elle décida d’être raisonnable dans ce qu’elle partagerait, peut-être serait-il plus bavard une fois qu’elle aurait donné quelques exemples.
— Je cicatrise plus vite, énonça-t-elle, et mon champ de vision est plus vaste qu’avant, peut-être plus détaillé aussi…
Il acquiesça, les yeux pétillants de curiosité.
— Voilà qui devrait améliorer la qualité de tes dessins ! J’attends toujours mon portrait d’ailleurs…
Il appuya son propos d’un sourire charmeur.
— Plus sérieusement, je trouve ça intéressant. C’est vrai que la plupart d’entre nous avons une bonne acuité visuelle, tu verras rarement un dragon avec des lunettes ! Mais je ne pensais pas que notre vue était plus large… Pour le reste, il n’y a pas grand-chose de plus, peut-être une meilleure tolérance à la chaleur, mais c’est tout.
Cette dernière information confirma les suspicions d’Océane, elle n’aurait rien sans rien.
— Au camping, Maxime avait évoqué la possibilité de se transformer il y a longtemps, mais ce n’était pas clair ?
Avec cette question, elle espéra avoir une nouvelle version du mythe des dragons. Alexandre eut une petite exclamation de dédains.
— Ah, ça… Il a dû te le dire, cela relève plus du mythe que de l’Histoire. Mais c’est vrai que c’est une légende tenace qui se transmet au fil des générations, il y a des petites variations d’une famille à l’autre, mais la base de l’histoire reste la même.
Cette fois, elle tenait enfin quelque chose de potentiellement nouveau. Elle dévisagea Alexandre avec intensité, ce qu’il remarqua.
— Tu veux que je te la raconte ?
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