Chapitre 2
Si le samedi matin est synonyme de grasse matinée pour certains, cela n’était plus le cas d’Océane depuis plusieurs années ! Pourtant, cela ne lui manquait pas, elle adorait la danse : parfaire une chorégraphie avec grâce et légèreté valait toutes les douleurs et courbatures du monde. Elle s’empressa d’éteindre son buzzeur, mais sa célérité ne suffit pas, elle entendit Daphné ronchonner avant de se retourner mollement dans le lit. Océane s’étira en baillant avant de se lever, s’empara des vêtements qu’elle avait préparés la veille en les mettant au pied de son lit et quitta la chambre. Elle s’habilla et se prépara rapidement dans la salle de bain avant de rejoindre la cuisine, son enthousiasme s’étiola lorsqu’elle tomba nez à nez avec Anika. Elle prit de quoi déjeuner et d’un pas lourd, rejoignit sa grand-mère à table.
— Bonjour à toi aussi… murmura Anika d’une voix pincée.
Océane se mordit la joue.
— Pardon Oma… Bonjour.
— Je préfère ça, dit-elle avec un petit sourire.
— C’est que… Papa avait dit qu’il m’emmènerait cette fois…
D’un regard à peine discret, elle parcourut la pièce, rien ne traînait. Pourtant, elle se doutait de la raison pour laquelle son père « dormait » encore. Son regard rencontra celui de sa grand-mère, marqué par la fatigue, mais profondément bienveillant. Océane regretta son comportement ingrat. Elle avait perdu sa mère, mais Anika avait perdu sa seule fille et se retrouvait, alors âgée de 67 ans, à devoir jouer la maman de remplacement. Malgré cela, elle ne l’avait jamais entendu se plaindre.
— C’est pas juste… murmura Océane comme une conclusion évidente.
— La vie est injuste, Trésor… Mais rassure-toi, il y aura des jours meilleurs.
Océane hocha mollement la tête.
— Finis ton déjeuner et on part.
Ce ne fut qu’une fois en tenue au milieu des autres filles dans les vestiaires, entourée de ses amies, que son moral remonta un peu. Les étirements, puis les exercices lui permirent ensuite de s’évader et d’oublier son triste foyer.
Comme à chaque fois, la matinée passa vite, trop vite au goût d’Océane. Elle était couverte de sueur, les muscles endoloris, sans compter son gros orteil droit qui lui faisait un mal de tous les diables, et pourtant, elle en voulait encore.
— Allez, les filles ! Au pas de course ! scandait la belle et dynamique Myriam, leur professeure de danse. Toi aussi, Mélanie ! Océane, cesse ces pointes et va plutôt regarder dans quel état sont tes orteils ! On se voit la semaine prochaine !
Océane se laissa retomber avec dépit et baissa les yeux sur ses pieds, une légère tache rouge apparaissait révélant la meurtrissure sous-jacente. Elle quitta la grande salle avec regret et rejoignit les vestiaires, elle se déshabilla rapidement et grimaça à la vue de l’ongle décollé de son gros orteil. Elle se saisit de l’ongle, serra les dents et tira un coup sec pour arracher ce qui restait accroché. Le sang ne tarda pas à couler. Pourquoi cet ongle persiste à se décoller et à repousser ? ragea-t-elle intérieurement tout en comprimant la zone avec un mouchoir. Le saignement atténué, elle rejoignit ses camarades sous la douche.
— Beurk ! Océane, mais comment tu fais pour te décoller les ongles ? J’ai mal pour toi ! gémit Audrey en regardant son pied, sa moue en disait long sur le dégoût que cela lui inspirait.
— C’est toujours le même en plus et je te rassure, j’ai mal pour moi aussi !
Les filles ricanèrent à cette boutade.
Sonia, l’amie d’enfance d’Océane, jeta un regard au pied de son amie.
— Je crois que j’ai une tante qui est podologue, je peux te donner son contact si tu veux ?
Océane haussa les épaules d’un air égal. Aussi désagréable cela fut-il, à chaque fois, elle guérissait vite et elle n’avait pas si mal.
— Hey Sonia… minauda Inès. Est-ce que ton frère vient te chercher aujourd’hui ?
Des gloussements et autres exclamations retentirent dans les douches. L’intéressée soupira.
— C’est possible, oui… Si vous saviez à quel point il est nul comme gars, vous arrêteriez de rêver de lui ! Tenez, la semaine dernière je l’ai entendu faire un concours de rots avec deux de mes cousins !
La plupart des filles encore sous la douche s’ébrouèrent ou s’esclaffèrent.
— Oui, mais tu oublies de nous dire le plus important, Sonia, reprit Inès avec un air grave. Il l’a gagné ce concours ?
Sonia soupira et quitta la douche sous les rires de ses camarades, Océane la suivit. Étant sa meilleure amie, elle connaissait bien sa famille et son frère Maxime. Sonia n’avait pas complètement tort ; Maxime était hautain, refusait de partager quoi que ce soit qu’il lui appartienne et pouvait se montrer méchant, voire mesquin dans ses propos. Ses surnoms préférés pour Océane, dont il ne retenait volontairement jamais le nom, étaient "boudin" et "mocheté". Pourtant… songea amèrement Océane, pourtant, elle ne pouvait s’empêcher elle aussi, d’en pincer un peu pour lui. Juste un peu…
Les filles se rhabillèrent rapidement afin de laisser les vestiaires aux danseuses du cours suivant. Les cheveux encore humides, Océane s’assit sur l’un des bancs devant le salon de danse. Anika l’avait déposé le matin, mais il ne faisait aucun doute que son père ferait l’effort de venir la chercher. Ses espoirs tombèrent à l’eau quand elle reconnut sa grand-mère au volant de la Renault rouge de ses parents. Y a un truc qui cloche, pensa-t-elle en voyant ses cadettes à l’arrière. Elle dévisagea sa grand-mère, tandis que cette dernière garait la voiture de l’autre côté de la rue. D’habitude elle s’arrêtait et mettait les warnings le temps qu’elle monte. Il y a VRAIMENT quelque chose qui cloche ! paniqua Océane dont le cœur se mit à battre plus fort. La situation avait un horrible air de déjà-vu.
— Ça va Océane ? demanda Sonia, inquiète.
La jeune fille sortit de sa torpeur et se tourna lentement vers son amie. La gorge serrée, elle murmura un vague « Je ne sais pas… ». Maxime, qui était venu avec leur père, dévisagea Océane avec une curiosité tintée d’inquiétude, mais cette dernière n’en remarqua rien. Elle serra les dents et traversa prudemment la route pour monter dans la voiture. Avant d'ouvrir la portière, elle croisa brièvement le regard de Daphné, ses yeux étaient rouges et gonflés, la cadette baissa aussitôt les yeux.
Le silence régnant au sein de l’habitacle était pesant.
— Oma, qu’est-ce qui se passe ? demanda Océane d’une voix plus chevrotante qu’elle ne l’aurait voulu.
— Je vais d’abord nous éloigner un peu avant d…
— Non ! Dis-moi ! répondit sèchement Océane.
Anika regarda sa petite fille, elle aussi avait les yeux un peu rouges et gonflés.
— Est-ce que c’est ce que je crois ? À cause des nuits comme cette nuit ? demanda Océane avec raideur, choisissant ses mots pour ne pas choquer sa petite sœur.
Une larme glissa sur la joue de la vieille femme, elle hocha légèrement la tête, les lèvres tremblantes, incapable de parler. Océane se jeta dans les bras de sa grand-mère et pleura pour de bon. Elle pleura un moment dans les bras tendres d’Anika qui caressait doucement sa tête et son dos, tentant tant bien que mal de lui dire qu’elle était désolée, qu’elle prendrait soin d’elle et de ses sœurs… Le chagrin qui la submergeait à cet instant n’était pas celui que sa grand-mère imaginait : elle avait perdu sa mère et maintenant son père, mais son chagrin était pour ses sœurs qui n’auraient que peu ou pas de souvenirs de leurs parents, son chagrin était pour sa grand-mère accablée par ces pertes et se retrouvant à la charge de trois enfants. Son chagrin n’était pas pour son père, ce lâche qui avait abandonné ses filles en se noyant dans l’alcool et les médicaments.
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